Le Journal de Michel Perdrial

Le Journal de Michel Perdrial




Loïc Boyer
Je suis l’auteur de textes courts qui furent publiés depuis mil neuf cent quatre-vingt-quinze dans des revues littéraires en France (Supérieur Inconnu, Supplément d’Ame, Nouvelle Donne, Le Bord de l’Eau, Pris de Peur, l’Art du Bref, Sol’Air, Gros Textes, Salmigondis, Verso, Décharge, Bulle, Filigranes, Diérèse, Martobre, Comme ça et Autrement, (Cahier d’) Ecritures, La Nef des Fous), en Belgique (Traversées, Ecrits Vains, L’Arbre à Plumes, Inédit Nouveau, Bleu d’Encre), au Canada (Les Saisons Littéraires) et en Italie (Les Cahiers du Ru).
Les courageuses Editions du Chardon ont publié en mil neuf cent quatre-vingt-dix-neuf Erotica, un recueil de vingt-huit de ces textes, illustré par Isabelle Pio et Antoine Lopez et préfacé par Sarane Alexandrian, toujours disponible auprès de moi.
Je suis également l’auteur d’une pièce de théâtre et de plusieurs romans ou récits à ce jour inédits.
Depuis le onze novembre deux mille six, je publie mon Journal via Internet, un temps sous-titré Persiflages, moquages et autres énervages mâtinés de complimentages et de contentages. Sa première partie est lisible chez Eklablog, la deuxième ici.
Je vis au centre de Rouen dans un ancien monastère où autrefois les Sœurs de la Miséricorde se vouaient à l’éducation des jeunes filles.







Rss

6 septembre 2016


Après un orage nocturne des plus courts (deux éclairs, trois coups de tonnerre), les averses prennent le relais ce dimanche matin me conduisant à attendre avant d’aller à pied au vide grenier d’Amfreville-la-Mivoie.
A onze heures je me lance. Il suffit de longer la Seine pendant un peu plus de deux kilomètres. A cette occasion, je découvre qu’une piste piétonnière et cyclable a été aménagée.
Pour ce qui est des piétons, je ne croise que des coureurs et coureuses. A mi-chemin, je vois venir vers moi un couple de bicyclistes dont je connais l’élément masculin. Ils s’arrêtent pour me dire bonjour, revenant de là où je vais.
-C’est long, il n’y a pas d’endroit où s’abriter et tu ne vas pas trouver grand-chose, me dit-il.
Sur ces encouragements, je reprends le chemin. Un homme à vélo me dépasse. « Vous avez le parapluie ! » constate-t-il. Lorsque j’atteins le premier vendeur, je suis pas mal fatigué.
Effectivement, je ne trouve pas grand-chose. Les livres que j’achète sont de ceux sur lesquels on se rabat quand on ne veut pas revenir bredouille, dont l’un payé cinquante centimes à une jeune femme se déhanchant en musique pour attirer le chaland (dit-elle).
-J’ai même pas vu ce que vous avez pris.
-Victor ou les enfants au pouvoir de Roger Vitrac.
-Ah oui, c’était à mon père.
Sans m’attarder davantage, je prends le chemin piétonnier dans l’autre sens, la Cathédrale en point de mire, et arrive chez moi à treize heures trente, les pieds cuits.
                                                       *
Aucun mouvement de péniches sur la Seine ce dimanche midi. Parmi celles accostées, l’une a pour nom Sécurité.
                                                       *
Au courrier, le numéro un de La Lettre du projet Cœur de métropole. Il s’agit d’améliorer l’hypercentre de Rouen. Des suggestions d’habitants sont mises en avant, dont celle-ci pour le secteur Seine Cathédrale : « Ne faudrait-il pas abattre les trop nombreux et grands arbres qui encombrent (trop d’ombre et d’oiseaux) les grands espaces publics du centre historique ? »
                                                      *
Rue Saint-Romain, un touriste à parapluie sans les mains. Celui-ci repose sur le crâne grâce à un système d’arceaux. Chic et pratique. Un peu ridicule aussi.
                                                      *
Ce lundi matin, passage par le Tribunal de Grande Instance. « Quelle que soit la décision, ça va être long. », me dit-on.
                                                      *
La citation qui s’impose : En ces temps difficiles, il convient d'accorder notre mépris avec parcimonie, tant nombreux sont les nécessiteux. (François-René, vicomte de Chateaubriand)
 

5 septembre 2016


Il existe une voie numéro huit à la gare de Rouen. C’est de celle-ci que part le petit train pour Dieppe à neuf heures douze ce samedi. J’y suis, bien décidé à profiter d’une journée annoncée belle.
A l’arrivée, me sentant vaillant, je décide de grimper jusqu’à la chapelle Notre-Dame de Bonsecours qui domine la ville, posée sur la falaise. Pour ce faire, je traverse le quartier du Pollet et emprunte un escalier de béton puis les rues d’une sorte de lotissement. Cette chapelle « petite et fière » est moins belle de près que d’en bas, mais de là-haut quelle vue sur la mer, la falaise et le port.
J’y entre, retrouvant les nombreux ex-voto qui ornent ses murs, des remerciements de marins ayant été sauvés, des regrets pour ceux péris en mer ou décédés comme tout le monde. L’un est nouveau. Il porte la photo d’un homme né en mil neuf cent cinquante et mort en deux mille seize. Y est inscrit à la peinture dorée ce texte dans lequel je perçois une contradiction : « On ne peut en hériter encore moins l’acheter, je l’ai gagné avec mon argent, ma sueur et mes larmes. Je possède toujours le titre de MARIN. »
Redescendu en ville, je prends un café à la terrasse du Tout Va Bien dans une atmosphère jour du marché et vacances prolongées. A midi, j’opte pour L’Espérance qui même le ouiquennede propose son menu à treize euros quatre-vingt-quinze. Beaucoup de tables sont réservées, surtout par des couples de locaux d’un âge certain. Une femme, qui est entrée en lorgnant ce qui se trouvait dans les assiettes, a posé sur sa chaise plusieurs magazines avant de s’y asseoir. Elle et son mari n’ayant rien à se dire, entre deux plats elle en tire un de sous ses fesses et le feuillette. J’ai choisi la cassolette de bulots, le sauté de lapin et la tarte aux abricots, que je déguste en regardant évoluer la jolie serveuse.
-Tout s’est bien passé ? me demande-t-elle lorsque je paie au comptoir.
-C’est toujours bien ici, lui réponds-je.
J’entre ensuite dans les rues intérieures afin de me rendre à la salle Paul Eluard. Des affichettes jaunes m’ont appris que s’y tient un vide grenier. Celui-ci est bien triste. Quelle idée de s’enfermer dans ce lieu sombre un jour de beau temps. J’en ressors vite et bredouille, croisant dans une rue qui ramène à la mer un certain Rouennais que je vois parfois à L’Interlude et qui vit de petits déménagements. Il porte un surnom évocateur, dérivé de son patronyme.
Repassé côté Pollet, je m’installe à la meilleure terrasse de la ville, celle du Mieux Ici Qu’en Face, et commande un diabolo menthe. Celui-ci, géant et frais, ne coûte que deux euros cinquante. Je le bois en observant le mouvement des bateaux dans le port et la manœuvre du pont tournant pour en laisser passer certains, tout en lisant Vérités et mensonges en littérature de Stephen Vizinczey (Anatolia/Le Rocher), un auteur davantage connu pour son Eloge des femmes mûres. Ici c’est un recueil d’articles publiés dans diverses revues à propos de livres parus. Les meilleurs sont au début.
Deux tables plus loin sont assis un homme et une femme, lui quinquagénaire et elle plus vieille. De temps à autre, il me regarde en coin et finit par m’adresser la parole :
-Pardon, monsieur, vous seriez pas le père de Kévin ?
-Ah non.
-Vraiment, vous n’avez pas un fils qui s’appelle Kévin ?
Je crains un moment qu’il me demande d’aller faire un test génétique mais il renonce à son hypothèse.
                                                                 *
La poisse que ce serait si j’avais eu un fils et qu’en plus sa mère l’ait appelé Kévin.
 

3 septembre 2016


Ce n’est plus la clientèle d’autrefois au Son du Cor entre midi et deux. Il y a encore quelques années s’y retrouvaient des isolés de la vie, travaillant peu ou pas, qui faisaient fratrie passagère et régulière, dont la conversation en boucle était souvent usante. C’est fini. Certains se sont repliés à L’Interlude. D’autres viennent encore mais moins souvent ou à un autre moment. Maintenant, j’y côtoie surtout des collègues de travail qui pique-niquent avant d’y retourner et des touristes qui boivent une bière ou un verre de blanc avant d’aller déjeuner dans l’un des restaurants de cette rue Eau-de-Robec où est organisée ce samedi trois septembre la « longue tablée », une mise en commun qui ira d’un bout à l’autre de la rue. Il y a aussi parmi la clientèle du Son du Cor des solitaires dans mon genre, de divers âges. Certains y déjeunent de manière quasi clandestine en commandant une crêpe à la maison d’en face, La Cornaëlle, que leur apporte une serveuse qui fait bien moins que son âge.
Quand j’entends à la terrasse de ce sympathique café quelque chose qui en vaut la peine, je pose mon livre et en prends note. Ainsi :
Couple de touristes, peut-être belges.
Elle : « Alors elle m’a dit : Vous êtes la maman de Juliette ? Ça m’a fait un choc. Pour moi, Juliette, c’est une copine, mais c’est vrai que sa mère a mon âge. »
Lui, consolateur : « On est toujours le jeune de quelqu’un. »
Jeune couple parlant le néo-français avec enfant en bas âge.
La mère : «  Debout sur la chaise, je crois pas. »
Le père : « Ça va pas le faire, non. »
(cinq minutes plus tard, le moutard est toujours debout sur la chaise)
Deux pères trentenaires, l’un déjà divorcé, l’autre bientôt divorcé :
Le premier au second : « Le mieux, c’est encore la garde alternée. Parce que, quand tu l’as pas, tu peux faire la teuf, et quand tu l’as, tu l’as. »
Une fille qui pleure à sa copine : « Y me dit : Faut pas être triste, on n’a pas le temps d’être triste dans la vie. Ça me rend encore plus triste. »
Une quinquagénaire à une autre : « Ah, mon mari, tous les départements, il les connaît sur tous les doigts. »
(il a beaucoup de doigts)
Un quinquagénaire à un autre : « Le lac Majeur, c’est entre la Suisse et l’Italie. D’un côté, ils parlent italien. De l’autre côté, ils parlent suisse. »
Un jeune bourge de Paris à sa copine bourge de je ne sais où :
-Y a un café sympa, c’est celui du Petit Palais, dans une cour intérieure. Tu rentres par la collection permanente qui est gratuite et tu y vas, et là au moins, t’es sûr de pas te faire dégommer.
-Dégommer ?
-Par un mec avec une kalache.
                                                                        *
Ce jeudi après-midi, nouvelle séance de découverte de son instrument par Patrice Latour, le carillonneur de la Cathédrale de Rouen. Diverses musiques, du classique au populaire, dont Auprès de ma blonde et Domino.
                                                                        *
Depuis ce jeudi matin, un petit mot sur ma porte :
« Cher(e)s voisin(e)s,
Si vous avez été témoins auditifs de l’agression verbale dont j’ai été victime de la part de l’invitée d’une résidente de la copropriété alors que je lisais sur le banc mardi soir trente août deux mille seize, merci de me contacter soit directement, soit par téléphone, soit par mail. »
Un ou plusieurs témoignages, c’est mieux pour déposer plainte. Et point ne sera besoin de déranger la Police pour cela (qui a autre chose à faire).
 

2 septembre 2016


Combien j’aurais été dégoûté de devoir faire une pré-rentrée scolaire, au mois d’août, un mercredi, jour de beau temps. Dans le train matinal qui m’emmène à Paris, j’ai une pensée compatissante pour celles que je connais et qui vont y aller à reculons comme je le faisais quand j’étais concerné par cet évènement (j’en connais aussi une qui est contente d’y retourner).
Le bus Vingt me conduit encore une fois jusqu’à la Bastille en passant par la rue Réaumur où les voitures électriques de La Poste pompent l’électricité des bornes Autolib. Est-ce gratuit pour elles ? Je ne sais pas.
Arrivé au carrefour Ledru-Rollin Faubourg-Saint-Antoine, je lis Le Parisien au comptoir du Café du Faubourg et apprends ainsi que Valls appelle Macron Microbe.
Avant l’heure d’ouverture de Book-off, un jeune homme extérieur à la maison, se glissant sous la grille à demi relevée, sort des cartons de livres invendus dont il charge une camionnette blanche immatriculée dans le Soixante-Dix-Sept. Pour quel usage ? Je ne sais pas.
Quand la grille de la bouquinerie se relève complètement, j’y entre et achète, signée d’une mystérieuse Laurence, La Cuisine au Cannabis (46 recettes faciles) qu’a publié L’Esprit Frappeur. Pourtant, je déteste faire la cuisine et je n’ai pas l’ingrédient principal.
A midi, je déjeune d’un classique chèvre chaud, suivi d’un colombo de poulet, à la terrasse de Chez Céleste dans une rue de Charonne à l’enrobé neuf.
-Donc, si on n’a besoin de rien, c’est à toi qu’on le demande, c’est ça ? dit mon voisin d’un ton hargneux à la femme qui mange avec lui.
Je pense d’abord qu’il s’agit de son employée puis comprends que c’est sa femme. Pendant qu’il cherche nerveusement la référence d’une facture dans son ordinateur, elle se remaquille.
Les serveurs parlent de la rentrée demain. « Ça va aller vite, dit l’un, avant on discutait avec les profs, maintenant avec les attentats, on n’a plus le droit d’entrer dans les écoles. »
Le beau temps devenant un peu chaud pour moi, je vais à pied, par la rue Ledru-Rollin et le pont d’Austerlitz, jusqu’au Jardin des Plantes où, sur un banc ombragé, je lis un autre des livres à un euro de Book-Off : La légende du saint buveur  de Joseph Roth (Le Seuil), son dernier texte, achevé quelques semaines avant sa mort, qui commence ainsi : Par un soir de printemps de l’année 1934, un monsieur d’un certain âge descendait les degrés de pierre d’un de ces ponts qui enjambent la Seine, et qui permettent d’accéder à ses rives.
Picorant autour des bancs, des corneilles tiennent lieu de pigeons. Une perruche verte chante en volant d’arbre en arbre. Enfuie d’où ? Je ne sais pas.
Le soir venu, aucun incident ne perturbe la circulation des trains à Saint-Lazare. Il faut seulement attendre l’affichage de celui de dix-huit heures vingt-cinq pour Rouen. Un homme près de moi donne plusieurs sachets de gâteaux secs à un mendiant. Lorsque celui-ci s’éloigne, il en offre la moitié à plus décati que lui, un homme vieux déambulant dans la gare en slip.
Jamais je n’ai autant ressemblé à un autochtone que ce jour à Paris, si j’en juge par le fait que trois personnes se sont adressées successivement à moi pour me demander l’une la Gare de Lyon, une autre Notre-Dame, une troisième si le Pass Navigo fonctionne dans les bus. Je pense que oui, ai-je dit à cette dernière, demandez au chauffeur avant de monter.
                                                                    *
Mardi après-midi, alors que j’écris au jardin retentissent les premiers essais du carillon restauré et amplifié de la Cathédrale, désormais le deuxième en importance après celui de Chambéry, une musique bien agréable à entendre, répétée plusieurs fois, qui m’entre dans la tête. Le soir venu, j’apprends par la télé régionale qui s’agissait d’un air de la Renaissance.
                                                                    *
Ressorti dans le jardin ce mardi soir pour y lire sur le banc, je vois apparaître la femme qui l’autre semaine aboyait devant ma porte.
-J’y vais ? demande-t-elle à la voisine dont elle est à nouveau l’invitée.
-Tu fais comme tu le sens, lui répond celle-ci.
Elle vient vers moi.
-Alors y paraît que vous voulez me voir ? Vous pourriez me regarder, monsieur, quand j’vous parle.
Je lève les yeux de mon livre.
-Vous voir, non. Et je vous regarde, madame. Je voulais seulement que l’on vous fasse savoir que si vous recommencez à aboyer devant ma porte, je porterai plainte pour harcèlement.
-Je recommencerai si j’veux. Et vous pouvez toujours essayer de porter plainte. Vous croyez qu’les flics y z’ont qu'ça à faire. Je dis c’que j’veux et en plus : je vous emmerde.
-C’est parfait, lui dis-je.
Elle repart vers l’appartement de la voisine et faisant « Ouaf ouaf ».
-V’là qu’ça me reprend, dit-elle à celle qui a assisté à cette agression verbale sans intervenir.
 

1er septembre 2016


Suite des notes prises lors de ma relecture du Journal (1939-1940) de Raymond Queneau. Après l’attente, la défaite et la fuite :
Le Havre est paraît-il assez violemment bombardé. (vingt-huit mai mil neuf cent quarante)
Mon plus grand plaisir ici : le soir après-dîner, faire le mot-croisé de Paris-Soir en défaisant mes bandes molletières. (même jour)
La France ainsi écroulée : fallait-il qu’elle soit vermoulue. Serons-nous des esclaves ou des serfs ? Cette fuite s/la route : réfugiés, évacués, officiers, soldats –quelle misère. Et notre défense de La Roche : avec un fusil et qques cartouches (pas de FM, ni de mitrailleuses). (vingt juin mil neuf cent quarante)
Au cours de ces petits déplacements, de nouveau noté l’égoïsme, la mesquinerie des 3/4 des hommes : pour une assiette de lentilles, pour une meilleure place dans un camion, on se hait. (…)
Qque chose de pas beau à voir : les officiers qui fuyaient en bagnole laissant leurs hommes derrière eux… (vingt-six juin mil neuf cent quarante)
Le dépôt 24 n’était pas une exception. Son désordre, sa racaille, son immoralité, ses officiers ivrognes et incompétents, c’était ainsi dans toute la France. (dimanche trente juin mil neuf cent quarante)
On chante, on rit. Plaisanteries innombrables sur la défaite (…) on se lève tard, on prend des bains de soleil, on va à la baignade, on court les filles. Ces Français… quels gens frivoles. (deux juillet mil neuf cent quarante)
Ici, les officiers font la « noce », la « bringue », etc. A La Roche, ils emplissaient leurs voitures de cigarettes tirées d’un wagon abandonné.
Il faut noter tout cela, pour se souvenir. Après, j’oublie.
Encore : ici, dans ce cantonnement, avant nous, il y avait une section sanitaire (pourquoi ici !). C’était la foire ; et les infirmières se faisaient emmancher dans les granges. (trois juillet mil neuf cent quarante)
Dimanche 7. Je suis descendu en ville. Incident qui manque de dégénérer en émeute. Le débitant de tabac vend des cigarettes à un aviateur, refuse d’en vendre à un tirailleur tunisien. Celui-ci proteste. On l’approuve : « ce sont des hommes autant que nous, ils se sont plus fait casser la gueule plus que nous ». Le débitant ferme boutique. 200 personnes s’amassent. On agite les volets. Un officier fait ouvrir la boutique, finalement, et le débitant est obligé de vendre ses cigarettes aux tirailleurs. (neuf juillet mil neuf cent quarante)
Tout le monde s’attend à une persécution des juifs et d’ailleurs s’en réjouit fort. (treize juillet mil neuf cent quarante)
Le capitaine a rédigé avec ma collaboration une « demande de citation à l’ordre » pour le G.S.E.A.R. le Cdt du Canton l’a fait venir et lui a dit : « Mais vous n’avez rien foutu ! » (dix-huit juillet mil neuf cent quarante)
Onze mois jour pour jour après mon appel, me voici « rendu à la vie civile ». Dieu m’a interdit toute vanité militaire, et m’a mené hors des dangers par la voie qu’Il lui a plu de me faire suivre. Je Le remercie de toutes Ses Volontés. (vingt-quatre juillet mil neuf cent quarante)
                                                                *
Dans cette édition Gallimard, le Journal (1939-1940) de Raymond Queneau est suivi d’un texte postérieur Philosophes et voyous, paru initialement dans Les Temps Modernes, où l’écrivain revient sur ce qu’il a vécu à cette période et qui commence ainsi :
Une bonne partie de la drôle de guerre, je l’ai passée dans un dépôt avec des rebuts de l’armée française : infirmes, invalides incapables, communistes, anarchistes, oubliés, cinglés, égarés. On y buvait beaucoup, du vin rouge principalement. On y avait de larges loisirs, comblés par le sommeil, les parties de cartes et l’école buissonnière. Je prenais une part active à toutes ses occupations, notamment pour ce qui était de la consommation de rouquin. Que je fusse un intellectuel, cela stupéfiait mes camarades.
 

31 août 2016


En ce mois d’août deux mille seize paisible et chaud, relecture du Journal (1939-1940) de Raymond Queneau (Gallimard), un texte qui n’était pas destiné à la publication, où l’écrivain narre sa guerre, qui fut celle de beaucoup, une longue attente suivie d’une rapide défaite.
En mil neuf cent trente-neuf, Raymond Queneau, qui sort de six ans de psychanalyse, sans grand résultat, et pour qui la foi catholique a une grande importance. est en vacances à Varengeville-sur-Mer avec femme et enfant. Il visite la région et s’occupe à sa façon de l’éducation de son fils Jean-Marie. La guerre vient le chercher en le mobilisant à l’arrière (il est âgé de trente-six ans). Cet éloignement de la famille ne lui déplaît pas au début, bien qu’il ait du mal à supporter la vie en collectivité. Il se débrouille assez vite pour trouver refuge auprès de gradés qui le connaissent par ses livres, loge à l’hôtel, fait venir sa femme en fin de semaine. Il n’aura pas l’occasion de se battre contre l’armée allemande, celle-ci l’emportant en moins de temps qu’il ne faut à certains pour s’enfuir.
Echantillons :
J.M. pisse au lit ; hier, insupportable. Lui ai foutu une claque. Ah, pédagogie. (lundi dix-sept juillet mil neuf cent trente-neuf)
2 jours au Havre. Revu cette ville sans émotion. Un peu froissé cependant de voir l’ex-magasin de mes parents devenu un « Modelmod », ou qqe chose ça, assez miteux. (…) Les cafés avec leurs orchestres lamentables me paraissent assez démoralisants, et les « bars » ou purs bordels ou sinistres emmerdoirs. L’aspect des rues est très post-haussmannien, assez amer, rude et saumâtre comme ces portraits de notables havrais que je ne connaissais pas et que Sartre a bien décrits dans La Nausée. (dix-huit août mil neuf cent trente-neuf)
Levé tard. Bain. Déjeuner avec Mme et Mr Kahn. Avec lesquels on visite le manoir d’Ango. En revenant, je tombe sur Jean-Marie à coups de gifles, si j’ose dire. Ça me calme un peu, lui aussi. (dix-neuf août mil neuf cent trente-neuf)
Départ jeudi. Il y a quatre jours de cela. Je m’étais levé tard. Valentine m’apprend que l’échelon 3 est appelé. Je n’y peux croire. Je vais à la mairie. C’est vrai. Il faut partir. Peu d’appétit au déjeuner. Janine « courageuse »  -épatante.  (…) Jean-Marie, couché, me dit au revoir. Il est très gentil. Je l’embrasse avec plaisir. Je suis heureux qu’il soit si gentil envers moi. Cela me raccommode avec lui. (vingt-sept août mil neuf cent trente-neuf)
On nous a logés dans l’école. Par terre, jusqu’à présent. On devient de plus en plus militaires ; on a un lieutenant, des sergents, des corvées. (premier septembre mil neuf cent trente-neuf)
Ce qui m’a frappé durant le voyage –une rude « épreuve » : l’infect égoïsme de la plupart des types, surtout ceux entre 25 et 40 ans, des « hommes », la férocité de leur système D –ceci joint à leur rouspétance continuelle, à leur connerie, à leur avidité ! (dix septembre mil neuf cent trente-neuf)
On se lasse d’entendre sans cesse ronfler, péter, roter, dire des conneries. Pourtant je ne suis pas dégoûté. Aurais-je tant vieilli ? Pour n’être plus aussi réceptif qu’avant. (seize septembre mil neuf cent trente-neuf)
La plupart des hommes ici ne font que parler femmes et baisage ; mais en réalité très peu éprouvent des désirs sexuels ; qques uns se demandant si l’on ne drogue pas le vin. (vingt-trois septembre mil neuf cent trente-neuf)
Messe. Jamais vu ça : un prêtre traduit en français le texte sacré (liturgique) au fur et à mesure. On se croirait dans un temple protestant. Je suis dégoûté. (quinze octobre mil neuf cent trente-neuf)
Ensuite, travaillé jusqu’à 7 1/2 à la libération des 80 bonshommes ; quelle racaille –ça va de l’imbécile et du crétin, à la fripouille et au goujat. Et dire qu’il ne faut pas juger ! Pauvres gens –sales cons. (dix-huit décembre mil neuf cent trente-neuf)
Avant d’aller chez Mme Souparis, je suis allé à St Jean et j’ai récité dix Paters, cinq en latin et cinq en français. (vingt-huit février mil neuf cent quarante)
Restrictions annoncées dans le journal ce jour. Excellent dîner ce soir à l’hôtel.  (premier mars mil neuf cent quarante)
Dans la chambre voisine, un bébé pleure. Quelle chierie que le voisinage des humains. (dix mars mil neuf cent quarante)
J’adore les soldats, les défilés, etc. ; hommes casqués au petit jour, etc ; je trouve toujours ça très beau. (dix-neuf mars mil neuf cent quarante)
Ce soir, je lisotte ou lisaille. (vingt-cinq mars mil neuf cent quarante)
Hier, je regardais un cheval lécher la vulve d’une jument ; puis il balançait la tête, en relevant la lèvre supérieure et en montrant ses dents, très satisfait.
Tout comme un homme. (cinq mai mil neuf cent quarante)
 

30 août 2016


Vers sept heures, ce dimanche, je me rends en voisin au vide grenier des rues Grand-Pont et avoisinantes dans ce quartier qui n’en est pas un sauf ce jour. Beaucoup des vendeuses et vendeurs viennent d’ailleurs et s’installent lentement. L’un d’eux est mon vieux copain d’école qui tente encore une fois de vendre des objets depuis longtemps passés de mode.
Il me dit qu’il en a assez et que, passé juin prochain, il arrêtera ce qu’on appelle ici les foires à tout. « On verra si ta promesse sera mieux tenue que le mienne de ne plus acheter autant de livres », lui dis-je.
Il trouve que je suis plutôt en forme dans mes écritures en ce moment après un petit passage à vide et a un peu de mal à s’y retrouver dans tous ces chiens. Qui c’est ce Moka ?
Je lui explique que c’est celui d’un jeune couple qui avait déjà un chat et aura ensuite un enfant.
-Ah bon, c’est comme ça que ça marche ? me dit-il
-Eh bien oui, c’est : Tu l’as vu mon désir d’enfant, il est au bout de la laisse.
-Alors toi, tu as toujours le sens de la formule, tu es impayable.
Il ajoute que je n’ai absolument pas changé. « Tel que tu étais, tel que tu es. »
Je le laisse terminer l’étalage de sa vieille vaisselle et, sans illusion, fais le tour de ce vide grenier qui n’est pas le meilleur de la ville. Effectivement, je n’y trouve aucun livre à mon goût mais en achète quand même trois parce qu’on me les propose à cinquante centimes.
Quand je repasse devant l’emplacement de mon vieux copain, je lui demande si les affaires marchent. Un peu quand même, un album de photos notamment, mais la vaisselle ancienne vraiment ça n’intéresse plus personne. Il me raconte que récemment, suite à la sortie d’un film tiré de la Comtesse de Ségur, il avait espéré vendre des livres d’icelle, mais non, cela n’intéresse pas non plus. Les choses ont vite changé.
-Rappelle-toi, lui dis-je, déjà quand on était enfant, la Comtesse de Ségur, ça n’intéressait pas grand monde. Il fallait vraiment n’avoir rien d’autre à lire pour ouvrir un de ses livres.
Il en convient, mais me répète que quand même les choses ont vite changé.
-Il y a combien de temps qu’on était enfant, Jean-Pierre ? Un demi-siècle.
-Ah, va-t-en, me dit-il, tu vas encore écrire des horreurs sur moi.
Lui non plus n’a pas du tout changé, il aime toujours qu’on le bouscule un peu.
                                                         *
Je passe une partie de l’après-midi de ce dimanche au jardin, à lire et tapoter sur mon ordinateur, tandis que s’installent avec l’aide de leurs familles de nouvelles arrivantes, des étudiantes amenées là par la rentrée universitaire.
-Quel calme, s’extasient les familles, incroyable de trouver un tel jardin en plein centre ville, et surtout un tel silence.
La déception viendra avec le retour d’Aboyus et de qui lui court après en criant : « Tais-toi, tais-toi, vas-tu te taire. »
                                                         *
Souvent durant ce mois d’août passe la fille qui se rend chez l’un des habitants de la copropriété et en repart parfois en y ayant oublié quelque chose, d’où un second passage. Si elle était Indienne d’Amérique, elle s’appellerait « Petit Courant d’Air Frais »
 

29 août 2016


Ce samedi matin, le jour pas encore levé, je ne croise que de la viande saoule dans les rues de Rouen entre chez moi et la halte routière, des groupes où l’on s’engueule, des couples qui se font des serments d’ivrogne. Je suis ensuite seul sous l’abri à attendre l’autocar qui doit me mener après de multiples détours en deux heures à Evreux, la ville de Normandie où il doit faire le plus chaud, trente-sept degrés annoncés. L’opération Les Bouquinistes de l’Iton, jumelée avec un Festival de la Bédé, y est de nouveau organisée. Celui qui s’en charge s’était fâché avec l’ancien Maire, Socialiste, il s’entend mieux avec le nouveau Maire, Droitiste.
A six heures trente, le car siglé Département de l’Eure arrive. Je paie mes quatre euros et m’y installe. J’en suis le seul passager jusqu’à Igoville. On doit y supporter la radio Haine Erre Gît, sa musique actuelle et ses publicités « voir conditions en magasin ». Cet autocar passe par tous les endroits liés à ma vie entre la naissance et la trentaine, pas que des bons souvenirs. Traversant de nombreux villages et quelques villes, il semble aller d’un ralentisseur à un autre.
A l’arrivée à Evreux, place Dupont-de-l’Eure, ne sachant précisément où est l’arrêt, je me lève et m’avance dans le couloir. Un freinage brusque manque de me faire perdre l’équilibre mais je me rétablis adroitement.
L’Iton n’est pas loin, jolie petite rivière longée d’une promenade sur laquelle sont installés non seulement des bouquinistes mais aussi des particuliers et des associations, dont le Secours Populaire qui semble ne vendre que des livres trouvés dans des poubelles. Certains particuliers proposent également des livres en très mauvais état. Ailleurs c’est mieux mais je n’y trouve rien.
-Vous n’avez pas l’air de bonne humeur, me dit l’ancienne bouquiniste de la rue des Bons-Enfants.
Je lui demande si elle a vendu certains des livres qu’elle avait eu un peu de mal à m’acheter il y a quelques semaines. Tous, me dit-elle.
Un particulier m’interpelle alors que j’étudie son étalage.
-On se connaît, tu m’as remplacé à Val-de-Reuil à la maternelle des Cerfs-Volants quand tu étais Zilien, c’était en quatre-vingt-dix-sept, quatre-vingt-dix-huit.
Je ne souviens pas de cet épisode et le visage de cet ancien collègue ne me dit absolument rien.
Une autre vendeuse portant un ticheurte Peace and Love me connaît, m’apprend-elle en citant mon nom, et même depuis Mai Soixante-Huit.
-En soixante-huit, j’avais dix-sept ans. Vous avez toujours le même ticheurte ?
-On s’est croisé autour du Cag, la Comité d’Action de Gauche.
-J’ai dû aller une fois ou deux au Chalet à cette époque, lui dis-je en cherchant qui ça peut bien être, sans succès.
Nous concluons en constatant que les temps ont bien changé et qu’il souffle un vent mauvais.
Plusieurs allers et retours achèvent de me convaincre que ce n’est pas une bonne matinée pour moi. Je trouve quand même à deux euros les Lettres à sa famille d’Alain-Fournier (Fayard) et à un euro L’avenir dure longtemps suivi de Les faits de Louis Althusser (Stock/IMEC).
Une vendeuse propose un carton de Découvertes Gallimard, état neuf, à un euro pièce. J’en informe la bouquiniste de ma connaissance. J’ai un peu de mal à la convaincre que c’est une affaire pour elle mais elle finit pas y aller voir et quand je repasse par là, le carton n’y est plus.
Avisant la Pléiade Les Stoîciens, j’en demande le prix à sa vendeuse. Huit euros, me dit-elle. J’hésite. Ce pourrait être une bonne affaire si je la revendais mais j’y renonce. Un peu plus tard, je me ravise et y retourne.
-Huit euros, vous m’avez dit tout à l’heure.
-Quoi ! s’exclame l’homme à son côté.
C’est son mari, absent précédemment.
-C’est trente euros cette Pléiade, tu le sais bien, tu ne l’as quand même pas proposée à huit ?, dit-il rudement à sa femme.
J’ai loupé une affaire mais je me console en constatant que je suis responsable d’une belle engueulade conjugale.
Vers onze heures et demie, alors qu’il commence à faire une chaleur terrifique, je quitte les lieux et vais déjeuner chez le kebabier le plus proche de la place Dupont-de-l’Eure où l’on emplit aimablement ma bouteille d’eau très fraîche que je bois en rentrant par l’autocar de douze heures cinquante-trois.
A son arrivée à la halte routière de Rouen, un voyageur muni d’une valise à roulettes se lève avant l’arrêt. Un freinage brusque lui fait perdre l’équilibre. Il tombe lourdement. Le voyageur voisin l’aide à se relever. Il est sonné, a une sérieuse écorchure au bras.
-Il ne faut jamais se lever avant l’arrêt du car, lui dit le chauffeur.
                                                                    *
J’aimerais être sûr que ce chauffeur ne fait pas exprès de freiner brusquement quand il voit quelqu’un debout dans son car.
 

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