Le Journal de Michel Perdrial

Le Journal de Michel Perdrial




Loïc Boyer
Je suis l’auteur de textes courts qui furent publiés depuis mil neuf cent quatre-vingt-quinze dans des revues littéraires en France (Supérieur Inconnu, Supplément d’Ame, Nouvelle Donne, Le Bord de l’Eau, Pris de Peur, l’Art du Bref, Sol’Air, Gros Textes, Salmigondis, Verso, Décharge, Bulle, Filigranes, Diérèse, Martobre, Comme ça et Autrement, (Cahier d’) Ecritures, La Nef des Fous), en Belgique (Traversées, Ecrits Vains, L’Arbre à Plumes, Inédit Nouveau, Bleu d’Encre), au Canada (Les Saisons Littéraires) et en Italie (Les Cahiers du Ru).
Les courageuses Editions du Chardon ont publié en mil neuf cent quatre-vingt-dix-neuf Erotica, un recueil de vingt-huit de ces textes, illustré par Isabelle Pio et Antoine Lopez et préfacé par Sarane Alexandrian, toujours disponible auprès de moi.
Je suis également l’auteur d’une pièce de théâtre et de plusieurs romans ou récits à ce jour inédits.
Depuis le onze novembre deux mille six, je publie mon Journal via Internet, un temps sous-titré Persiflages, moquages et autres énervages mâtinés de complimentages et de contentages. Sa première partie est lisible chez Eklablog, la deuxième ici.
Je vis au centre de Rouen dans un ancien monastère où autrefois les Sœurs de la Miséricorde se vouaient à l’éducation des jeunes filles.







Rss

30 décembre 2024


En ce samedi frisquet, je ne puis plus rejoindre Le Socrate vers neuf heures, où j’ai souvent assisté avec plaisir à la rencontre des retraités de l’île Lacroix, un trio haut en couleur (comme on dit), composé d’un couple d’anciens charcutiers et d’un tiers prénommé François. Chaque semaine, ils  animent le troquet de leur nostalgie hebdomadaire. Du moins jusqu’à ce que se greffent à eux, un autre couple de retraités (lui aux propos salaces et racistes), leur fille, le chien d’icelle et parfois leur petite-fille, lesquels cassent la conversation du trio pour raconter leur ennuyeuse vie familiale.
Qu’importe. Je prends le bus Effe Sept jusqu’à son terminus, Hôtel de Ville de Sotteville, et trouve refuge pour mon café verre d’eau du samedi matin au Rocher de Cancale. Que ce soit côté personnel ou côté clientèle, on est populaire sans être vulgaire.
La longiligne serveuse brune m’apporte mon café verre d’eau, puis la patronne, Martine, arrive et me serre la main comme à tous les habitués. Je lui dis que je resterai déjeuner.
Je lis là Rêver à la Suisse d’Henri Calet, l’un de mes écrivains préférés, et la Suisse, le pays où j’aurais aimé naître et donc vivre (me suis-je dit à chaque fois que j’y suis allé).
A midi, au Rocher de Cancale, c’est hareng pommes à l’huile et jambon braisé frites pour quinze euros quatre-vingt-dix avec un café offert. Cela m’aurait plu que ça me plaise, mais c’est une cuisine basique qui ne me donnera pas envie de récidiver. Néanmoins, l’endroit se prête bien au café lecture du matin, le samedi, jour où les bus sont gratuits.
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Autre déjeuner au restaurant, la veille, à Rouen, en bas de la rue Cauchoise, chez Un Grain de …, à l’initiative d’un de ma connaissance, retraité depuis peu. J’ai choisi l’endroit.
Heureusement que prime le plaisir de discuter avec quelqu’un de sympathique dont les intérêts diffèrent des miens car côté cuisine, ce n’est plus ce que c’était. Un maigre choix dans la formule du jour et surtout de petites assiettes avec peu dedans. Jusqu’à présent je complétais Un Grain de … avec le mot Folie, rapport à l’exubérance de la patronne, qui, elle, n’a pas changé, mais n’est guère présente en salle ce jour. Désormais, c’est Un Grain de Déception.
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A Sotteville-lès-Rouen, une boulangerie pâtisserie nommée La Chartreuse de Parme.
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Les bords du lac Léman, Vevey, Saint-Saph’, Montreux, Chillon… J’y resonge à présent avec quelque mélancolie, et aussi quelque repentir. Je n’y retournerai plus : je me considère comme interdit de séjour en Suisse, par ma faute.
J’ai eu le tort de publier dans un journal deux articles qui ont mis les Vaudois très en colère contre moi. (Henri Calet, Rêver à la Suisse)

27 décembre 2024


Très peu de navetteurs dans le sept heures vingt-deux d’après Noël mais des familles avec enfants en bas-âge tôt levés retour d’agapes familiales. Le contrôleur n’attend pas avant de vérifier « les titres de transport ». Je lis Enfance salentine de Gianluca Virgilio, Un regard d’adulte sur une enfance qui n’est pas sans me rappeler la mienne par certains aspects (l’absence de salle de bains par exemple).
« Où sont les gens ? », disent les rares présents Gare Saint-Lazare. Comme je ne peux me laisser porter par le flot habituel, il me faut réfléchir pour rejoindre le quai de la ligne Quatorze.
Emile et Amin sont au Marché d’Aligre, deux nouvelles et jolies employées chez Re-Read, là comme ici je n’achète rien.
Huîtres gratinées au parmesan (trois seulement) et chou farci au canard dans la formule du jour d'Au Diable des Lombards. Je suis fort déçu du chou farci, de la farce sans goût, du peu de chou, du tas de riz dans de la sauce tomate, rien qui me rappelle l’Auvergne.
L’après-midi, on voit bien que les Parisiens absents sont remplacés par du tout-venant, des visiteurs arrivés des provinces et des pays étrangers, souvent chargés de famille, approximatifs et donc encombrants.
L’important pour moi ce jour, c’est de trouver un guichet de métro sans file d’attente. Ce que je finis par obtenir à Quatre Septembre. Il s’agit de faire charger ma seconde carte Easy Navigo de trente voyages à un euro soixante-treize avant l’augmentation du premier janvier. De la première carte, je n’aurai utilisé que deux voyages. Me voilà donc avec une réserve de cinquante-huit voyages qui me durera le temps d’une quinzaine de mercredis, quarante-quatre euros d’économie.
Quant à ma récolte de livres à un euro dans les trois Book-Off ce jeudi de lendemain de Noël, elle est maigre. Quelques-uns dont j’espère faire commerce. C’est tout
Peu de monde dans le seize heures quarante du retour qui emmène également les voyageurs du quinze heures quarante supprimé pour une raison inconnue. J’y termine Enfance salentine, un livre achevé d’imprimer en deux mille seize par Edit Santoro à Galatina (Italie).

24 décembre 2024


Encore du monde en brasserie au Socrate ce lundi quand j’y arrive à quatorze heures. Les deux serveuses présentes sont occupées à servir des desserts et débarrasser des tables. Je trouve donc normal de ne pas avoir mon café tout de suite mais quand je l’attends depuis un bon moment, j’interpelle l’une des deux. « Mon collègue vous l’apportera quand il arrivera », me répond-elle.
Ce garçon arrive à trois heures moins le quart avec mon noir breuvage. « Heureusement que vous êtes là, lui dis-je, car je me demande si je l’aurais eu. La serveuse est désagréable aujourd’hui. »
Je bois ce café tardif puis reprends ma lecture. Soudain elle arrive :
-Monsieur, je ne suis pas désagréable. Ni vulgaire.
-Ah, je comprends !
-Et si vous n’aimez pas notre établissement, vous n’êtes pas obligé de venir.
Elle tourne les talons tandis que je me demande qui a bien pu l’avertir de ce que j’ai écrit l’autre jour à propos du repas de couillus. Un crétin de base assurément. Car il est évident que ni le personnel ni la direction ne font partie de mes lecteurs. Ils ne savent même pas mon nom.
Vers quinze heures trente, je paie mon euro cinquante au patron qui, lui, a toujours été aimable avec moi. « En revoir », me dit-il. Il n’en est pas question. Pas envie d’un café à la cigüe.
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Cela m’ennuie quand même un peu de ne plus pouvoir fréquenter le Socrate. Sa grande salle me convenait bien pour lire. Il va falloir que je trouve un autre lieu. Ça va être compliqué. Si, où que j’aille en villégiature, je trouve toujours un café à mon goût, ce n’est pas le cas à Rouen. La ville ne manque pas de débits de boissons mais ce sont pour la plupart des petits troquets pas à mon goût.

21 décembre 2024


C’est enfin le jour de la visite de fin de chantier à l’usine ophtalmologique ce vendredi matin. Un endroit que je rejoins pédestrement sous le soleil. A neuf heures est mon rendez-vous.
J’ai d’abord affaire à l’orthoptiste chargée de mesurer ma tension oculaire, laquelle est dans la norme, quinze pour chaque œil. Je sais que ça n’empêche pas forcément l’aggravation du glaucome.
Je passe à côté où la seconde orthoptiste, plus gentille, s’occupe de contrôler ma vue. De loin, c’est parfait. De près, c’est à corriger. Elle vérifie aussi l’état de mon nerf optique sans rien m’en dire.
Je retourne en salle d’attente avant que le boss m’appelle. Cela ne tarde pas. « Vous avez la vue d’un aigle, me dit-il, dix sur dix pour chaque œil. » Le chouïa de myopie qu’il voulait me laisser pour favoriser la vue de près n’y est pas. « Ça ne marche pas toujours », me dit-il. « Je redécouvre le monde », lui dis-je en le remerciant une nouvelle fois. « Les stens qu’il m’a posés permettent de stabiliser la tension oculaire. « C’est mieux d’avoir quinze tous les jours plutôt qu’un jour seize, un jour quatorze, un jour quinze. Le nerf optique n’aime pas ça. » Il me prescrit une nouvelle monture et des verres adaptés à ma nouvelle vue, ainsi qu’un an de traitement contre le glaucome. Je rentre en bus et je suis à la maison à dix heures.
J’en ressors illico pour rejoindre Ecouter Voir où s’occupe de moi une jeune « vendeuse monteuse » (c’est écrit sur son badge). Je lui dis que je préfère garder la même monture, bien qu’elle soit usée. Quant aux verres, j’opte pour ceux du zéro reste à charge. « Ce sera prêt dans dix ou quinze jours », me dit-elle. La faute aux Fêtes. Encore deux semaines à ne pouvoir lire que  des livres maintenus à distance. Ce qui fatigue mes yeux plus que mes bras.
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Difficile aussi de lire le courrier que je reçois. Ainsi le décompte de ma mutuelle auquel, en plus, je ne comprends pas grand-chose. Il semble que sur les mille euros de dépassement d’honoraires pour l’opération de la cataracte et la pose des stens, je n’aie été remboursé que d’environ deux cents.
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Quatorze heures au Socrate, bien plus bruyant qu’habituellement ce vendredi en raison d’un repas de couillus. Vingt collègues qui fêtent la fin d’année. La beauferie à l’état pur. Au dessert, ils demandent un orgasme aux serveuses qui trouvent ça drôle. Toutes trois en font des tonnes pour les exciter encore plus. Je ne sais pourquoi cet endroit passe pour être un café bourgeois. C’est l’un des plus vulgaires de la ville.

19 décembre 2024


Un jour, le train de sept heures vingt-quatre dut partir de Rouen à sept heures vingt-trois pour arriver à la même heure à Paris. Désormais, il lui faut partir à sept heures vingt-deux. J’y occupe ce mercredi la place trente-trois de la voiture trois, poursuivant la lecture de M Train de Patti Smith. J’ignore où j’étais dans la décennie précédente, lorsque le concept de borne s’est imposé dans les aérogares. écrit-elle.
A l’arrivée dans la capitale, je renoue avec le bus Vingt-Neuf (départ dans dis minutes) dont je n’aurai pas lu l’ode par Jacques Roubaud avant sa mort. Un trajet que je redécouvre avec mes nouveaux yeux. Du moins jusqu’à ce qu’on arrive à Sébastopol. Le chauffeur se penche alors pour annoncer qu’il dévie et que le prochain arrêt sera Bastille Beaumarchais. Certains pestent et descendent.
De Bastille, je remonte pédestrement la rue du Faubourg Saint-Antoine qui cette année s’est dotée d’un Joyeuses Fêtes et de décorations lumineuses semblant dater du siècle précédent.
Peu de vendeurs au Marché d’Aligre, point d’Emile et rien pour moi chez Amin, je vais boire un café au comptoir du Camélia. La plupart de celles et ceux qui entrent ici désirent payer des impôts supplémentaires en achetant des cigarettes et des jeux à perdre. Ça gratte maladivement, comme si, en insistant, une grille perdante pouvait se transformer en grille gagnante.
Au Book-Off de Ledru-Rollin, du monde qui cherche des cadeaux de Noël. « Je voudrais un livre de philosophie pour quelqu’un qui n’y connaît rien, un peu comme La Philosophie pour les nuls, mais sans les nuls dans le titre. »
Quand j’arrive devant Au Diable des Lombards, le bourguignon au menu me fait hésiter. Se présente alors un groupe d’au moins dix collègues. De quoi me faire filer jusqu’au chinois à volonté de la rue de la Verrerie où il y a peu de monde. J’en suis au dessert, beignets de pommes, lorsque arrivent une professeure et treize élèves, surtout des filles. « Chacun paiera son repas » clame l’enseignante. Cela ne leur coûtera que douze euros cinquante. Sauf à un garçon qui ne veut pas de cette nourriture venue d’ailleurs. Il demande à la patronne s’il peut acheter un sandouiche en face et le manger ici. Il se voit opposer un refus.
C’est encore une clientèle de Noël au Book-Off de Saint-Martin. Un homme rame pour trouver un livre sur le canoë kayak. Au Bistrot d’Edmond, des groupes de collègues terminent de déjeuner puis encombrent la caisse car là aussi chacun paie son repas. Le troisième Book-Off est d’une tranquillité inhabituelle.
Le train de retour part toujours à seize heures quarante mais il arrive désormais trois minutes plus tôt à Rouen, ce qui permet d’entendre l’église Saint-Romain carillonner à dix-huit heures. Le Coupable suivi de L’Alleluiah de Georges Bataille,(L’Imaginaire / Gallimard) Avant Godot de Stéphane Lambert (Arléa) et trois opuscules : A propos d’art nègre de Guillaume Apollinaire (Toguna), La sculpture nègre et l’art moderne de Paul Guillaume (Toguna), Souvenirs sur Brancusi d’isamu Noguichi, (L’Echoppe), c’est tout ce que j’ai dans mon sac.
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Dans le train de l’aller, un homme tellement gros qu’il est obligé de voyager assis sur deux strapontins de la plateforme.

16 décembre 2024


Même trajet qu’hier pour la deuxième journée de désherbage de la Bibliothèque Municipale de Sotteville-lès-Rouen et même temps froid qui me conduit à l’arrivée tout droit au Rocher de Cancale où à cette heure la clientèle est exclusivement masculine afin de boire un bon café à un euro quarante.
A dix heures moins le quart, prudent comme je suis, je vais me peler devant la porte principale de la Bibliothèque Municipale. Nous ne sommes que dix lorsqu’elle s’ouvre. Je n’ai aucune concurrence devant les cartons Littérature. C’est tant mieux, car celui-ci a été réalimenté avec notamment trois beaux livres à cinquante euros qui ici ne me coûteront que deux euros pièce : Les dessins de Baudelaire de Claude Pichois et Jean-Paul Avice (Textuel), Sartre sous la direction de Mauricette Berne accompagné d’un dévédé « Entretien et témoignages » (Bibliothèque Nationale de France / Gallimard) et, qui m’intéresse encore plus, Thomas Bernhard sous la direction de Pierre Chabert et Barbara Hutt (Minerve). J’y trouve aussi Œuvres complètes de Paul-Jean Toulet (Bouquins Laffont). Ensuite, classé parmi les romans à un euro, mais n’en étant pas un, je fais mien Eté froid & autres textes d’Ossip Mandelstam (Actes Sud).
Après avoir salué un de ma connaissance qui m’avait informé de cette vente (vue ensuite sur les réseaux sociaux et Brocabrac), je rentre dans un bus Effe Sept blindé et arrive à mon logis à onze heures pile.
La pénible foule des acheteurs de Noël dans les rues de Rouen et les transports en commun gratuits du samedi m’incitent à un troisième passage dans cette vente en début d’après-midi. Il est moins fructueux que les précédents, mais quand même je mets dans mon sac un document à deux euros Raymond Carver une vie d’écrivain par Carol Sklenicka (Editions de l’Olivier). A quoi j’ajoute, placés dans les cartons « cinq livres de poche pour un euro » bien que quatre n’en soient pas, Les enfants des beaux jours d’Eduard von Keyserling (Actes Sud), Son expérience de l’amour suivi de Cœurs bigarrés du même (Actes Sud), A la mémoire de Schliemann de Nina Berberova (Actes Sud), Chronique joyeuse et scandaleuse de Maurice Sachs avec une préface de Thomas Clerc (Phébus Libretto) et Ces princes de la mystérieuse Catherine Guérard (Les Editions du Chemin de Fer), un livre bleu, une réédition de deux mille vingt-deux.
Il pleut à la sortie. Je vais prendre un café verre d’eau au Rocher de Cancale qui fait brasserie le midi et où il fait bien chaud. A cette heure, la clientèle est mixte. Il y a même une femme seule avec des marques sur le visage. Deux hommes jouent aux dominos.
Quand la pluie cesse, je monte encore une fois dans un Effe Sept prêt à partir. Je suis le seul de tous les passagers à dire bonjour au chauffeur. A ma gauche, une femme délire au téléphone. Les riches de Dubaï vont bientôt recevoir les grêlons de l’Apocalypse sur la tête, « périr et perdre la vie ».

14 décembre 2024


Un vendredi matin bien froid, et bruyant, car c’est le jour du grand nettoyage du jardin (ce qu’il en reste), débroussailleuse, chasse-feuilles, tondeuse.
Je fuis ce tapage à neuf heures pour prendre un bus Teor puis le métro dont je descends à Hôtel de Ville de Sotteville. De là, pédestrement, je rejoins la Bibliothèque Municipale.
Aujourd’hui à partir de dix heures, c’est son premier jour de désherbage. Il est moins le quart. Deux couples me précèdent devant la porte latérale. Comme moi, ils savent que c’est ici l’ouverture en cette circonstance. Je ne me retourne pas mais je sens que derrière, la file s’allonge. Il est possible que certains ne puissent pas entrer avant que d’autres ne ressortent.
Un lointain carillonnage d’église annonce dix heures et là ça ne se passe pas comme prévu car les bibliothécaires ouvrent la grande porte, peut-être à cause du froid. C’est ainsi que beaucoup me précédent à l’intérieur. Je suis quand même le premier devant le bac Littérature.
Il est peu chargé, mais contient un ouvrage que je ne laisse pas saisir par quelqu’un d’autre, le Zibaldone de Giacomo Leopardi, publié chez Allia, un ouvrage de deux mille quatre cents pages sur papier bible, prix de vente neuf cinquante euros et qui ici, comme document, est à deux euros. Ce pavé était soldé il y a des années chez Mona Lisait à Paris. Je m’étais tâté pour l’acheter. C’est une pièce maîtresse que je ne suis pas certain de réussir à lire.
Choderlos de Laclos par Jean-Paul Bertrand (Fayard) va aussi dans mon sac en plastique. Au rayon Voyage un troisième document devient mien : Lettres d’Egypte de Gaston Maspero, sa correspondance avec sa femme Louise, publiée au Seuil.
Parmi les romans, tous à un euro, je retiens le volume deux de ceux de Restif de La Bretonne paru chez Bouquins Laffont (point de volume un) et, autre trouvaille de premier ordre, La Vie et les Opinions de Tristram Shandy de Laurence Sterne dans la traduction intégrale de Guy Jouvet en un volume chez Tristram, un peu déformé, on voit qu’il a été lu plus d’une fois.
Il y a une telle foule dans cette salle annexe que je ne peux rester davantage. Mes achats réglés, je trouve devant l’Hôtel de Ville un bus Effe Sept prêt à partir. Il a l’avantage, pour traverser Rouen, de passer par la rue de la République. Je n’ai que deux cents mètres à pied pour rejoindre mon logis. Il est onze heures pile. Le détartrage du jardin n’est pas terminé.
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Je trouve insensé qu’une bibliothèque se débarrasse du Zibaldone et de Tristram Shandy, mais je ne vais pas m’en plaindre.

13 décembre 2024


Ce n’est que depuis ce mardi que les trains circulent à nouveau entre Le Havre et Paris. Le sept heures vingt-trois du mercredi est à l’heure. J’y lis M Train de Patti Smith, un texte autobiographique illustré de photos en noir et blanc prises par elle-même. Cela m’intéresse plus que je l’imaginais. La voici passant Noël seule dans un cinéma qui projette Millénium : Les hommes qui n’aimaient pas les femmes. Me voilà en compagnie d’une vingtaine de traînards, confortablement isolée du monde, baignant dans un certain bien-être de Noël, pas de cadeaux, pas d’Enfant Jésus, pas de guirlandes argentées ni de gui, juste un sentiment de liberté absolue.
Je cesse de lire quand les saumons commencent à remonter la rame. Ce qu’ils font de plus en plus tôt, tant les obsède le désir de travailler on ne peut plus rapidement.
Paris est mouillée quand je sors de terre à Ledru-Rollin. Je suis seul client au Camélia où le fils de la maison est de retour derrière le comptoir du tabac et des jeux à perdre.
Emile est absent au Marché d’Aligre. Chez Amin, qui a sorti ses barnums, les livres abrités sont les mêmes que ceux de la semaine dernière, à quoi s’ajoutent quelques nouveautés, dont quatre énormes volumes de Correspondance de Saint Pierre Fourier. Heureusement, je ne m’intéresse pas à la chose religieuse.
Rien chez Re Read où je regrette surtout de ne plus voir la jolie vendeuse et une maigre récolte au Book Off de Ledru-Rollin où je ne dépense qu’un euro pour A la garde - Lettre à mon père pasteur de Daniel de Roulet (Labor et Fides).
Au guichet du métro, je blinde de trente voyages une de mes cartes Navigo Easy. Elle me permettra de continuer à circuler au prix d’un euro soixante-treize le trajet quand arriveront les augmentations de janvier deux mille vingt-cinq.
Mon déjeuner, c’est encore chez Au Diable des Lombards, os à moelle au four et ses toasts puis côte de porc, pommes de terre et patates douces.
Le sous-sol du Book-Off de Saint-Martin me permet de remplir mon sac de livres à un euro : Un ciel de pierres - Voyage en Atacama de Matthieu Gounelle avec des dessins de Frédéric Pajak (Gallimard), Mémoires de la Marquise de La Tour du Pin (Le Temps Retrouvé / Mercure de France), Encyclopédie privée d’Enis Batur (Actes Sud), Les années / Vers la chartreuse de Carlo Emilio Gadda (Christian Bourgois), La Tragédie du Saint-Philibert de Roland Mornet (La Geste), Enfance salentine de Gianluca Virgilio (Edit Santoro), Exobiographie de René de Obaldia (Les Cahiers Rouges / Grasset), Les sautes d’humour de Marcel Proust recensées par Serge Sanchez (Payot) et Les plus jolies fautes de français de nos grands écrivains récoltées par Anne Boquel et Etienne Kern (Payot).
De là au Bistrot d’Edmond, pour un café comptoir peu bon mais peu cher. Le troisième Book-Off vaudra-t-il le détour cette fois ?
A l’angle de deux allées je vois gicler un tabouret à roulettes envoyé là par une béquille au bout de laquelle s’accroche le vieux bouquiniste qui pousse d’un pied un lourd panier de livres. Il me demande si j’arrive à lire tous les livres que j’achète. « Bien sûr que non, lui dis-je, mais je suis obligé de les prendre car je ne les reverrai sans doute pas à ce prix-là. » Il me raconte une nouvelle fois sa vie, m’apprenant qu’il a pour voisin Raphaël Glucksmann (inutile de préciser l’adresse). Voyant un livre de Guy Bedos : « Il était gentil. Il m’achetait des livres quand j’avais une boîte sur les quais. Je lui ai montré une photo de ma fille qui venait de naître. Po po po, il m’a dit, comme elle est belle ! » Il m’en montre une de cette même fille qui a maintenant douze ans, allongée sur un canapé, une tablette entre les mains. Elle ne lit aucun livre, c’est son désespoir. Il veut aussi me montrer une photo de son bureau, mais oubliant ce qu’il cherche, m’en présente deux de lui quand il était hippy. « J’ai mis trois mois pour arriver en Inde et je suis revenu en une journée. » Malgré son handicap, il grimpe à l’étage où sont les livres d’art. Sans doute perd-il un peu la tête, il est persuadé qu’on s’est connu sur les quais.
Je quitte les lieux en ayant ajouté quatre livres à un euro à mon butin du jour, dont par coïncidence Défense des bouquinistes des quais et d’ailleurs, un hors-série du bulletin des Amateurs de Rémy de Gourmont publié lorsque la Maire Hidalgo, qui a enfin ôté la décoration dédiée de son Hôtel de Ville, voulait les virer pour l’ouverture de ses Jeux Olympiques, avec des textes dudit et de contemporains ainsi que des dessins de cette époque. Les trois autres sont Paul Gadenne par Didier Sarrou (La Part Commune), Lectures - Chroniques du New Yorker de George Steiner (Arcades / Gallimard) et Mais dans quel monde vivez-vous ! de Georges Picard (José Corti).
Je rentre en compagnie de Patti Smith qui peste quand elle trouve sa table préférée au Café ‘Ino occupée par une autre. Dans un épisode d’Inspecteur Barnaby, on l’aurait sûrement retrouvée étranglée au fond d’un ravin, derrière un presbytère abandonné. Sa commande habituelle : un café, un toast de pain complet et de l’huile d’olive. Un petit-déjeuner donc je pourrais m’inspirer si je ne peux plus manger de confiture.
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Le site Far Out m’apprend que le Café ‘Ino a fermé ses portes en deux mille treize, deux ans avant la publication de M Train, et que le propriétaire a offert à Patti Smith la table et la chaise qu’elle a occupées pendant plus d'une décennie. Ça n’a pas dû suffire à la consoler.
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Légende d’un des dessins de Défense des bouquinistes des quais et d’ailleurs : « Je cherche ce que je trouve. »

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