Le Journal de Michel Perdrial

Le Journal de Michel Perdrial




Loïc Boyer
Je suis l’auteur de textes courts qui furent publiés depuis mil neuf cent quatre-vingt-quinze dans des revues littéraires en France (Supérieur Inconnu, Supplément d’Ame, Nouvelle Donne, Le Bord de l’Eau, Pris de Peur, l’Art du Bref, Sol’Air, Gros Textes, Salmigondis, Verso, Décharge, Bulle, Filigranes, Diérèse, Martobre, Comme ça et Autrement, (Cahier d’) Ecritures, La Nef des Fous), en Belgique (Traversées, Ecrits Vains, L’Arbre à Plumes, Inédit Nouveau, Bleu d’Encre), au Canada (Les Saisons Littéraires) et en Italie (Les Cahiers du Ru).
Les courageuses Editions du Chardon ont publié en mil neuf cent quatre-vingt-dix-neuf Erotica, un recueil de vingt-huit de ces textes, illustré par Isabelle Pio et Antoine Lopez et préfacé par Sarane Alexandrian, toujours disponible auprès de moi.
Je suis également l’auteur d’une pièce de théâtre et de plusieurs romans ou récits à ce jour inédits.
Depuis le onze novembre deux mille six, je publie mon Journal via Internet, un temps sous-titré Persiflages, moquages et autres énervages mâtinés de complimentages et de contentages. Sa première partie est lisible chez Eklablog, la deuxième ici.
Je vis au centre de Rouen dans un ancien monastère où autrefois les Sœurs de la Miséricorde se vouaient à l’éducation des jeunes filles.







Rss

16 août 2018


J’ai pris assez peu de notes lors de ma lecture (faite juste avant de voir et entendre l’auteur à propos d’un autre de ses livres à la librairie rouennaise L’Armitière) de Sur les chemins noirs de Sylvain Tesson (Gallimard), ouvrage dans lequel il narre sa traversée de la France en diagonale de Tende (Mercantour) à Omonville-la-Rogue (Cotentin), du vingt-quatre août au huit novembre deux mille quinze. Pour ce faire, il s’efforce de suivre ce qu’il appelle ses chemins noirs, autrefois tracés par les paysans et aujourd’hui envahis par les ronces Là, personne ne vous indique ni comment vous tenir, ni quoi penser, ni même la direction à prendre.
Cette équipée doit lui permettre d’achever de se rétablir (plutôt que d’aller faire ça dans un centre de rééducation) après le long séjour qu’il a dû faire à l’hôpital : … pris de boisson, je m’étais cassé la gueule d’un toit où je faisais le pitre. J’étais tombé du rebord de la nuit, m’étais écrasé sur la terre. Il avait suffi de huit mètres pour me briser les côtes, les vertèbres, le crâne.
Le récit qu’il fait de cette marche lui est l’occasion de parler de lui-même et de la société contemporaine. 
Une formule résume son état d’esprit :
Certains hommes espéraient entrer dans l’Histoire. Nous étions quelques-uns à préférer disparaître dans la géographie.
Et cet extrait, sa vision de l’urbanisme des petites villes, qui n’est pas nouvelle mais la façon dont il en parle est plaisante :
Dans les bourgs de guide Michelin, le centre-ville était charmant, l’église restaurée et une librairie s’inaugurait parfois devant le salon de thé. Woody Allen aurait pu tourner son film habituel. Ses acteurs auraient trouvé que la province est une fête et que le débarquement avait valu la peine.
Venait le deuxième cercle : le quartier pavillonnaire. Un monsieur y tondait sa pelouse en pyjama. Il avait fini de laver sa voiture. Une affiche signalait la disparition d’une vieille dame affligée d’Alzheimer.
Le troisième cercle apparaissait, commercial. Le parking était plein, le supermarché jamais fermé, les promotions permanentes sur le jarret. Plus loin, un rond-point distribuait les points cardinaux et l’on gagnait les champs, les hangars à machines et des bois où les sangliers attendaient l’ouverture de la chasse. Tout cela prouvait une chose : avec des efforts, même le Français réussit à ordonner le monde.
A mon regret, Sylvain Tesson n’évoque pas certains aspects pratiques de sa randonnée spartiate. Si l’on sait comment il dort, le plus souvent en bivouac, parfois en chambre d‘hôtes ou à l’hôtel, il ne dit rien de ses repas, que mange-t-il, où mange-t-il, fait-il des courses, s’assoit-il à la table d’un restaurant, cela m’aurait intéressé de le savoir.
Parfois, il se fait temporairement accompagner. Par sa sœur, et par deux amis amateurs de steppes sibériennes comme lui, l’un après l’autre, puis les deux ensemble pour la fin de son trajet le long de la Manche. J’aurais aimé savoir comment il a fait pour leur donner rendez-vous à un point précis à un moment précis. Aurait-il eu avec lui l’un de ces moyens de communication modernes qu’il ne cesse de critiquer ? Sinon comment ?
Autre frustration, le peu d’anecdotes. Quand même celle-ci :
Le 24 octobre, par le pays de Laval
J’approchais de la ville et entrant dans Entrammes, je demandai un Viandox à la patronne d’un café.
-Qu’est-ce que c’est ? dit-elle.
-Un bouillon, dis-je.
-Jamais entendu. Où trouvez-vous cela ?
-Partout. A Brûlon, ils m’en ont servi un hier.
-C’est dans la Sarthe ça ! dit-elle. Cela ne m’étonne pas d’eux.
Et cette autre :
Une joggeuse opéra un demi-tour paniqué au moment où elle me vit. Je n’osais pas regarder mon reflet dans la rivière.
                                                                        *
Cité par Sylvain Tesson dans son livre, de Georges Bernanos dans Français, si vous saviez… :
Il n’y a plus beaucoup de liberté dans le monde, c’est entendu, mais il y a encore de l’espace.
                                                                         *
Enfin cette image poétique, s’agit-il d’une volonté de l’auteur ou d’une erreur de saisie (je penche pour la seconde hypothèse) :
… à la manière des Japonais qui montent sur les montagnes, un fois l’an, rejoindre un autel taoïste sous les cerisiers en pleurs.
 

14 août 2018


Je passe une dernière nuit sans histoire dans le studio de la rue aux petites maisons de briques à toiture en tuiles. A sept heures et demie, ma cordiale logeuse dépose derrière ma porte une double longueur de pain frais pour mon ultime petit-déjeuner (compris dans le prix de la location). J’y étale le beurre breton et les confitures bios. Le café finit de passer. Sur la table qui m’a aussi servi de bureau le jus de fruit, le yaourt, une nectarine et une banane. De quoi être en forme pour le voyage de retour
A neuf heures, la petite voiture rouge me conduit à la gare.
Cette gare de DK a pour particularité que l’on est obligé de faire ce qui ailleurs est interdit : traverser les voies pour rejoindre son train, cela sous la surveillance des employés de la Senecefe.
J’ai place dans le Tégévé de neuf heures cinquante-six pour Paris Nord. J’en descends à Arras pour attendre le Téheuherre qui va de Lille Flandres à Rouen Rive Droite. Il se présente prodigieusement à l’heure. Sur les quais sont présents des Policiers surveillant les migrations.
Il fait gris en Picardie mais au moins les éoliennes tournent-elles. Ce voyage pas très rapide m’est l’occasion de songer à mon séjour réussi au Nord. Grâce au beau temps. Il aurait plu sans cesse que cela aurait été catastrophique. A Dunkerque, point de café fait pour lire. D’ailleurs, je n’ai vu personne d’autre que moi avec un livre sur la digue de Malo. J’arrive à Rouen à treize heures quarante-deux, comme prévu.
Une éclaircie me permet de tirer ma valise jusqu’à la maison sans devoir ouvrir le parapluie.
Fin de la course.
                                                                   *
Il y a longtemps déjà / Que j'ai pas vu mon copain Bismarck / Qui faisait cornac dans un cirque / Et traduisait Pétrarque, en turc, à Dunkerque.
Ce treize août marque le vingtième anniversaire de la mort de Nino Ferrer, suicidé dans un champ de blé d’une balle dans le cœur, deux jours avant son soixante-quatrième anniversaire, dont j’aime les chansons, qu’elles soient loufoques ou non.
 

13 août 2018


Etrange réveil au cours de mon avant-dernière nuit dans le studio de Dunkerque, mon voisin, qui est là depuis quelques jours et que je n’ai jamais vu, sanglote. Ces sanglots (pas des pleurs) sont suffisamment intenses pour passer à travers le mur. Je l’entends ensuite se livrer à des ablutions puis il sort. Je ne regarde pas ma montre mais il doit être entre minuit et deux heures du matin. Pourvu qui n’aille pas se jeter dans le canal voisin, pensé-je.
Je l’entends rentrer ultérieurement et ce matin, notre logeuse, d’un petit mot, demande à ce qu’on veille à bien refermer la porte d’entrée. Ce ne peut être que lui. Il y a deux jours, c’était son anniversaire comme me l’a appris le message écrit sur l’emballage d’une viennoiserie supplémentaire de petit-déjeuner qui lui a été offerte à cette occasion. Je ne saurai pas le fin mot de cette histoire.
J’ai quand même suffisamment dormi et suis d’attaque pour ma performance du dimanche : faire le tour à pied d’une grosse partie du Grand Port Maritime de Dunkerque, comme il se nomme lui-même. Pour ce faire, je vais en DK’Bus gratuit jusqu'au Casino puis emprunte la passerelle qui mène au Frac, un lieu que j’ai snobé à cause de ses horaires d’ouverture trop tardifs. Puis à l’aide de mon plan, je tente de suivre le bord de l’eau, photographiant au passage ce qui m’attire, notamment le phare de Risban et un pont levant que je vois en action pour donner passage à un bateau de la Gendarmerie Maritime.
Dans ce genre de dérive portuaire, il arrive toujours un moment où j’entre dans une zone plus ou moins interdite. Comme ce fut aussi le cas à Saint-Nazaire, j’y trouve des pêcheurs du genre à poser les cannes au bord du bassin et à boire des bières dans la voiture. L’un deux m’explique comment me sortir de là.
Quelques bicyclistes se baladent dans le coin mais piéton je suis le seul. Je ne peux évidemment pas tout voir car c’est immense et certains endroits sont impénétrables. Ma visite s’achève dans le centre de la ville où sont amarrés des bateaux destinés aux touristes, dont un voilier de type Armada de Rouen.
J’ai marché de neuf heures à onze heures et demie, il est temps de reprendre un DK’Bus pour le Casino. Faute d’autre choix, je retourne déjeuner au Figaro, du fameux menu avec vin à volonté pour vingt-trois euros. Comme je n’ai pas réservé mais qu’on m’a déjà vu, on me donne une table, dans l’entrée. C’était la seule disponible. La clientèle est faite d’habitué(e)s qui téléphonent à l’avance. La moyenne d’âge des serveuses et serveurs est de vingt-cinq ans, celle des convives de soixante-dix ans. Deux aveugles sont conduits à une table avec vue sur la mer.
La vue sur la mer, je l’ai après avoir mangé la part de tarte au roquefort et aux noix, le tartare mi cuit aux légumes et le trio de desserts. Et avoir bu quelques verres de blanc et de rouge, en m’arrêtant avant d’être à Drunkerque. Assis sur un banc face à la plage de Malo, je tente de lire la suite de la Correspondance de Sigmund Freud tout en regardant passer les familles sur la digue. Toutes mériteraient d’être photographiées. Ce défilé incessant m’intéresse autant que celui de la place de la Comédie à Montpellier.
Je rentre avec deux bus gratuits quand il se met à faire gris. Par la fenêtre ouverte, j’entends jouer de l’accordéon. On reçoit dans une maison voisine et l’un des invités se fait applaudir.
                                                               *
Les actuels abribus du centre sont en passe d’être remplacés par des nouveaux très élégants de grande hauteur. Il s’agit de ne pas cacher les enseignes des magasins.
Commentaire d’un dunkerquois qui ne prend pas les DK’Bus : « Ça fait haut, quand y va pleuvoir, y vont se faire torcher. »
 

12 août 2018


Retour du soleil ce samedi et de la gratuité des transports en commun, je grimpe vers huit heures et quart dans le DK’Bus Un qui passe entre plusieurs exploitations horticoles de Rosendaël et dont le terminus est Grand Large, commune de Leffrinckoucke. Je descends ensuite à pied la rue principale de ce bourg. Elle est bordée de petites maisons presque identiques et mène à la mer. Je suis quasiment seul sur la digue d’où l’on peut rejoindre Zuydcoote par les dunes ou la plage mais il faut aimer marcher dans le sable.
Je reste sur le dur et vais jusqu’à l’entrée de Malo-les-Bains. Un panneau d’information m’invite à pratiquer le Réveil Musculaire puis à enchaîner sur un cours de Zumba pour seniors et à finir par une initiation au hip hop. Je préfère glander, même la gym douce spéciale dos serait trop pour moi.
Un DK’Bus Trois qui part de la plage me ramène à la place Jean-Bart. Je réserve une table pour midi chez Les Frangines puis prends un café en terrasse au Péhemmu L’Eclipse (un euro quarante). Il y fait frais, aussi est-ce sur un banc situé au soleil, près de l’église Saint-Eloi, que je poursuis la lecture de la Correspondance de Sigmund Freud.
C’est complet chez Les Frangines. Seules deux sont présentes et bien moins dévergondées qu’en semaine. La serveuse débutante a pris de l’assurance. Vêtue d’un djine moulant, elle évolue agréablement entre les tables. Je ne peux quitter la Flandre sans manger un potjevleesch. Ce plat au nom difficilement prononçable est constitué de viandes froides prises dans la gelée. Celui des trois sœurs n’en comporte qu’une, du poulet, mais il est bien bon, accompagné de sauce béarnaise, de frites fraîches et de salade. C’est le jour des familles. Un homme parti garer la voiture arrive après sa femme et sa belle-mère et passe à côté de leur table sans les voir. « Ho, on est là ! », s’insurge sa moitié. A ma gauche sont un couple de quadragénaires, leur garçon pré branlotin, leur fille enceinte et celui qui a fait ça. Elle a appris hier que ce sera une fille. Aussitôt la nouvelle connue, elle et lui sont allés chez Babou pour acheter le nécessaire : quatre cent vingt euros de dépense. « Pourtant chez Babou, c’est pas cher. » disent-ils en chœur. Elle fera toutes ses échographies au Pôle Santé, explique-t-elle à sa mère pendant que les hommes sont sortis fumer.
Après cela, je reprends un DK’Bus Trois et en descends près du Kursaal. Par une inscription en énormes lettres sur la façade de cette salle de spectacles, on apprend que les Communistes du Nord vont y faire leur journée à la mer le vingt-huit août : « Ambiance, bonne humeur, solidarité et fraternité seront les maîtres-mots de ce rendez-vous annuel qui se veut à la fois festif et combatif. »
Je contourne cet imposant bâtiment pour aller m’asseoir sur un banc au soleil face à une plage peu fréquentée. La masse des estivants va et vient sur la digue. « Allez, dit l’un, je vous offre une glace à l’italienne, on n’a pas ça à Valenciennes ».
                                                                  *
Au Nord, tout au moins dans la communauté urbaine de Dunkerque, le bus n’a pas de terminus, on annonce la « fin de la course ».
 

11 août 2018


Encore des averses au réveil ce vendredi, et treize degrés de température extérieure, alors que je suis venu dans le Nord sans la moindre veste à mettre sur ma chemise. J’envisage un achat. Vers neuf heures trente arrive l’éclaircie. Je rejoins le centre de Dunkerque à pied sous le soleil et n’ai pas froid, un peu frais seulement. Je m’épargne donc l’épreuve du magasin de vêtements et vais boire un café au Terminus, face à la gare, en attendant qu’il soit l’heure du prochain train pour Esquelbeck, Village du Livre.
Dans ce café un peu décati, les locaux parlent du gars qui a poussé sa grand-mère en fauteuil roulant dans une rivière d’Armentières où elle s’est noyée. Pendant ce temps, je lis dans La Voix du Nord que la pêche à l’aimant est en expansion dans les rivières de la région, un adepte a ainsi récupéré cinq cents kilos de ferraille en quatre mois. Il n’y a aucun rapport entre les deux sujets.
Le train pour Lille Flandres part à onze heures zéro huit précises et me dépose vingt-quatre minutes plus tard devant la gare désaffectée d’Esquelbeck. Je suis le seul sur le quai. A la sortie, je hèle une factrice qui descend de sa voiture de l’autre côté de la rue et lui demande si le centre du village, c’est bien par là.
-Oh oui, me dit-elle, mais faut bien marcher deux kilomètres.
L’averse menace, je presse le pas et ai le temps d’arriver jusqu’à la belle église de briques bicolores dont le carillon est à l'extérieur sans avoir à ouvrir mon parapluie. Autour de la place sont quelques bouquineries dont une moitié est fermée.
Hormis une baraque à frites, le seul endroit ouvert pour déjeuner est La Chèvre Book’In (hin hin hin) qui se trouve au bout d’un couloir entre deux bouquineries dont l’une est ouverte. « Estaminet littéraire » est-il écrit au-dessus de la porte.
Outre une grande salle, s’y trouvent une terrasse couverte et des chaises et tables dans le jardin, mais tout est mouillé dehors. Le couple de tenanciers pourrait être qualifié de soixante-huitards : longue barbe grise et cheveux en catogan pour lui, cheveux en chignon lâche et créoles pour elle. Je les devine ici depuis longtemps, un peu englués dans la campagne et la routine.
La femme me confie une clé pour que je puisse utiliser les toilettes qui sont dans le couloir puis je m’installe à une des tables de l’intérieur. Aux murs sont des affiches sans souci d’unité. Belmondo dans Week-end à Zuidcoote côtoie Guernica de Picasso. Deux bibliothèques montrent des livres sans intérêt. Il doit s’agir d’un reliquat des voisins bouquinistes. La carte des boissons est déconcertante par ses prix disparates. Un verre de vin coûte quatre euros mais la bouteille de soixante-quinze centilitres seulement treize. Le café n’est qu’à un euro dix. Le Martini à deux cinquante. J’en prends un et me contente de la carafe d’eau pour le repas.
La formule entrée plat est à seize euros. Je choisis la tarte au maroilles et le pavé de Vire avec des frites. Le pain est chichement compté et semble provenir d’un sachet. C’est peu copieux, à peine cuisiné.
Se sont aussi installés une mère avec sa fille adulte et un couple de quadragénaires qui n’ont rien à se dire. Je ne suis pas favorable à la musique d’ambiance dans les restaurants mais ici, oui, ce serait bien. Pendant dix minutes, une drache claquant sur la verrière rend l’atmosphère un peu moins pesante.
-Ça s’est bien passé ? me demande la femme à l’issue.
Je suis lâche dans cette situation, je dis toujours oui oui.
-De passage ? demande-t-elle au couple qui paie avant moi.
Elle ne me pose pas la question. Dommage, j’étais prêt à lui dire « On est tous de passage ».
Je quitte cet estaminet littéraire qui n’est ni l’un ni l’autre. C’est plutôt une cantine mortifère. Sinistre, le village l’est dans son ensemble avec ses bouquineries petites et sombres, dans lesquelles je n’entre pas, et ses autres commerces qui ferment sur le temps du repas.
Je parcours vite fait les deux kilomètres jusqu’à la gare et peux ainsi choper le treize heures trente-sept pour Dunkerque.
                                                              *
Montolieu, Bécherel, La Charité-sur-Loire, Fontenoy-la-Joute et maintenant Esquelbeck, je suis passé par cinq des huit Villages du Livre et n’y ai pas acheté le moindre ouvrage.
J’ai en revanche le souvenir d’un bon repas dans un restaurant de La Charité-sur-Loire et celui des excellents moments passés dans l’ébouriffant bistrot La Vache Qui Lit à Bécherel.
 

10 août 2018


Pluie annoncée ce jeudi, c’est le moment de ne pas s’éloigner. Dès huit heures, sous un ciel chargé, je me dirige pédestrement vers le quartier dit Excentric situé à moins d’un kilomètre de mon logis temporaire.
-Il faut que tu ailles voir Excentric City, m’a dit le sympathique musicien menuisier de ma connaissance au marché du Clos Saint-Marc lorsque je lui ai dit que j’allais à Dunkerque.
J’ai également eu connaissance de ce lieu par Le Guide du Routard et par l’Office du Tourisme de DK mais est-ce que cela aurait suffi à ce que je mette le pied dans ce petit coin de Rosendaël, pas sûr.
Cet endroit dit Excentric l’est pour les trente-cinq maisons qu’y a construites l’architecte François Reynaert dans les années Trente, parfois sans autorisation et en payant des amendes. On prend la rue Dumez et on arrive dans l’ilot constitué des rues Martin-Luther-King et André-Chénier. C’est un enchantement pour les yeux.
Profitant de l’absence de circulation automobile, je fais de nombreuses photos depuis le milieu de la rue de ces constructions tarabiscotées et colorées. Certaines sont un peu dégradées. L’une beaucoup : la villa Les Disques qu’habita la fille du bâtisseur. Des gars de la ville arrosant les fleurs me regardent faire l’air de se dire « Bah quoi, c’est des maisons, pourquoi les prendre des photos ? ».
Je vais ensuite voir ce qu’il en est du Laac, Lieu d’Art et Action Contemporaine, situé dans un parc pas loin de la mer. Après avoir payé deux euros seulement, privilège de la vieillesse, je visite d’abord l’exposition temporaire Enchanté au premier étage.
D’intéressantes œuvres y sont montrées dans des salles disposées en cercle au-dessus d’un amphithéâtre dans lequel une femme fait découvrir l’art contemporain par le jeu à une douzaine de bambins d’âge maternel.
Je note les Portraits des travailleurs de la rue photographiés par Pierre Mercier, l’Œuvre sans valeur de Robert Filliou, les objets de grève photographiés par Jean-Luc Moulène, l’installation Local Time de Jean-Luc Vilmouth (quatre-vingt-dix-neuf horloges à l’heure de Dunkerque et quatre-vingt-dix-neuf marteaux symbolisant le travail de l’ouvrier mais avec lesquels je les briserais bien), des affiches arrachées de Raymond Hains, un petit Andy Warhol, douze photos de châteaux d’eau signées Bernd et Hilla Becher, pas mal de Ben dont « N’importe qui peut avoir une idée » (eh oui, même Ben),  la valise expansion de César, l’inquiétant Antoine n°5 de Monory, la Trabant peinte par Philippe Hollevout (que j’ai prise dans un premier temps pour une œuvre de Combas), une compression de César, des toiles de Joan Mitchell, Sam Francis, Pierre Soulages et Gérard Schlosser, des violons massacrés par Arman.
Parmi les œuvres de la collection permanente, je note un personnage en bronze de Miró, le Circus de Karel Appel, la maquette d’un projet d’Arman pour une accumulation de grues portuaires (hélas non réalisée), une nana de Niki de Saint-Phalle et le tableau d’Erro qui sert de support aux moutards.
Au deuxième étage sont visibles des œuvres graphiques dont beaucoup cachées dans des meubles. Tu tires un tiroir : tiens un Fautrier, un autre : tiens un Alechinsky et Dotremont, un autre : tiens un André Masson, un autre : tiens un Henri Michaux, etc. Le « Sois jeune et tais-toi » de Mai Soixante-Huit est aussi ici.
-Ça vous a plu ? me demande la dame de l’accueil quand je redescends.
-On n’a pas ça à Rouen malheureusement, lui dis-je.
J’ai le temps de marcher un peu sur la digue et dans le vent avant que la pluie n’arrive. Je me réfugie alors au Longchamp, un Péhemmu où le café n’est qu’à un euro. On y perd de l’argent en famille à des jeux de tirage (grand-père, père en maillot Griezmann, mère et deux filles de douze et quinze). « Stop aux clients sales », est-il écrit sur la porte des toilettes commandée électriquement depuis le bar.
A midi, je déjeune une nouvelle fois au Figaro : tartare de thon macédoine et œuf dur sur salade, fricassée de poulet aux pleurotes et girolles avec légumes, trio de desserts. C’est la formule vin à volonté. Je rentre sous le parapluie. C’est plus ou moins tout droit.
Et je ne bouge plus de mon abri, tandis qu’il drache jusqu’à la nuit.
                                                                          *
Parmi les réalisations de François Reynaert : la salle de spectacle l’Excentric Moulins, avec permis de construire, qu’il dirigea jusqu’à sa mort, il y a soixante ans, le douze août mil neuf cent cinquante-huit.
 

9 août 2018


Plusieurs fois, en revenant avec ma voiture (au temps où j’en avais une) de Bruges ou de Gand vers la France, et passant pour cela par la côte entre Ostende et La Panne, j’ai été sous le charme du tramouais qui longe la Mer du Nord. Cette fois, où je suis dans le coin sans véhicule, je ne laisse pas passer l’occasion.
Ce mercredi matin, par temps un peu frais et venteux, je grimpe dans un DK Bus Deux B déjà blindé à l’arrêt Europe et après avoir donné un euro quarante au chauffeur, plus un euro pour le passage en Belgique, je fais tout le voyage debout jusqu’à Aldunkerque, commune de De Panne.
La plupart des Dunkerquois qui emplissent ce bus s’arrêtent là. Ils vont en Belgique, soit pour faire des affaires, soit pour se distraire au parc d’attraction, soit pour bronzer sur la plage de La Panne.
J’achète un ticket de tram pour l’aller et le retour (deux fois trois euros) et m’installe dans celui qui va partir et qui est malheureusement défiguré par des images publicitaires. Nous voici partis. Je ne suis pas prêt d’arriver car je veux aller jusqu’au bout, suivre toute la côte jusqu’aux Pays-Bas, faire soixante-dix kilomètres de tram d’un seul coup.
Que d’immeubles hideux au bord de la mer en Belgique, qui me rappellent ceux de La Baule. De temps en temps, une église sauve la mise. Avant Ostende, ce tram est lui aussi archi blindé, pire que le bus dunkerquois, au point de certains renoncent et attendent le prochain. Cette foule me gêne pour voir le paysage.
Après Ostende, cela se calme. Je peux voir à souhait l’imposant port de Zeebrugge et j’arrive vers une heure et demie au terminus, près de la gare de Knokke-Heist. L’église est jouxtée d’une installation d’artiste montrant des maisons blanches empilées en vrac, du déjà vu, que je prends quand même en photo. Ce sera la seule de la journée.
J’entre à La Boulette, une brasserie bien propre et déserte. Le personnel est français, la carte en néerlandais sans traduction. Je choisis le plat flamand de la maison. A son arrivée, je constate que c’est une sorte de bourguignon. Il est accompagné de mauvaises frites et d’une salade maigrelette. Avec trente-trois centilitres d’Evian, cela fait dix-sept euros. Un couple de Français entre quand je sors. Les Belges ont raison de manger ailleurs.
Faisant fi de Knokke, je monte dans un tram de retour prêt à partir. Il est quatorze heures trente. J’admire une nouvelle fois le port de Zeebrugge où le vent souffle bien, mais je ne peux jurer avoir entendu craquer la terre, puis ce sont Blankenberge, Wenduine, De Haan et son joli petit port, Bredene, Oostende (autre port attrayant et vue sur la Cathédrale). Sitôt passé cette ville, le tram suit la plage de près pendant un certain nombre de kilomètres et je vois bien les chevaux de la mer foncer, la tête la première
Ensuite ce sont Mittelkerke, Westende, Sint-Laureins, Niewpoort, Oostduinkerke et l’arrivée à De Panne vers seize heures quinze. Jamais je n’avais fait un aussi long trajet en tramouais.
Le DK Bus Deux B est blindé dès Bray-Dunes. Beaucoup ne paient pas, sans que le chauffeur dise quoi que ce soit. Comment exiger de l’argent alors que ce sera gratuit dès le premier septembre. Pour ma part, j'ai versé mon obole en me dispensant de la surtaxe belge.
                                                        *
Sur les fenêtres de nombreux appartements d’immeubles laids du bord de mer : « Te Koop » (A vendre).
                                                        *
Dans cette partie de la Belgique où les Flamands ne badinent pas avec l’utilisation de  leur langue, nombre de boutiques avec un nom français.
Cela conduit parfois à des approximations. Exemples : « Café de Tennis » « Marquize ».
Le même genre de snobisme fait choisir un nom anglais à certains commerçants français.
 

8 août 2018


Une bonne nouvelle à l’orée de ce qui doit être la journée la plus chaude de mon séjour au Nord, celle qui a encore plus chaud à Paris m’apprend que les résultats de ses examens médicaux sont bons, l’opération a été efficace. De nouveaux contrôles auront bien sûr lieu l’an prochain.
L’orage étant annoncé pour l’après-midi et ma fatigue réelle, je choisis de ne prendre ni bus ni train ce mardi et pars à pied vers Rosendaël dont je photographie le beffroi et une exploitation horticole avant de trouver un chemin pour vélos et piétons permettant d’atteindre Leffrinckoucke où se tenait ce ouiquennede le championnat du monde de décorticage de crevettes grises dont le succès a dépassé les espérances. C’est une Belge, Katty Vanmassenhove, qui l’a emporté, m’a appris La Voix du Nord.
Cette voie verte (comme il est écrit) est bétonnée et rectiligne. Elle est une portion de l’axe Kiev Roscoff à vélo. Peut-être que des bicyclistes aiment rouler longtemps tout droit sur du ciment, mais le piéton que je suis trouve ça monotone. Avant le but, profitant d’un portillon permettant de traverser la voie ferrée parallèle, je m’échappe. La mer n’est pas loin mais où ?
J’avise un promeneur de chien et lui demande. « Suivez-moi », me dit-il. Heureusement qu’il est là car je n’aurais pas trouvé seul. Il faut notamment contourner une piste d’athlétisme en construction. Mon guide a le temps de me parler des dégâts de la Guerre et de me raconter sa vie. Sa femme est d’Avranches, il a été reporteur photographe à Paris, ils ont choisi Dunkerque pour la retraite car c’est proche de la Belgique avec possibilité d’aller en Angleterre par le ferry et à Lille ou Paris par le train.
Lorsque nous arrivons sur la digue, je me rends compte que nous sommes là où j’ai fait demi-tour lors de ma découverte de Malo. Après l’avoir remercié, je prends un café verre d’eau devant la paillotte bleue dont le tenancier est un sosie d’Antoine (chemise à fleurs comprise). Il m’en coûte deux euros (effet Antoine peut-être).
Je marche ensuite en direction des fumées inquiétantes qui s’échappent des industries dunkerquoises et suis vite accablé par la chaleur. Le premier banc à l’ombre est le mien. J’y poursuis la lecture de la Correspondance de Sigmund Freud.
Pour déjeuner je fonde espoir sur Les Frangines que recommande Le Routard. Il me faut rejoindre le centre-ville de DK. C’est près du beffroi. J’y arrive claqué et apprends que j’ai de la chance : ce mardi est le jour de réouverture après deux semaines de vacances. Les frangines sont trois femmes imposantes et cordiales. Des photos d’elles enfants figurent sur le mur et le set de table. Sont-ce vraiment elles, ces fillettes au physique ingrat ? Je n’ose demander. Un jeune serveur très professionnel les aide ainsi qu’une jeune fille à l’allure sage dont c’est aujourd’hui le premier jour de travail. Les salles sont chics. L’ambiance est plus que décontractée.
Je commande des pieds de cochon. Ils sont préparés au gril sous mes yeux. Une entrée m’est offerte, terrine et petite salade, pour me faire patienter.
J’ai presque autant de boulot pour décortiquer mes pieds de cochon que j’en aurais eu pour décortiquer des crevettes grises mais ça en vaut la peine, ils sont délicieux, tout comme le saladier des frites fraiches et celui de laitue bien assaisonnée.
Pendant que je déguste, les échanges vont bon train entre les frangines et leurs habitués.
L’une d’elles :
-Ah te voilà, toi connard, tu pouvais pas téléphoner ?
Une autre :
-Tu vois comme je m’occupe bien de toi et après tu vas encore dire que je suis une connasse.
La troisième évoque une femme qui utilise du collagène. Pas pour ses lèvres d’ici, dit-elle en montrant sa bouche.
En dessert, j’opte pour une tartelette au citron faite par l’une des trois frangines, sans meringue, excellente. Avec le quart de vin rouge, j’en ai pour vingt-trois euros et suis bien content d’avoir choisi ce lieu.
Je trouve heureusement un banc à l’ombre, près de l’église Saint-Eloi. J’y lis un moment puis, comme le ciel s’obscurcit, je vais boire un diabolo menthe, puis un second, au bar tabac de la place Jean-Bart (un euro quatre-vingts pièce) puis je rentre à pied à mon logis. J’y suis peu avant les premières gouttes, une petite averse, rien d’un orage. Mon guide de ce matin m’a dit qu’ici, des orages, il n’y en a presque jamais, la mer les repousse à dix kilomètres dans les terres. Quand même un éclair et un coup de tonnerre dans la nuit.
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Restaurants : on aurait pu jumeler Les Frangines (Dunkerque) avec Les Trois Sœurs (Marseille) si ce dernier existait encore. Même ambiance, même vocabulaire.
 

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