Le Journal de Michel Perdrial

Le Journal de Michel Perdrial




Loïc Boyer
Je suis l’auteur de textes courts qui furent publiés depuis mil neuf cent quatre-vingt-quinze dans des revues littéraires en France (Supérieur Inconnu, Supplément d’Ame, Nouvelle Donne, Le Bord de l’Eau, Pris de Peur, l’Art du Bref, Sol’Air, Gros Textes, Salmigondis, Verso, Décharge, Bulle, Filigranes, Diérèse, Martobre, Comme ça et Autrement, (Cahier d’) Ecritures, La Nef des Fous), en Belgique (Traversées, Ecrits Vains, L’Arbre à Plumes, Inédit Nouveau, Bleu d’Encre), au Canada (Les Saisons Littéraires) et en Italie (Les Cahiers du Ru).
Les courageuses Editions du Chardon ont publié en mil neuf cent quatre-vingt-dix-neuf Erotica, un recueil de vingt-huit de ces textes, illustré par Isabelle Pio et Antoine Lopez et préfacé par Sarane Alexandrian, toujours disponible auprès de moi.
Je suis également l’auteur d’une pièce de théâtre et de plusieurs romans ou récits à ce jour inédits.
Depuis le onze novembre deux mille six, je publie mon Journal via Internet, un temps sous-titré Persiflages, moquages et autres énervages mâtinés de complimentages et de contentages. Sa première partie est lisible chez Eklablog, la deuxième ici.
Je vis au centre de Rouen dans un ancien monastère où autrefois les Sœurs de la Miséricorde se vouaient à l’éducation des jeunes filles.







Rss

21 septembre 2018


Sorti du Petit Bougnat, je remonte la rue Ledru-Rollin jusqu’au carrefour avec la rue du Faubourg Saint-Antoine puis entre au second Book-Off. La chance m’y sourit. Je trouve parmi les beaux livres à deux euros En souvenir du monde, récit et film de Frédéric Pajak, photographies de Lea Lund (ouvrage accompagné d’un dévédé, Editions Noir sur Blanc) et au rayon Littérature Lettres à Georges de Veza et Mircea Eliade (Albin Michel), ledit Georges étant le frère du second qui changeait sans cesse de maîtresse et le beau-frère de la première qui était amoureuse de lui alors qu’il préférait les hommes. Je complète avec plusieurs livres à un euro et repars avec un lourd sac à dos en direction du Crédit Municipal sis dans un hôtel particulier cossu du Marais au cinquante-cinq de la rue des Francs-Bourgeois, une institution où je suis déjà allé en décembre deux mille quatorze pour visiter l’exposition Jean-Philippe Charbonnier.
Je m’arrête en chemin place des Vosges où je m’assois sur un banc à l’ombre afin de poursuivre la lecture des Fables de La Fontaine. C’est tout à fait par hasard que se trouve face à moi, allongée sur la pelouse, une fille qui pour bronzer enlève son chemisier. Elle stabilote en rose un livre qu’elle étudie en se laissant distraire par son smartphone.
Vers seize heures, je reprends le chemin afin de remplir la mission pour laquelle je me suis porté volontaire. Après avoir montré mes livres au vigile qui veille sur l’entrée du Crédit Municipal, je sonne à la porte de retrait des objets vendus aux enchères. Le couloir débouche sur une salle vétuste qui sent le renfermé. L’employée au guichet s’occupe de moi sans tarder. Je lui remets les papiers me donnant procuration pour emporter une guitare électrique Squier Strat de couleur purple dans un étui rigide de guitare jazz manouche. Après que sa collègue a photocopié ma carte d’identité, elle va chercher l’objet et me le confie.
Il m’est arrivé à l’Ecole Normale de Garçons d’Evreux, en mil neuf cent soixante-treize, de prendre une leçon de guitare, une seule (le même normalien a également tenté de m’apprendre à jouer aux échecs, là aussi une leçon m’a suffi pour que je trouve ça ennuyeux), mais jamais encore je n’ai eu l’occasion de me balader sur la voie publique avec un tel instrument. Arrivé à Rambuteau, je rejoins la piazza Beaubourg que je traverse en diagonale puis passe près de la fontaine des Innocents, mon souci étant de ne pas me la faire voler à l’arraché avant d’avoir descendu les marches de la station de métro Châtelet Les Halles. Par la ligne Quatorze, je rejoins dare-dare Saint-Lazare. Buvant un habituel café À La Ville d’Argentan, je crains que l’on m’y prenne désormais pour ce que je ne suis pas.
La bétaillère de dix-sept heures quarante-huit est à l’heure. Je loge l’instrument sur le siège à côté du mien et le cale avec mon gros sac à dos. Lorsque je sors de la gare, dix-neuf heures sonnent à l’église Saint Romain où le prêtre de trente-huit ans s’est pendu hier.
                                                                     *
Par les journaux, on en sait un peu plus sur la raison du geste fatal. Il y a trois ans, l’homme d’église aurait demandé à une jeune personne majeure si elle mettait parfois des porte-jarretelles et lui aurait proposé de venir s’asseoir sur ses genoux. La mère d’icelle s’en étant plainte récemment, il a été convoqué par l’Archevêque. Le lendemain, il se suicidait.
 

20 septembre 2018


Ce mercredi matin, je me dirige à mon habitude vers la gare de Rouen près de laquelle se trouve l’église Saint Romain qui depuis hier est devenue l’église dans laquelle le curé s’est suicidé. Un prêtre qui se donne la mort, qui plus est dans son église, c’est tellement surprenant. Ce devait être lui qui officiait le jour où, avec une bande de brocanteurs, j’attendais au fond que la messe se termine pour que commence une vente de charité où des livres étaient annoncés. L’église était pleine de fidèles.
Le train de sept heures cinquante-neuf est à l’heure. Je peux y déposer le sac de livres que je souhaite vendre chez Book-Off sur le siège à côté du mien. A l’arrivée, je vais à pied jusqu’à Quatre Septembre, un café au Bistrot d’Edmond, et je suis le deuxième devant la porte de la bouquinerie à en attendre l’ouverture.
-Je peux vous en proposer douze euros quarante, me dit le jeune homme à l’accent du sud.
J’accepte évidemment puis fais le tour de la boutique et n’y trouve rien à acheter.
Le métro Trois m’emmène à Ledru-Rollin d’où je rejoins le marché d’Aligre. Parmi les livres en vrac sur les tables, j’en repère un immédiatement : Bellmer, œuvre gravé avec une préface d’André Pieyre de Mandiargues paru chez Denoël en mil neuf cent soixante-neuf.
-Cinq euros, me dit l’homme qui veille sur la marchandise.
-Souvent, je paie deux euros, lui dis-je.
-C’est deux, trois ou cinq, ça dépend.
-Il n’est pas là le boss ?
-Trois euros alors, tu connais le boss.
Je mets ce livre dans mon sac et en retire les quatre refusés par Book-Off afin de les déposer chez Emmaüs puis je cherche où me sustenter. J’opte pour Le Petit Bougnat qui offre une table au soleil là où les cloisons vitrées sont repliées. Tartare de bœuf maison frites salade, tarte aux poires et quart de Saumur font une addition de dix-neuf euros que je règle avec ma carte bancaire. Dans mon portefeuille également : les papiers nécessaires à la remise d’une guitare achetée dans la capitale par quelqu’un qui ne peut venir la chercher.
                                                        *
Une femme au Petit Bougnat :
-Non, pas de vin, j’ai un conseil d’administration.
                                                        *
Sur le souite d’une fille :
« I am not in danger I am the danger”
 

18 septembre 2018


A l’heure où le soleil se lève, je descends sur le quai de la Seine, rive droite, où doit se tenir le coutumier Quai des Livres, ce grand déballage du stock d’associations, de professionnels et de particuliers, mais pour l’heure, c’est à peine si les voitures desdits sont là. Ma présence permet d’éviter à l’un d’eux qui a commencé à mettre ses tables côté Seine de faire une erreur. Les numéros des stands sont pourtant visibles côté pelouse, écrits cette année en chiffres énormes à la peinture rouge ou blanche. Ce salopage de la promenade est à mettre au compte de Rouen Conquérant, responsable de l’évènement.
Je vais quand même jusqu’à l’autre bout, constatant que les tentes du Salon des Ecrivains Normands où doivent s’installer des auteurs locaux, avec l’espoir de vendre leurs propres livres, sont loin d’être montées. Parmi les vendeurs de la partie la plus lointaine se trouve mon vieux copain d’école. Les mains sur les hanches, il ronchonne après un des organisateurs qui lui a dit de se mettre à gauche de tel numéro alors qu’il fallait comprendre à droite.
-Que tu sois d’un côté ou de l’autre, cela ne va pas changer grand-chose à ta vente de livres, lui dis-je.
-Oui mais ça fait du bien de râler, me répond-il, ce en quoi je l’approuve.
Lorsque je repars dans l’autre sens pas mal de vendeurs sont installés et j’ai la chance d’être parmi les premiers auprès d’un couple qui propose les livres de son père à elle à des prix très intéressants. Je les quitte avec un sac déjà bien lourd. Je trouve d’autres ouvrages ailleurs et quand je suis de nouveau à l’autre bout, mes deux sacs en plastique sont pleins. « Je parie qu’il y en a d’autres dans le sac à dos », persifle mon vieux copain. « Oui, les plus lourds, je vais devoir rentrer chez moi poser tout ça. »
Il est neuf heures. Les tentes des auteurs autoédités ne sont pas encore prêtes. Ceux-ci piaffent à proximité avec leur valise pleine de livres qui sera presque aussi lourde quand ils repartiront ce soir. Deux camions hollandais voulant ravitailler les bateaux de tourisme fluvial immatriculés là-bas sont bloqués par les cubes de béton à l’entrée des exposants. Il y a conflit avec les organisateurs qui refusent de les laisser passer.
A peine suis-je de retour que je fais de nouvelles trouvailles tandis que sur l’autre rive des marathoniens courent sous les applaudissements. Les auteurs locaux sont maintenant assis derrière leurs livres. Un chanteur, local lui aussi, de folk américain, s’apprête à leur donner l’aubade. Je n’en dirai pas plus car la seule fois où j’ai parlé de lui, j’ai reçu de sa part un mail incendiaire. Il est dix heures et demie, j’ai un sac rempli. Je rentre à nouveau afin de déjeuner tôt et d’y retourner.
Il y a davantage de monde lors de mon troisième passage et encore suffisamment de livres qui m’intéressent pour remplir deux sacs sous le soleil, car il fait très beau ce dimanche, pourtant c’est le jour de la Fête de l’Humanité. Bien que je n’aie pas couru quarante-deux kilomètres, ni même la moitié, ni même seulement dix (j’en serais bien incapable), j’ai les pieds épuisés et, lorsque je rejoins mon logement, je ne suis guère plus brillant que le couple de marathoniens que je suis puis dépasse rue Grand-Pont alors qu’ils rentrent chez eux en clopinant.
A l’arrivée, je fais le bilan de cette édition fructueuse : cinquante-cinq livres achetés pour une dépense de cinquante et un euros.
Parmi ceux-ci : Les wagons rouges, nouvelles de Stig Dagerman (Maurice Nadeau), Entretiens d’Arthur Schopenhauer (Criterion), La part obscure de nous-mêmes (Une histoire des pervers) d’Elisabeth Roudinesco (Albin Michel), Lettres intimes d’Eugène Delacroix (L’Imaginaire Gallimard), Ermite à Paris (Pages autobiographiques) d’Italo Calvino (Gallimard) et Chez Victor Hugo (Les tables tournantes de Jersey), le compte-rendu des séances de spiritisme par Vacquerie et les fils Hugo (Stock Plus).
                                                            *
La plus mal lotie des vendeuses : celle qui se trouve à côté du camion de la boulangerie Paul, subissant le bruit et les gaz du groupe électrogène.
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Le plus bizarre des acheteurs : celui qui fait inscrire sur chaque livre par les vendeurs la formule suivante. « Acheté au Quai des Livres de Rouen », puis leur demande de dater et de signer,
-Il a peut-être besoin d’un alibi, me dit l’un d’eux.
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Ceux qui ne vendent pas assez accusent le marathon qui bloque la moitié de la ville.
 

17 septembre 2018


Désappointé je suis en arrivant à la gare de Rouen ce samedi matin. Le train de neuf heures trois venant de Paris et allant au Havre est annoncé avec une heure de retard due à une panne d’aiguillage. Il devait m’emmener jusqu’à Bréauté où j’avais correspondance pour Fécamp. C’est mort.
Je vais au guichet où l’on rembourse mon billet. Mon envie de bord de mer étant pressante, j’en achète un autre pour Dieppe où a lieu le Festival International de Cerf-Volant, un évènement où je suis allé autrefois quand j’étais bien accompagné et auquel je n’avais pas envie de participer seul. Mon train part comme prévu à neuf heures douze.
Tout va bien, me dis-je au café du même nom peu après dix heures. Mon breuvage bu, je rejoins le bord de mer. Peu de cerfs-volants sont en l’air car ça ne souffle guère. Peu de vent, peu de mouvement, doit être un proverbe de cerf-voliste.
C’est surtout les grosses structures qui en pâtissent, que leurs propriétaires n’arrivent pas à faire décoller. Les drones tournant dans le ciel n’ont pas grand-chose à filmer. Cela n’empêche pas les envolées verbales du spiqueur québécois. Il vante la vingtième édition du « plus grand festival de cerfs-volants au monde » avec des participants « venus de partout ».
A midi, malgré le ciel noir, je m’installe à l’une des trois tables de trottoir de La Musardière d’où je commande une assiette de fruits de mer augmentée de douze bulots, des moules marinières frites maison et une tarte aux figues, avec pour boisson un quart de chardonnay.
A l’une des tables derrière la mienne est un couple récent de quinquagénaires dont la conversation est déjà affligeante. Elle : « J’vais prendre une petite photo et l’envoyer à Fabrice : devine où on est ? » A sa gauche, c’est le défilé de celles et ceux qui en cherchent une, dont beaucoup ont des chiens. Une femme transporte dans une poussette un chihuahua, ce chien dont le nom porte en lui les deux activités récurrentes de ces animaux.
Après avoir réglé une addition de trente euros quatre-vingts, je vais au Mieux Ici Qu’En Face pour le café, lequel est toujours à un euro. De sa terrasse sont visibles les cerfs-volants les plus hauts, ceux qui dépassent le toit des maisons de quatre ou cinq étages. Peu à peu le ciel devient bleu. Il l’est tout à fait lorsque je retourne en bord de mer. Le vent s’est levé. Tout a décollé. Je fais une série de photos, reconnaissant la plupart des engins aériens. Dans le domaine du cerf-volant, il y a peu de renouvellement.
Sur terre, en revanche, tout est différent, plots en béton, gosses pierres, rues barrées, voitures en travers et vigiles divers.
                                                            *
La question que se posent l’un à l’autre les cerfs-volistes quand ils se rencontrent à midi :
-T’as volé ce matin ?
                                                            *
Un jeune couple sur la plage vers onze heures. Elle : « On va aller manger, comme ça ce sera fait. »
 

14 septembre 2018


La météo est formelle pour ce mercredi : pluie à Rouen, ciel bleu à Paris. Le gris est remplacé par du bleu à hauteur de la centrale de Porcheville. Juste après, le train longe l’autoroute. C’est un passage que j’aime bien et je me débrouille toujours pour avoir les yeux levés de mon livre à ce moment-là.
Il fait bien beau quand je sors de terre à Ledru-Rollin. Je passe le temps qu’il faut chez Book-Off, au marché d’Aligre et chez Emmaüs sans guère charger mon sac, puis je me mets en quête d’un restaurant avec une terrasse à l’ombre.
Je le trouve boulevard Richard-Lenoir, sobrement nommé Le Paris. A midi pile, je m’y installe à l’une des tables située de part et d’autre de l’entrée. A ma droite sont deux jeunes femmes amies. J’opte pour un menu complet que note sur son carnet le jeune serveur dynamique : salade du chef, saucisson de Lyon purée maison sauce aux oignons et tiramisu, cela accompagné d’un quart de brouilly.
L’intérieur du restaurant s’emplit de nombre d’habitué(e)s. Les deux amies ont une vraie conversation, chacune écoutant l’autre. Je trouve bon ce que je mange mais peu copieux le dessert. Après avoir réglé vingt et un euros, je rejoins le port de l’Arsenal.
J’y trouve une place à l’ombre afin de poursuivre la lecture exhaustive des Fables de La Fontaine. Cela me permet d’oublier temporairement quelques soucis récents. Quand le soleil arrive à mes pieds, j’attrape un bus Vingt-Neuf et en descends à Opéra Quatre Septembre.
Après un café bu au comptoir du Bistrot d’Edmond où le serveur est stressé quel que soit le temps, je fais le tour du second Book-Off. Parmi les quelques livres à un euro que je mets dans mon panier, Le jour où mon père s’est tu de Virginie Linhart (Seuil), ouvrage dans lequel elle évoque son géniteur, l’auteur de L’Etabli, ancien maoïste devenu mutique.
Dans la bétaillère du retour, j’ai place non loin d’une femme d’un âge certain à chapeau de paille et vêture paysanne. Elle n’a pas composté son billet, ce que lui reproche le contrôleur. Il fallait l’arrêter quand il est passé la première fois.
-Je suis fatiguée, je dormais à moitié, ment-elle efficacement.
Le ciel est gris à l’arrivée, mais on dirait qu’il n’a pas plu à Rouen.
                                                              *
Rue de Charonne, sur un mur près d’Emmaüs : « Ta mère aurait dû t’avaler. »
                                                              *
Rachid Taha, je l’ai vu sur scène il y a bien des années, au temps de Carte de Séjour quand il chantait Douce France. C’était à Val-de-Reuil pour la Fête de la Rose, sur l’île du Roi il me semble. Dans cette ville alors, nul jeune homme barbu, nulle jeune femme voilée.
Dans la nuit de mardi à mercredi, aux Lilas, il est mort d’une crise cardiaque. Il avait cinquante-neuf ans.
 

13 septembre 2018


S’il est une lecture qui se passe de commentaires, c’est celle de la Correspondance de concert de Glenn Gould publié avec son Journal d’une crise par Fayard en deux mille deux :
C’est très généreux de votre part de me proposer d’habiter chez vous lorsque je serai à Winnipeg. La plus stricte honnêteté m’oblige cependant à vous dire que le maintien de la bonne santé mentale de votre foyer commande que vous rejetiez l’idée même de m’avoir comme hôte. A W.D. Hurst, le quinze janvier mil neuf cent cinquante-huit 
Je vous avais dit « pas de cachet », et c’était sérieux ! Je vous retourne donc le chèque et vous voudrez bien en utiliser le montant pour acheter à l’intention de vos choristes des épaulettes ou toute autre guipure qui leur conviendra. A Roy Frankel, le treize juin mil neuf cent cinquante-huit 
La Sonate de Berg, curieusement, est de deux minutes plus longue que dans mon ancienne version pour Hallmark. Cela signifie probablement que la sénilité me guette. En tout cas, c’est une version très expansive répondant exactement à ce que je cherchais. Je serais fort étonné si je n’en tirais pas une certaine fierté. A Cynthia Millman, le sept juillet mil neuf cent cinquante-huit 
J’ai pris la liberté d’abuser de votre nature généreuse et de vos talents évidents d’aide de camp en vous expédiant de Bruxelles deux appareils de chauffage dont j’ai fait l’acquisition à Salzbourg. Ils ne disposaient hélas pas du voltage adéquat pour produire la moindre chaleur à Bruxelles. J’espère qu’il en ira autrement à Berlin ! Au Capitaine Richard O’Hagan, le vingt-neuf août mil neuf cent cinquante-huit 
J’ai été très content d’avoir de vos nouvelles ; c’est si gentil à vous de faire des suggestions pour Noël. Pourtant, me connaissant comme vous me connaissez, vous ne me trouverez pas, j’en suis sûr, trop asocial si je décourage toutes vos idées de divertissement pour cette époque de l’année. A Edward Viets, le neuf septembre mil neuf cent cinquante-huit 
Pour le moment, tout se passe bien à Stockholm, à l’exception du représentant local de Steinway qui, pour une raison inexplicable, semble très ennuyé que je joue un Bechstein. A Walter Homburger, le deux octobre mil neuf cent cinquante-huit 
J’ai parlé deux fois aujourd’hui avec Kollitsch. Il est comme toujours plein de sollicitude, mais s’inquiète évidemment aussi de savoir si je jouerai mon récital vendredi. Je lui ai déclaré sans ambages qu’il n’était pas question que je bouge de mon lit (au demeurant fort confortable !) tant que durera cette fièvre exotique avec son assortiment de douleurs et de faiblesse. A Walter Homburger, le dix-huit octobre mil neuf cent cinquante-huit 
Qu’en est-il du voyage Florence-Turin ? Est-ce que j’y vais à pied ou en auto-stop ? A Walter Homburger, le trente octobre mil neuf cent cinquante-huit 
Ma manière d’écrire pour le piano a l’habitude d’être beaucoup trop dense et de donner à la main gauche une texture de pédalier d’orgue, ce qui a pour résultat de la rendre injouable sauf pour un violoncelle. A David Diamond, le vingt-trois février mil neuf cent cinquante-neuf
Et voilà donc qu’à la suite d’une subite lubie, je me suis retrouvé à la tête d’un domaine situé à une trentaine de kilomètres au nord de Toronto, répondant au doux nom de « Donchery ». Ce fut un vrai coup de foudre qui dura… jusqu’au lendemain de la signature du bail. A Edith Boecker, le vingt et un janvier mil neuf cent soixante
Merci de votre lettre ; je suis rentré récemment d’un séjour de dix semaines à Philadelphie où j’ai été soigné par un chirurgien orthopédiste très réputé. Quatre de ces semaines ont été passées dans un plâtre qui me recouvrait tout le corps, immobilisant mon bras, les deux autres semaines étant consacrées à de la physiothérapie. A Abe Cohen, le sept juin mil neuf cent soixante
Pour répondre à votre question concernant mes rituels d’avant concert, je trouve effectivement que l’eau chaude constitue un très efficace décontractant musculaire et il est vrai que je porte tout au long de l’année des gants spécialement conçus pour moi. Ces gants, cependant, n’ont pas pour but d’amuser la galerie, mais ont une raison éminemment pratique qui consiste à assurer à mes mains une température constate lorsque je me trouve dans des auditoriums mal chauffés. A un admirateur, Robert Wolverton, le quatorze septembre mil neuf cent soixante
Je suis ravi de pouvoir vous annoncer que mon épaule droite va beaucoup mieux, qu’il n’y avait là rien de bien grave, et que tous ces problèmes n’ont été dus qu’au fait d’avoir porté un peu étourdiment une valise trop lourde. A Anahid Alexanian, le vingt-trois septembre mil neuf cent soixante
Glenn Gould joua pour la dernière fois en concert le dix avril mil neuf cent soixante-quatre à Chicago.
 

12 septembre 2018


Des mois d’attente pour consulter le moindre dermatologue mais pour l’oto-rhino-laryngologiste une semaine et c’est bon. Ce pourquoi lundi matin, je me dirige vers la gare près de laquelle j’ai rendez-vous à neuf heures avec celui que m’a conseillé mon médecin traitant. Il s’agit d’essayer de savoir pourquoi j’entends trop. En terme médical, pourquoi je souffre d’hyperacousie.
L’ascenseur ouvre directement sur le cabinet médical. Une secrétaire prend quelques renseignements sur mon compte. Je dois lui épeler le nom de ma rue.
-C’est lundi matin, c’est pour ça, trouve-t-elle pour excuse.
Elle conserve le courrier de mon médecin et ma carte vitale. Je vais m’asseoir dans la salle d’attente dont les murs sont ornés de reproductions de tableaux de Matisse. Grâce à la fenêtre ouverte j’entends on ne peut mieux le bruit des engins et la conversation imagée des ouvriers « putain, ça fait chier, putain » du chantier de construction d’un hôtel cinq étoiles.
Ce n’est qu’à neuf heures et quart que se présente le spécialiste des oreilles, du nez et de la gorge. Il m’interroge avec précision mais la plupart de ses questions sont celles que l’on pose à un malentendant. Puis il m’examine le dedans des oreilles avec de l’appareillage électronique. Tout est normal. Enfin il me fait passer un test d’audition. J’entends parfaitement les aigus et les basses, ainsi que les mots de deux syllabes prononcés de plus en plus bas dans le casque.
Il ressort de tout cela que je ne souffre pas d’insuffisance auditive. Quant à savoir pourquoi j’ai l’impression d’entendre trop depuis quelques années, c’est moins clair. Cela doit se passer dans le cerveau, à l’endroit où sont traités les sons.
Je règle la somme de soixante-sept euros à l’homme en blouse blanche. Sauf problème inattendu, nous ne nous reverrons pas.
                                                                   *
Dix internes, filles et garçons, l’autre midi à la terrasse du Son du Cor. Sept prennent une pinte ; cinq fument ; pour déjeuner tout à l’heure, ce sera au restaurant de burgueurs. Un jour, ils culpabiliseront leurs patients, dont ils jugeront mauvaise l’hygiène de vie.
Leur conversation est de salle de garde dans un premier temps, puis ils évoquent les différents stages à faire pendant leurs études. Un bon plan : demander le Samu d’Evreux avant les exams. Il ne s’y passe pas grand-chose. Cela permet de réviser.
                                                                    *
Ce lundi matin, comme beaucoup d’autres usagers, je me heurte à la porte de la Poste Principale, rue de la Jeanne, fermée jusqu’à treize heures trente pour raison exceptionnelle.
J’y retourne vers seize heures et demande à l’un des postiers la cause de cette fermeture imprévue.
-C’est deux pontes qui sont venus de Paris pour nous prêcher la bonne parole. Nous, on s’en fout et ça fait chier tout le monde. Résultat : on passe l’après-midi à se faire engueuler.
 

11 septembre 2018


Dès potron-jacquet, ce dimanche, j’arrive dans le quartier populaire de la Croix de Pierre où c’est le vide grenier annuel. Comme d’habitude, les déballeurs s’y installent doucement, ce qui m’oblige à plusieurs allers et retours. Au bout d’un moment, je découvre un gisement de cédés dont plusieurs pourraient m’intéresser. Je demande le prix à celui qui est derrière le stand, un cafetier que je connais.
-Ce n’est pas à moi, elle arrive.
Elle arrive en effet, c’est une vieille femme que je connais également et avec qui j’ai de temps en temps des échanges plutôt chaleureux.
-C’est trois euros ou cinq les doubles, me dit-elle.
J’en repose quatre, ne gardant que Vélo Va de Dick Annegarn et Ici-bas, ici-même de Miossec. Dans ce dernier, point de livret.
-Il est complet ?
-J’en sais rien, me répond sa vendeuse peu aimablement.
-Je me demande s’il n’y avait pas un livret.
-J’en sais rien, me répète-t-elle encore plus agressivement, et puis je suis stressée.
Je repose les deux cédés. La vieillesse n’excuse pas tout, et elle me rend service en me dissuadant d’acheter ses cédés alors que je suis devenu incapable d’écouter ceux que je possède.
-Il a de l’argent, se permet de dire le cafetier derrière mon dos, tandis que je m’éloigne. Comme si le problème avait été le prix. Je fréquentais sa terrasse, rue Armand-Carrel, quand celle du Son du Cor était à l’ombre, à l’époque (avec ou sans majuscule) où je n’avais pas repéré celle plus agréable du Sacre.
Foin de ce malotru et de cette mal embouchée, Je suis mieux accueilli chez les anars de L’Insoumise. J’y fais provision de livres à trois pour un euro, dont plusieurs qu’arrivé à la maison je regretterai sûrement d’avoir achetés, mais c’est pour une bonne cause. Un peu plus loin, je me vois offrir par un garçon de ma connaissance Une très légère oscillation (Journal 2014-2017) de Sylvain Tesson (Equateurs), ce dont je le remercie fort.
Un autre vide grenier a lieu ce dimanche, celui très couru d’Isneauville, commune bourgeoise de l’agglomération rouennaise. Y aller ou non, j’hésite puis décide que oui. Pour cela, j’attends le bus Onze devant l’Hôtel de Ville. Sa conductrice m’apprend que des voitures mal garées l’empêcheront d’aller plus loin que la Jardinerie.
Il me faut donc marcher d’abord jusqu’au Lycée, puis suivre la grand-route, le long de laquelle depuis mon dernier passage des immeubles d’habitat collectif ont remplacé les exploitations maraîchères. Enfin j’arrive au carrefour à feux tricolores. La rue principale est à gauche, où débute le déballage protégé par un camion de la voierie mis en travers. Il est dix heures et demie et la foule est là. Parmi les premiers vendeurs un garçon de ma connaissance me salue, à qui je dis que j’ai préféré commencer par la Croix de Pierre où l’espoir de trouver des livres à mon goût était plus grand. Ici, au moins, ce sera une promenade à la campagne. De moins en moins la campagne, me répond-il évoquant les nouvelles constructions.
En fait de promenade, ce n’est pas ça non plus. Il me faut slalomer en gardant mon calme parmi toutes ces personnes qui ont choisi ce lieu comme sortie dominicale avec leurs multiples moutards. « Dès ma sortie de la maternité j’envisageais le suivant », déclare l’une.
Je m’astreins cependant à faire tout le parcours de ce qui ressemble à la rue du Gros-Horloge un samedi après-midi. Ce n’est pas bon pour le commerce. On ne voit pas la marchandise. « J’ai bien cru que je n’arriverais pas à rembourser ma place », déclare une vendeuse. Je ne sors mon porte-monnaie que pour acheter trois pots de confiture de framboise (cinq euros le tout).
Il est midi quand je suis de retour au point de départ. J’en ai plein les bottes (comme on dit) et je dois encore rejoindre pédestrement l’arrêt de la Jardinerie pour attraper le bus de midi trente (le prochain une heure plus tard).
                                                                        *
Le vide grenier d’Isneauvlle, le seul où patrouillent des Gendarmes munis de fusils mitrailleurs.
 

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