Le Journal de Michel Perdrial

Le Journal de Michel Perdrial




Loïc Boyer
Je suis l’auteur de textes courts qui furent publiés depuis mil neuf cent quatre-vingt-quinze dans des revues littéraires en France (Supérieur Inconnu, Supplément d’Ame, Nouvelle Donne, Le Bord de l’Eau, Pris de Peur, l’Art du Bref, Sol’Air, Gros Textes, Salmigondis, Verso, Décharge, Bulle, Filigranes, Diérèse, Martobre, Comme ça et Autrement, (Cahier d’) Ecritures, La Nef des Fous), en Belgique (Traversées, Ecrits Vains, L’Arbre à Plumes, Inédit Nouveau, Bleu d’Encre), au Canada (Les Saisons Littéraires) et en Italie (Les Cahiers du Ru).
Les courageuses Editions du Chardon ont publié en mil neuf cent quatre-vingt-dix-neuf Erotica, un recueil de vingt-huit de ces textes, illustré par Isabelle Pio et Antoine Lopez et préfacé par Sarane Alexandrian, toujours disponible auprès de moi.
Je suis également l’auteur d’une pièce de théâtre et de plusieurs romans ou récits à ce jour inédits.
Depuis le onze novembre deux mille six, je publie mon Journal via Internet, un temps sous-titré Persiflages, moquages et autres énervages mâtinés de complimentages et de contentages. Sa première partie est lisible chez Eklablog, la deuxième ici.
Je vis au centre de Rouen dans un ancien monastère où autrefois les Sœurs de la Miséricorde se vouaient à l’éducation des jeunes filles.







Rss

29 décembre 2019


Boulevard Saint-Michel, je trouve à l’étalage de Gibert Joseph pour un euro, publié par Le Tout sur le Tout, Armen de Jean-Pierre Abraham que je cherchais depuis un moment. Monté à l’étage Littérature, je prends, au prix d’occasion de quatorze euros soixante au lieu de vingt-deux cinquante, paru au Mercure de France, le Journal particulier (1935) de Paul Léautaud, qui me manquait (me suis-je aperçu dernièrement), et, pour faire bonne mesure, m’offre le premier tome du Journal de Julien Green récemment paru chez Bouquins, un exemplaire d’occasion à vingt-quatre euros au lieu de trente-deux.
-Votre code postal ? me demande le caissier à qui je règle ces achats.
Je pourrais me croire à l’Office de Tourisme.
Au bas du même boulevard, j’entre chez Gibert Jeune et en explore le rayon Correspondances et Journaux intimes. Quelques tomes de celui de Gabriel Matzneff y sont, qui vont peut-être avoir du mal à trouver preneur désormais, à moins qu’au contraire. Au même étage, je mets la main sur l’énorme Quarto consacré aux Œuvres de Georges Perros, une occasion à vingt euros quatre-vingts au lieu de trente-deux. Il est des livres que vu mon âge avancé je ne peux attendre de trouver à vil prix.
Je sais comment faire pour revenir à Saint-Lazare pédestrement. Me frayant un chemin parmi la foule des touristes internationaux, je longe les boîtes inintéressantes des bouquinistes, traverse la Seine par le pont des Arts, entre dans la cour du Louvre, contourne la Pyramide et arrive dans le jardin des Tuileries où Marcel Campion, Roi des Forains, a installé, à l’invitation du Musée, la Grande Roue qu’Anne Hidalgo, Maire, Socialiste, pensait avoir réussi à bouter hors de la ville.
Elle n’est pas seule. Une véritable fête foraine s’étend jusqu’au Jeu de Paume. Cette installation à la gloire de la vulgarité est fréquentée par son lot de familles.
Arrivé à la Madeleine, je traverse avec le même ennui la vulgarité des riches qui vaut celle des pauvres. Encore un effort et c’est Saint-Lazare.
J’attends qu’il soit l’heure de mon train à La Ville d’Argentan où le prix du café est passé de deux euros vingt à deux euros quarante. Au bout d’un moment la circulation automobile est suspendue rue d’Amsterdam. Des Céhéresses prennent position devant la gare. Une manifestation de grévistes en est la cause. Je commence à m’inquiéter pour mon retour.
Heureusement, l’accès à la gare n’est pas entravé. Le Corail de dix-sept heures quarante est plus que complet. Les derniers arrivés voyagent debout sur les plateformes. Parti à l’heure, de ralentissements en arrêts inopinés, il se transforme en train de l’angoisse. Ira-t-il jusqu’à Rouen ?
Il y arrive avec vingt minutes de retard alors que tombe une sacrée drache qui me vaut d’être lessivé avant d’être à la maison. Mes livres sont heureusement protégés par plusieurs sacs en plastique puisés dans le stock que j’ai constitué avant leur interdiction.
                                                                 *
Chaque autobus parisien est plein comme un œuf. Peu des entassés paient. La plupart sont jeunes et ne prenaient jamais le bus. Depuis le début de la grève en sont exclus les habitués : ancêtres avec ou sans canne, handicapés en fauteuil, jeunes parents à poussette. Ces derniers peuvent marcher. Les autres restent bloqués dans leur quartier.
 

28 décembre 2019


Le Corail de sept heures trente-cinq est celui qui arrive de Paris dix minutes plus tôt, avec peu de monde à l’intérieur. Il repart vers la capitale avec un peu plus, surtout au féminin. Le voyage se passe sans que j’aie à montrer au contrôleur mon billet rectifié à la main.
Depuis Saint-Lazare, ravi d’humer à nouveau l’atmosphère parisienne, je rejoins à pied, chemin que je connais par cœur, le Bistrot d’Edmond où n’est présent qu’un ouvrier qui change les ampoules. « Vous êtes mon troisième client depuis l’ouverture », me dit la responsable qui fait office de barmaid. La faute à la grève. Je lui dis qu’ancien enseignant je suis du côté des grévistes mais que je comprends le souci que ça lui cause. Elle habite en banlieue seule avec son fils, elle subit les grèves des transports et de l’école. Elle me dit qu’elle est prise en otage. Je lui réponds qu’il faut laisser cette expression aux victimes d’actes de terrorisme. Le dialogue se tend. Elle me déclare qu’en ayant dans la famille, du côté de son père, elle est bien placée pour savoir que les enseignants sont des fainéants. Nous nous séparons néanmoins en termes cordiaux quand à dix heures je vais faire l’ouverture au Book Off de l’autre coin de la rue.
Le personnel est réduit, la clientèle mince et mon sac épais quand j’en repars par la rue Saint-Augustin en direction de la Bourse. Un peu plus loin, je tourne à droite rue Montmartre et arrive plus tôt que je ne l’aurais cru à Saint-Eustache. Pour la première fois je passe sous la Canopée. La Seine traversée, je jette un coup d’œil à Notre-Dame éventrée, désormais surmontée d’une grue jaune qui doit permettre l’enlèvement de l’échafaudage à demi fondu.
A midi moins cinq, j’entre au restaurant La Cochonnaille où une vieille habituée m’a précédé. C’est une serveuse jamais vue qui m’accueille. Comme je lui dis que je sais où sont les toilettes, elle me demande si je suis de la G M.
-La quoi ?
-La Grande Maison. Vous n’en êtes pas. Vous sauriez ce que c’est.
Elle m’explique que l’on a ici un menu spécial Police, que ça date des anciens propriétaires.
-Un menu avec de l’alcool ?
-Bien sûr.
Elle ne veut pas m’en dire plus. Je lui commande mon habituel menu à douze euros et le quart de vin rouge à sept, pendant qu’arrive sur sa trottinette personnelle celle que je pense être la patronne, jeune jolie Chinoise souriante, au prénom français comme il se doit. Je n’arrive pas à comprendre comment elle peut avoir déjà deux enfants.. Elle aussi vient de la banlieue, trottinette, tramouais, métro Un, trottinette. La grève est une catastrophe pour le restaurant. Incidemment, elle me prive du petit pot de rillettes offert en apéritif. Le livreur ne vient plus, trop d’embouteillages. Ici on ne vitupère pas contre les grévistes mais je préfère ne pas donner mon avis.
C’est la première fois depuis le début de la grève que je peux venir à Paris, expliqué-je. « Et vous avez un train pour repartir, vous êtes sûr ? » me demande la charmante trottineuse.
Je le lui certifie.
-Sinon, vous m’auriez hébergé ? lui demandé-je.
-Sur une banquette au sous-sol, me répond-elle.
                                                          *
Rue de la Harpe, un livreur Uber en Vélib’.
 

27 décembre 2019


Noël le mercredi, Paris le jeudi, me suis-je dit il y a un mois au moment de réserver mon escapade hebdomadaire vers la capitale mais, conséquence de la grève, cette fois c’est mon train aller qui est supprimé. Ne voulant pas d’une troisième semaine sans échappée de mi-semaine à la capitale, et bien que je souhaitais ne pas mettre le pied dehors le vingt-cinq décembre, me voici vers onze heures et quart en chemin pour la gare. Sur son parvis, un rassemblement de clochards. L’Ordre de Malte leur offre boissons chaudes et viennoiseries.
Aucune attente au guichet, le jeune homme qui s’occupe de moi est okay pour remplacer mon billet du sept heures cinquante-six par un autre pour le sept heures trente-cinq, au même prix, mais il n’arrive pas à le faire admettre à son ordinateur. A la fin, il transforme mon billet à la main et valide cela d’un coup de tampon afin que je n’aie pas d’ennui avec le contrôleur.
En revenant vers chez moi, je ne croise que des chercheurs de boulangerie ou de bureau de tabac, désespérés de ne trouver ouvert qu’un fleuriste, ainsi que des familles occupant le temps d’avant le déjeuner, et puis j’aperçois un homme qui se glisse sous le volet roulant de l’ancienne Poste de la Champmeslé puis le descends derrière lui.
Je ne sais quel est le boutiquier qui s’installe ici, faisant travailler des ouvriers le jour de Noël. Déjà, il y a quelques semaines, j’avais remarqué garée devant cet endroit une camionnette blanche immatriculée en Bulgarie.
                                                           *
Finie la plaie liste sur France Culture. Les émissions ont repris après un mois de grève contre les restrictions budgétaires et la diminution de personnel en découlant. Un mois de grève sans aucun résultat.
 

26 décembre 2019


Fuir Rouen le jour du paroxysme de la fièvre acheteuse, tel est mon projet. Je peux le mettre en œuvre grâce aux trains qui circulent malgré la grève entre Rouen et Dieppe ce vingt-quatre décembre. Nous sommes fort peu dans le neuf heures quinze qui mène à la mer. La campagne a un air désolé, arbres nus et champs gorgés d’eau, mais les nuages laissent voir du bleu.
A l’arrivée, je rejoins le quartier du Pollet où j’ai repéré un restaurant nommé La Cale. Je le trouve fermé et m’apprête à rejoindre le Tout Va Bien quand devant la Poste je croise Bernard Clarisse et sa compagne. Cela fait longtemps que je n’ai vu cet artiste plasticien dont je fus le stagiaire à l’Institut Universitaire de Formation des Maîtres. Nous devisons un bon moment de nos activités respectives. Incidemment, il me fait une description peu flatteuse d’un autre de ses stagiaires, tête de liste aux prochaines municipales rouennaises. Quand nous nous séparons, je passe à la boîte à livres. Un vandale en a arraché les portes. Les quelques ouvrages présents sont trempés.
Trop tard pour le Tout Va Bien où les tables sont dressées dès onze heures pour le déjeuner, je me rabats sur L’Escale où j entreprends la lecture du Journal Particulier (1936) de Paul Léautaud.  D’autres lisent la presse locale qui s’intéresse à Henri, quatre-vingt-six ans, Père Noël depuis trente ans.
Beaucoup des restaurants des quais sont fermés. Je trouve place au Sully, une table avec vue sur le port ensoleillé à ma gauche et sur une décoration de Noël surchargée à ma droite, choisissant le menu à dix-neuf euros quatre-vingt-dix : six huîtres numéro trois, haddock sur lit de chou, camembert frit, crème brûlée, avec un demi de vin blanc à douze euros et du mauvais pain sorti d’un congélateur. La table voisine est occupée par un duo de Parisiennes dont l’une d’origine allemande qui s’efforce de garder à sa vie une part de naïveté, comme Romain Gary. Elles parlent d’une femme qui a acheté une maison « Lui il n’a rien. Il a juste le droit de faire les travaux. »
Le service est à l’ancienne, très Ecole Hôtelière, comme les tenues. Le changement de couverts s’effectue à l’aide d’une assiette couverte d’un carré de tissu marron sur lequel ils reposent.
-Vous êtes écrivain ? me demande la serveuse me voyant écrire sur mon carnet Muji.
-Je publie des choses sur Internet, lui réponds-je
Elle n’en demande pas plus, m’apporte mon dessert. Cette crème brûlée est plus grande que la moyenne, et moins bonne que la moyenne.  
A la sortie, je longe la mer sur une promenade presque déserte puis trouve refuge au Brazza. Le couple de tenanciers y passe le relais à un père et sa fille qui ont repris l’affaire. La clientèle regrette le départ des uns et considère les autres de façon expectative. « C’est une page qui se tourne ». On parle de Noël, comment on va le fêter : « Faut essayer de rester un peu traditionnel. »
Vers quinze heures, je vais boire un autre café au Café des Tribunaux, le seul endroit de la ville où il y a foule, un mélange de bourgeoisie locale et de pré-fêtards venus d’ailleurs. « C’est joli ici, on dirait l’Alsace », commente l’un de ces derniers en entrant dans la taverne. « Oui, c’est dommage qu’on y trouve tant d’abrutis », ai-je envie de lui répondre.
Le train omnibus de dix-sept heures dix-sept, quasi vide, me ramène dans une ville de Rouen débarrassée des porteuses et porteurs de sacs de boutiques.
                                                              *
Désormais plus de période bleue plus de période blanche, tous les trains Dieppe Rouen sont au même prix pour les détenteurs de la Carte Avantage Senior, soit huit euros quarante. En période bleue, c’était six euros. Cela correspond donc à une augmentation de quarante pour cent du prix du billet. Et celui-ci n’est maintenant valable que pour un train précis, plus question de prendre le précédent ou le suivant.
A qui faut-il dire merci ?
A Hervé Morin, Duc de Normandie, Centriste de Droite, qui a pris le contrôle de la ligne.
                                                              *
Maudite soit la décentralisation. Jacobin, je suis, l’ai toujours été, me réjouissant dans ma vie professionnelle de dépendre d’un lointain Ministre de l’Education Nationale et non pas d’un chefaillon régional, ou pire, municipal.
 

24 décembre 2019


Pire qu’un habituel dimanche désert, le dernier dimanche d’avant Noël est une épreuve que je traverse du mieux que je peux pour aller m’installer avec mon ordinateur au Café de la Ville. J’y transcris les passages relevés lors de ma lecture du Journal de guerre de Valentin Feldman. De temps en temps entrent des familles venues dans le plus grand centre commerçant de Normandie pour acheter les cadeaux, une corvée à laquelle peu échappent. Ce sont toujours des couples avec deux enfants, accompagnés soit d’un beau-frère soit d’une belle-mère. L’ambiance est tendue. D’abord la marmaille se fait remonter les bretelles par la mère puis l’irritation monte entre les deux beaux-frères ou entre la belle-mère et la fille, un passage aux toilettes et les voici partis.
Quand j’en suis à taper le passage où Valentin Feldman, professeur agrégé nommé à Dieppe, raconte l’énervement que lui cause la serveuse blonde du Tout Va Bien qui sourit aux soldats nazis pendant qu’il y lit le Journal d’Eugène Dabit, une drache s’abat sur le Vieux Marché. Elle m’autorise à rester plus longtemps. Quand cela se calme un peu, je me lance à l’extérieur. Las, l’averse reprend de plus belle. Malgré le parapluie, j’arrive à la maison rincé. Le livre et l’ordinateur sont saufs.
Monté à l’étage, un bruit me fait sursauter. C’est mon livre en forme de cercueil qui vient de choir, en quoi je m’efforce de ne pas voir un signe. Ce serait bête de ne pas atteindre deux mille vingt, alors qu’on en est si près.
                                                               *
A cette période, Rouen est une ville fréquentée avant tout par des beaufs. Même les Parisiens venus ici en sont.
                                                               *
Croisé ce lundi midi, rue du Canuet, une manifestation des plus rigolotes. Des cheminots de Sud au volant d’un petit train blanc surmonté de tous leurs drapeaux colorés et dont la sirène mugit aussi fort que celle d’une locomotive de la Senecefe. Ils crient « Bon Noël » et « Vive la grève ». Devant eux, une voiture de la Police Nationale. Derrière eux, une voiture de la Police Nationale.
 

23 décembre 2019


A droite, Hervé Morin, Duc de Normandie, et à ce titre faiseur de Maire à Rouen, ou se rêvant tel, impose dans un premier temps un sondage de notoriété aux Droitistes et Centristes de Droite qui pensent être nés pour diriger la ville. En sort vainqueur, c’est lui que le dit, Jean-François Bures, Droitiste de chez Les Républicains. Sans plus attendre, il annonce sa candidature.
L’avait précédé, pas concerné par le sondage, Jean-Louis Louvel, le roi de la palette, avec l’onction des macronistes MoDem et Agir. Celui-ci est ensuite adoubé par LaRem. Que fait Hervé Morin ? Il vole au secours de ce possible vainqueur, suivi par des membres de Les Républicains de la ville.
Jean-François Bures, écœuré, maintient sa candidature et Marine Caron, une Centriste de Droite qui s’espérerait choisie par la Macronie, fait de même.
On a connu Morin bras droit de Bayrou, puis le trahissant entre les deux tours de la Présidentielle pour se prosterner devant Sarkozy dont il devint Ministre, plus tard Gilet Jaune de la première heure (celle des Poujadistes) puis derrière Wauquiez et son candidat ultra catholique aux Européennes, le voici Macroniste. Son soutien à Louvel me sera une motivation supplémentaire pour voter contre au second tour.
A gauche, les Ecologistes ont été rejoints par les Communistes, le mariage de la carpe et du lapin, l’alliance contre-nature des pronucléaires avec les antinucléaires. Ces productivistes seraient donc devenus écolos ? Je pense plutôt qu’ils ne pouvaient faire autrement. Trop faibles qu’ils sont pour se présenter seuls (le Parti Communiste a fait moins de voix que le Parti Animaliste aux Européennes), ils auraient eu trop honte de se présenter au premier tour avec les Socialistes Fiers de Rouen conduits par Nicolas Mayer-Rossignol. Ils font donc les coucous chez Jean-Michel Bérégovoy afin de pouvoir rejoindre les Socialistes au second tour.
Je n’étais pas sûr d’aller voter au premier tour pour cet Ecolo qui se croit lui aussi né pour être Maire de Rouen, cette association fera de moi un abstentionniste.
                                                               *
Le nom de la liste écolo-communiste : « Réenchantons Rouen ». Pour être réenchanté, il faut d’abord avoir été enchanté. Je me demande quand Rouen l’a été. De son côté, Nicolas Mayer-Rossignol, Socialiste, veut faire de Rouen « la ville la plus agréable à vivre de France ». On a hâte. Quant à son désir d’embrigader Flaubert dans l’opération « Rouen Capitale Européenne de la Littérature », celui-ci lui avait répondu par avance dans une lettre à Louise Colet : Je ne suis pas plus moderne qu’ancien, pas plus Français que Chinois, et l’idée de patrie, c’est-à-dire l’obligation où l’on est de vivre sur un coin de terre marqué en rouge ou en bleu et de détester les autres coins en vert ou en noir m’a paru toujours étroite, bornée et d’une stupidité féroce.
 

21 décembre 2019


Lire le Journal (1939-1945) de Maurice Garçon, paru aux éditions Les Belles Lettres et Fayard, c’est avoir le plaisir de croiser à plusieurs reprises Paul Léautaud, toujours à la hauteur de sa réputation :
Vingt-neuf avril mil neuf cent trente-neuf : Je suis allé, pendant que tout le monde discutait un peu vainement des destinées de l’Europe, au Mercure de France où tout ce qui n’est pas « Lettres »  ne pénètre pas. Chère vieille maison de la rue de Condé où, sauf qu’on a mis le téléphone, rien n’est changé depuis trente ans.
Je voulais voir le vieux Léautaud qui, depuis quelques jours, est dans tous ses états.
Charles-Henry Hirsch a écrit dans Le Matin un conte, d’ailleurs très amusant, mais qui est d’une méchanceté rare. Léautaud y est représenté au naturel, vivant parmi ses bêtes, chiens et chats. Il meurt et ses animaux rongent ses vieux os.
Vingt mai mil neuf cent quarante : Je rencontre Léautaud. Il est furieux qu’on ait hier fait une cérémonie à Notre-Dame.
-Et tous les francs-maçons y étaient… Et Daladier… Et Paul Reynaud… Des pitres. Jamais on n’avait vu une telle mise en scène. On se serait cru à l’opéra, il ne manquait que des ballerines.
Je ne le croyais pas si anticlérical. Je voulus connaître la vraie raison de sa fureur, car il est toujours en fureur lorsqu’il émet une opinion. Il s’est vite expliqué :
-Se mettre à genoux, c’est faire un acte d’humilité… C’est faire acte de faiblesse… Devant le danger, je réagis… Je ne me mets pas à genoux… (…)
Puis on a parlé d’autre chose. Il cherche un endroit pour mettre le manuscrit de son journal à l’abri. Il ne sait pas où l’envoyer. Il a peur d’un incendie, d’une inondation. Il  a pensé à mettre tout dans un coffre bardé de fer blanc et à l’enterrer dans son jardin. Mais il ne veut pas payer un homme pour faire le trou. (…)
Tandis que nous continuons à parler, ses yeux s’allument. Comme je le plaisante de son impiété, il me dit :
-Je crois en Dieu… Et j’y crois parce que j’en ai une preuve… La plus belle preuve, c’est la douceur de la peau à l’intérieur des cuisses des femmes…
Et il a ricané en grimaçant comme Lucifer !
Vingt-trois mai mil neuf cent quarante : J’ai rencontré Léautaud au coin de ma rue. Il portait son déjeuner dans un cabas. Comme à l’habitude, il était grimaçant.
Nous avons bavardé un moment sur le bord du trottoir. Il est irrité plus contre le trouble et le désordre intérieur que contre l’avance des ennemis. Il vitupère.
Dix décembre mil neuf cent quarante : Au Mercure, Léautaud exulte. La censure allemande a interdit la sortie d’un livre de Duhamel, Lieu d’asile. (…) Parce que Duhamel a jadis fait des articles qu’on a jugés sévères pour les Allemands. Ils le traitent en ennemi et voilà tout.
Mais le récit de cette opération par Léautaud est impayable :
-Ils ont convoqué mon Duhamel un matin et ils ont commencé par lui faire faire une heure antichambre. A la fin, il a été reçu par deux officiers qui l’ont traité du haut en bas… Et il s’est montré petit, tout petit garçon… Il a essayé d’ergoter, d’expliquer… On lui a dit que toute réclamation était inutile… Et il est parti aplati…
Il ricana de ce rire bruyant, cruel et sarcastique dont il a le secret :
-Et je l’ai vu venir ici après… Une loque… Ah ! Ah ! Ah !
Reprenant son sérieux, il ajouta :
D’ailleurs, quoi qu’on pense de son caractère, il faut reconnaître qu’il est un écrivain important. Eh bien, l’Académie française n’a pas agité un petit doigt en sa faveur… Des salauds… Tous salauds.
Six mars mil neuf cent quarante et un : Au Mercure de France, je viens de porter mon bon à tirer. Je suis arrêté à l’entresol par Léautaud. Il est hors de lui, roule plus que d’habitude des yeux furibonds.
-Ne montez pas, il n’est pas là… Il est chez ses amis…
Il faut comprendre que « il », c’est Bernard, et que ses amis sont les Allemands. Le brave Léautaud est dans un grand état d’indignation. Si ce qu’il dit est vrai, il y a de quoi.
Il paraît que Bernard ne manque pas une occasion de se réjouir de notre défaite et qu’il la proclame sans cesse avec satisfaction. Devant moi, jusqu’à présent, il a été plus modéré. Comme je manifeste quelques doutes et que je parais croire à une exagération, Léautaud me saisit par le col et me dit à voix basse et comme avec effroi :
-Vous n’y croyez pas ? Eh bien je vais vous dire une chose qui vous convaincra. Quand dans son bureau, quelqu’un lui dit une chose de défavorable à ces messieurs, sur le dos de sa carte de visite, il fait un rapport. Je l’ai vu…
Six mai mil neuf cent quarante et un : Léautaud vient déjeuner chez moi. Il me dit :
-Je ne pourrais plus vivre si je devais manquer de tabac et de café. Si le café venait à me manquer, je crois que je serais capable de tout, même de me marier pour en avoir…
Et il a gloussé comme un vieux singe.
Puis me racontant comment une guenon s’est réfugiée chez lui venant on ne sait d’où et la manière dont il l’a apprivoisée, il termina :
-Aujourd’hui, j’en suis à me demander si c’est moi qui ai pris ses gestes ou si c’est elle qui m’imite…
Et il avait vraiment l’air d’une vieille guenon en m’expliquant ça.
Six octobre mil neuf cent quarante et un : Descendant l’escalier, j’ai rencontré Léautaud. Le vieux cynique riait de son rire des grands jours. On l’entendait jusque dans la rue. Il déménageait un dessin de Marie Laurencin et diverses petites choses de son cabinet qu’il occupait depuis trente ans.
Avant-hier, Bernard l’a congédié avec des injures. Le directeur prétendait ne pas vouloir continuer à voir sa « sale gueule trop chère » à la maison. Il touchait mille quatre cents francs par mois ! Il lui a donné deux heures pour déguerpir. Léautaud a obtenu une indemnité et le voilà sur le pavé.
Dix-huit mars mil neuf cent quarante-quatre : Vu Léautaud. Il est préoccupé de la mort, qu’il craint, et de la publication posthume de son journal.
Pour ses étrennes, il s’est acheté une concession dans je ne sais quel cimetière. Le choix de la place lui avait donné bien des tracas. Il en avait trouvé une qui lui convenait mais qui a été acquise par un autre avant qu’il se soit décidé. Il a parcouru le cimetière avec le gardien pour se fixer ailleurs et, enfin, il a trouvé. C’est contre un mur. Il n’y a qu’un voisin. Il est enchanté parce que le gardien lui a dit :
-Je vois que monsieur veut être tranquille.
Il veut être incinéré parce que l’idée de la putréfaction lui soulève le cœur, et on mettra l’urne dans un caveau.
Restent les mémoires :
-On ne peut avoir confiance en personne, dit-il. Les meilleurs amis sont des traîtres. Ils ont des engagements qui leur font manquer à leurs promesses. Ils émasculent les textes pour ne pas gêner tel ou tel… Il n’y a pas d’exécuteur testamentaire honnête s’il est homme de lettres et s’il a des relations.
A force de chercher, Léautaud a trouvé une solution. Le journal est copié à deux exemplaires. Celui destiné à être publié est légué à quelqu’un qui, ni de près ni de loin, ne touche à la littérature.
-Un épicier ! Je l’ai prévenu que ça lui rapporterait de l’argent, surtout s’il ne supprime rien.
-Et l’autre exemplaire ?
-Il est secrètement déposé dans une bibliothèque de province. On le retrouvera un jour et on pourra par là vérifier si le texte publié est bien conforme !
Il ricane, se frotte les mains :
-On en lira de drôles, là-dedans !
Ça promet.
                                                                  *
« Léautaud me saisit par le col », j’aurais été curieux de voir ça, petit comme il était, alors que Maurice Garçon mesurait un mètre quatre-vingt-onze, ce qui lui valu d’être réformé et d’éviter ainsi la Première Guerre Mondiale.
 

20 décembre 2019


Passionnante lecture que celle des pages du Journal que Maurice Garçon, avocat du temps de mon enfance dont il était régulièrement question aux informations de la radio pendant les pesants repas familiaux, a écrit durant la Seconde Guerre Mondiale et qu’ont publié en association Les Belles Lettres et Fayard en un pavé rouge de sept cent deux pages aux petits caractères.
Moult passages ont retenu mon attention. Celui-ci narre l’enterrement de l’abbé Mugnier, le six mars mil neuf cent quarante-quatre :
Le chanoine Mugnier est mort. Je suis allé ce matin à son enterrement dans la chapelle des sœurs de la rue Méchain.
Il avait quatre-vingt-dix ans. C’est une curieuse figure qui disparaît. Il n’aimait que les hérétiques pour les convertir et il s’était spécialisé pour les confessions dans les cas difficiles. Si tous ceux qu’il a confessés, consolés, aidés, secourus, baptisés ou mariés étaient venus à son enterrement, la nef de Notre-Dame eût été trop étroite. En tout, nous étions à peine une centaine à son service funèbre Il y avait des hommes de lettres, des amis d’Huysmans qu’il convertit jadis, et puis Matza, la fille de Finaly, échappée depuis peu du camp des juifs de Drancy, des comtesses, des princesses, des marquises, des gueuses, une fille. Un mélange qui était l’abbé Mugnier même, vieux brave homme qui n’aimait rien tant que le monde sous toutes ses formes et que sa bonté avait fait aimer de tous.
Pendant la messe, Chambrun me dit :
-Je suis venu hier et sa gouvernante m’a dit: Monsieur l’abbé doit être bien heureux, il peut causer au paradis avec Chateaubriand !
Tharaud, assis près de moi, me dit que la bonne sœur qui le veillait hier a exprimé une idée charmante.
-Il est au paradis, le bon abbé… Il n’a pas été jugé parce qu’il n’avait jugé personne.
Au fond de moi, je me rappelais du mot attribué au chanoine et qu’il trouvait si parfait qu’il se l’était attribué :
-On m’enterrera dans une nappe !
Allusion à ses continuels repas pris chez des invités.
 

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