Le Journal de Michel Perdrial

Le Journal de Michel Perdrial




Loïc Boyer
Je suis l’auteur de textes courts qui furent publiés depuis mil neuf cent quatre-vingt-quinze dans des revues littéraires en France (Supérieur Inconnu, Supplément d’Ame, Nouvelle Donne, Le Bord de l’Eau, Pris de Peur, l’Art du Bref, Sol’Air, Gros Textes, Salmigondis, Verso, Décharge, Bulle, Filigranes, Diérèse, Martobre, Comme ça et Autrement, (Cahier d’) Ecritures, La Nef des Fous), en Belgique (Traversées, Ecrits Vains, L’Arbre à Plumes, Inédit Nouveau, Bleu d’Encre), au Canada (Les Saisons Littéraires) et en Italie (Les Cahiers du Ru).
Les courageuses Editions du Chardon ont publié en mil neuf cent quatre-vingt-dix-neuf Erotica, un recueil de vingt-huit de ces textes, illustré par Isabelle Pio et Antoine Lopez et préfacé par Sarane Alexandrian, toujours disponible auprès de moi.
Je suis également l’auteur d’une pièce de théâtre et de plusieurs romans ou récits à ce jour inédits.
Depuis le onze novembre deux mille six, je publie mon Journal via Internet, un temps sous-titré Persiflages, moquages et autres énervages mâtinés de complimentages et de contentages. Sa première partie est lisible chez Eklablog, la deuxième ici.
Je vis au centre de Rouen dans un ancien monastère où autrefois les Sœurs de la Miséricorde se vouaient à l’éducation des jeunes filles.







Rss

17 août 2016


Des notes prises en lisant Pages de Journal (1939-1944) d’Edith Thomas publié chez Viviane Hamy, j’ai retrouvé l’ensemble. De quoi lui consacrer un texte pour elle toute seule, élaboré dans le paisible jardin, à l’ombre de son arbre central :
Chez le marchand de journaux ; une dame :
-Monsieur, je voudrais Vogue.
-Vogue paraît en zone libre, le directeur était juif.
La dame :
-Il était juif ? Ah ! je ne l’aurais pas cru. (dix février mil neuf cent quarante et un)
Le docteur P a été l’interne d’Aragon lorsqu’il commençait sa médecine : « Il n’y avait rien à en faire. Il se fichait de tout. Et quel mépris pour les hommes et les malades des services ! C’était un bourgeois qui aimait qu’on parlât de lui, d’où le choix du surréalisme, puis du communisme : un salaud. »
C’est beaucoup plus complexe que P. ne le dit. Mais je souscris entièrement au dernier qualificatif et au mépris d’Aragon pour les hommes. (vingt-sept avril mil neuf cent quarante et un)
La planète brûle. L’Atlantique et le Pacifique sont de grands brasiers ; sur la neige des steppes, se recroquevillent les cadavres.
Et moi je mets en fiches les contrats de mariage du XVIIe siècle. (neuf décembre mil neuf cent quarante et un)
Jamais on n’est allé autant au théâtre, au cinéma. (…)
Dullin jouit enfin d’un grand théâtre somptueux avec des guirlandes, des anges ventrus, des escaliers, des lustres en cristal (le théâtre Sarah Bernhardt). C’est le prix de quelques articles dans La Gerbe. (vingt-quatre février mil neuf cent quarante-deux)
Dimanche d’été : les visages pâles, tirés, fatigués des hommes. Pour les femmes, cela se voit moins à cause du fard. Au Marché aux Oiseaux, les gens achètent millet et chènevis pour le manger. Beaucoup de pêcheurs sur la Seine ; de bicyclistes avec des paniers et des sacs qui filent vers la banlieue. (vingt-cinq juin mil neuf cent quarante-quatre)
L’impression me poursuit que la plus grande partie de la population, sans être hostile à la Résistance, aurait préféré que la libération de Paris ne fût l’œuvre que des Américains. Pas d’histoire, vivre tranquille. Paris est une putain qui attend les jambes ouvertes. (vingt-trois août mil neuf cent quarante-quatre)
La radio de Londres nous annonce que nous sommes libérés. Elle fait très bien de nous l’apprendre car nous n’en savions rien. (même jour)
Edith Thomas travailla ensuite aux Lettres Françaises et quitta le Parti Communiste après Budapest.
 

16 août 2016


Quinze Août, Le Vaudreuil, ce lien m’est automatique et le lieu heureusement accessible grâce au train. Le premier est à sept heures douze. J’y voyage en compagnie d’un couple d’Anglais qui malgré la chaleur ont les jambes couvertes d’un plaid et d’un homme qui regarde des vidéos de barbus sur son téléphone.
De la gare de Val-de-Reuil au centre du Vaudreuil, c’est trois kilomètres à pied le long de l’Eure par un chemin de terre étroit où j’ai de bons souvenirs. Je n’y croise personne. Un abruti de chien dans le jardin d’une maison bourgeoise m’aboie dessus. C’est un plaisir de réveiller ses propriétaires si tôt un jour férié. Quand j’arrive au rond-point gardé par des vigiles ayant mis leur voiture en travers de la rue principale, je passe brutalement de la solitude au bain de foule.
Assez vite, je trouve le numéro dix de la collection des classiques de la littérature libertine publiée par Le Monde il y a quelques années, volume titré La Poésie Erotique, que je cherchais depuis longtemps. Il me manquait pour l’avoir complète et espérer la revendre.
D’autres livres me font signe ici et là, mais rien d’extraordinaire, cependant que le monde se fait de plus en plus compact. L’autre bout de la rue principale, plus vulnérable, est protégé par un énorme tracteur et sa remorque mis en travers.
J’explore ensuite les autres rues et le terrain herbeux où sont installés d’autres vendeuses et vendeurs. Ici, à la « Grande Foire à Tout du Vaudreuil », quand on dit quatre cents exposants, c’est quatre cents. « Tout ce qui était vendable, on l’a vendu il y a deux ans » constate l’un dont les affaires marchent peu.
« Tu sais, plus qu’une dizaine de jours et c’est la rentrée », annonce sadiquement une femme à sa fille. Exactement ce que je me disais chaque année, en ce lieu, à cette date, du temps que je faisais l’instituteur, époque lointaine désormais. Début juillet, j’ai fêté avec moi-même, discrètement, mes dix ans sans travail.
L’une, qui fait la vendeuse, n’en est pas là :
-J’ai bientôt vu tous mes élèves, je vais pouvoir faire cours à la fin de la matinée.
Une autre femme vend À la recherche de l’homme idéal. Je ne sais si elle l’a trouvé ou si elle renonce, comme celles qui se débarrassent de leurs méthodes pour maigrir.
Lorsque l’affluence devient comparable à celle de la rue du Gros un samedi après-midi, j’abandonne et refais le long chemin dans l’autre sens, chargé et un peu accablé par la chaleur.
C’est la première fois que je vois l’intérieur de la gare de Védéherre depuis qu’un architecte et un maître d’œuvre ayant fait leurs études chez les Jivaros l’ont réduite à peu de chose.
                                                            *
Lecture le soir dans un jardin où me tiennent compagnie deux merles picoreurs et un chat délaissé essayant parfois d’en choper un, des Lettres à Moune et au Toutounet de Colette (Des Femmes) :
Comment as-tu passé le 15 août ? Comme le 14, je pense, ou le 16. Nous aussi. Sauf que le Jardin a été un admirable désert toute la journée. (seize août mil neuf cent quarante et un)
Le Jardin de Colette est celui du Palais Royal.
                                                            *
Ai vendu à un gendarme la moitié des Mémoires du général et baron de Marbot.

13 août 2016


Lors de notre dernier déjeuner en commun, l’ami de Paris m’annonce que son congé sabbatique va lui permettre de donner suite en septembre à ma déjà ancienne proposition de venir me voir à Rouen. Je découvre alors que pour lui cela implique que je l’hébergerai. Dans mon esprit, il n'en a jamais été question. Je vais à Paris tous les mercredis, j'y vois parfois différentes  personnes mais je ne dors pas chez elles. S’il est possible de faire l’aller et le retour dans la journée dans un sens, c’est la même chose dans l'autre sens.
Pris de court, désarçonné, je lui dis que, oui, je pourrai l’héberger, bien que ma seconde chambre soit petite, pas pratique, etc. Mon manque d'enthousiasme aurait dû l'alerter.
Rentré à Rouen, je me suis dit que j'avais deux mois pour m'y préparer psychologiquement. Parfois j’ai cru que j'y arriverai, avant d’être sûr que non. Je ne supporte la présence d'aucun homme la nuit chez moi (peut-être est-ce une conséquence de la chambre à trois lits de mon enfance et de mon adolescence, dans les deux autres étaient mes frères). En quarante ans n'ont dormi chez moi que deux bicyclistes québécois dont j'avais eu pitié un soir de pluie au début des années soixante-dix et j’ai été soulagé le lendemain matin de les voir partir tôt.
Je l’en avise.
«C'était surtout venir chez toi et passer la soirée ensemble qui m'amusait, aussi je remets le projet de venir à Rouen à une autre date.», m’écrit succinctement l’ami de Paris auquel je réponds que venir chez moi sans y dormir est toujours possible pour un jour ou pour plusieurs (dans ce dernier cas, il y a par exemple une fille qui met son canapé à disposition contre quinze euros prés du Gros-Horloge) et que passer la soirée ensemble est toujours possible (cependant le soir n’est pas ma meilleure période, je me couche en général à la même heure que les poules).
                                                                       *
Croisant, jeudi, dans la ruelle, la voisine dont l’amie a fait la chienne devant ma porte, je l’arrête pour lui dire de faire savoir à cette femme que toute récidive sera suivie d’un dépôt de plainte de ma part pour harcèlement. Elle ne me laisse pas aller au bout de mon propos :
-Vous aurez qu'à lui dire vous-même, me répond-elle, ce qui me rappelle la cour de récré en primaire.
 

12 août 2016


Arrivé avant l’heure d’ouverture du Book-Off de l’Opéra Garnier ce mercredi, je me balade au hasard dans le quartier. J’arrive ainsi à l’opulente Galerie Vivienne où une partie de la verrière est en restauration. À proximité, passage des Petits-Pères, se trouve la bibliothèque Charlotte Delbo. Elle est malheureusement fermée à cette heure matutinale. En revanche, sa voisine, la basilique Notre-Dame des Victoires a la porte ouverte à deux battants.
J’y entre et apprends qu’elle a été construite par Louis le Treizième pour remercier Dieu de la victoire contre les protestants suite au siège de La Rochelle. D’architecture baroque, elle est tout à fait kitch. De nombreux ex-voto ornent ses murs qui narrent de bien belles histoires : un aveugle du dix-neuvième siècle y a recouvré la vue, Gustave Bizot artiste peintre élève de Ingres y a retrouvé la foi. Quelques personnes prient. Une religieuse se prosterne devant la statue de Marie et de son fils, tous deux couronnés.
Après avoir bookoffié, je remonte à pied vers Notre-Dame-de-Lorette. Sur le trottoir du boulevard des Italiens, je photographie la tente d’un sans abri patriote dont le drapeau tricolore est en berne. « Sauvegardons la race blanche, ce miracle de Dieu », est-il écrit un peu plus haut sur un mur de la rue Laffitte, une inscription rageusement barrée de rouge.
A Lorette, je prends le métro jusqu’à Jules-Joffrin, achète une bouteille de côtes-de-bourg bio au Gé Vingt, passe devant l’hôtel trois étoiles Eden Montmartre de la rue Ordener qui, signe des temps, propose par affichette des « chambres à cinquante euros pour le jour même » et à midi moins cinq frappe à la porte de celle qui m’invite à déjeuner.
Nous sommes toujours aussi heureux de nous retrouver. Elle a préparé un délicieux plat à sa façon que nous dégustons en dialoguant sur fond de bruit de chantier. En face, là où était la dent creuse, s’élève maintenant un immeuble de six étages. Le vin est aussi bon que bio et c’est en pleine forme que nous allons prendre la café chez Dionis, en terrasse, au bout de la rue Letort.
Nous nous séparons un peu après quinze heures, Rejoignant à pied la station Simplon afin d’aller explorer le Book-Off de l’Opéra Bastille, je la regarde filer sur son haut vélo noir vers un chantier où elle doit faire une visite inopinée.
                                                     *
Chez Book-Off (un) :
-Bonjour, on vous apporte tout un véhicule de livres.
L’employée, qui en a vu d’autres :
-Mettez tout ça dans la boutique.
                                                     *
Chez Book-Off (deux):
Une femme qui vend ses livres et s’apprête à repartir sans son argent. Une scène déjà vue plusieurs fois. L’important n’est-il pas d’en être débarrassé.
                                                     *
Chez Book-Off (trois) :
Les types qui parlent tout seuls : « Ah non, pas celui-là, je l’ai déjà »  « Ah, pourquoi pas, j’hésite ». On les trouve presque exclusivement devant le rayon des vinyles.
 

11 août 2016


Mardi soir, je suis au jardin et y termine la lecture de Mémoires sans mémoire de Jacques-Henri Lartigue (Robert Laffont) qui, en fait, est son journal de jeunesse. Le futur photographe y raconte ses amourettes de privilégié. C’est agréable à lire mais ne méritera pas de rester dans ma mémoire.
Le soleil descendant me chauffe encore un peu. La pelouse est tondue de la veille. Les plantations ont subi une coupe sévère qui s’apparente plus au débroussaillage qu’à une réelle taille. Les fleurs ont également un peu souffert. Quant aux mauvaises herbes (comme on dit), elles continuent à prospérer. De temps à autre, je salue une voisine ou un voisin rentrant d’une journée de labeur. La pianiste ne se fait malheureusement pas entendre.
La porte d’entrée s’ouvre une nouvelle fois.
« Wouf wouf wouf », fait l’invitée du soir de la secrétaire des voisines à chiens lorsqu’elle passe devant ma porte.
-Je fais le chien puisque ça lui manque,  explique-t-elle à celle qui l’attend.
Si son intelligence est remarquable, sa vue est basse et l’empêche de m’apercevoir lisant sur le banc.
 

10 août 2016


Tout ceci tiré de ma relecture en diagonale du Journal, paru chez Points/Seuil, de Jean-René Huguenin, l’auteur d’un seul roman La Côte sauvage, jeune homme au physique moderne mort prématurément d’un accident d’automobile, qui plaisait à François Mauriac et connut Jean-Edern Hallier et Philippe Sollers à leurs débuts. Le portrait qu’il fait de ce dernier m’apparaît des plus perspicaces. Ceux d’autres écrivains ou de notables sont également bien réussis :
La soirée du mercredi 7, où 20 000 étudiants (dont moi) ont mis le feu au siège du parti communiste, m’est restée sur le cœur comme quelque chose d’exaltant et d’effroyable. (vendredi neuf novembre mil neuf cent cinquante-six, après Budapest)
J’ai vu ce matin Michel Butor, pour le journal. Il m’a déçu, ce myope sournois, avec ses regards de chienne fouettée. (samedi trente novembre mil neuf cent cinquante-sept)
A Villejuif, cérémonie d’inauguration de bâtiments dont mon père avait obtenu les premiers crédits. (…) Au premier rang, deux crânes chauves, briqués de frais, entouraient l’énorme tête de cochon, couverte d’une chevelure d’un blanc pisseux, avec sa lippe goulue et son gros nez fier de ses poils, la grosse tête cabossée de M. le président du conseil général. (lundi dix mars mil neuf cent cinquante-huit)
Vu hier après-midi Ph. Sollers. (…) Il lui manque quelque chose, un poids, du tragique, un rêve, son intelligence éclaire tout, elle ne respecte pas ces grands repaires d’ombre où notre mystère se tapit, il explique trop ; il n’inquiète pas. (mardi deux décembre mil neuf cent cinquante-huit)
Vu Gracq. (…) Trop tranquille. Pas de femmes, peu de relations. Un métier anodin, fait de façon anodine. Il ne livre jamais rien de lui-même : un roman tous les sept ans, c’est tout ce qu’on sait de lui. Je crois que son secret est simple : il est resté dans son enfance, c’est un enfant qui se cache. (mercredi trois décembre mil neuf cent cinquante-huit)
Vu aussi Nimier ; mes questions l’ennuient, non à cause du sujet choisi, mais en tant que questions tout court, parce qu’elles l’obligent à réfléchir, à prendre parti, à essayer de s’intéresser à quelque chose. (même jour)
Je le crèverai, J.-Ed. Ce sera lui ou moi, je le sais depuis longtemps et il le sait aussi. Nous sommes nés tous les deux le même jour, il y en a un de trop, c’est évident. (samedi quatorze février mil neuf cent cinquante-neuf)
Il manque à Sollers le sens du tragique, le goût du va-tout, des grandes folies, du désespoir. C’est déjà un homme de lettres.  (lundi seize février mil neuf cent cinquante-neuf)
Renaud et moi exclus de Tel Quel –qui décidément court à sa perte. Malgré les assez méchantes manigances de Jean-Edern et de Philippe, je ne me sens pas de rancune. (…) Je suis assez satisfait de ne plus traîner ce boulet qu’était Tel Quel. (samedi deux juillet mil neuf cent soixante)
Mais d’elle, de son corps mat, enfantin et nerveux, je ne suis jamais rassasié. Elle garde pour moi le charme d’une vierge –chair mystérieuse et lisse, si inquiète, à la fois purifiante et corruptible ! (lundi trente avril mil neuf cent soixante-deux)

9 août 2016


Connaissant bien moins la Seine-Maritime que l’Eure, je décide ce lundi d’aller à Caudebec-en-Caux, ville parfois traversée, jamais vue de près. Pour ce faire, je me rends à la halte routière où m’accueille une employée peu aimable mais fonctionnelle. Grâce aux questions que je lui pose, j’apprends qu’il existe une carte dix voyages pour douze euros qui n’est valable que pour les communes hors Métropole, pour celles de la Métropole (comme Le Trait juste avant Caudebec-en-Caux) il faut utiliser la carte des bus rouennais. Deux cartes pour un même car selon l’endroit où l’on va, de quoi embrouiller qui n’est pas du coin.
La conductrice du car de neuf heures trente-cinq, peu aimable, m’indique d’un geste de la tête où valider. Je m’installe au milieu du car à bâbord pour bénéficier de la vue sur la Seine et trouve un euro sur mon siège. Faire cinquante-cinq kilomètres pour vingt centimes, c’est une aubaine. Nous sommes sept au départ dont une fille aux cheveux violets. Il ne faut pas être pressé, le voyage dure une heure. Sitôt passé sous le pont de Brotonne, on y est.
Il pleuvine à l’arrivée. Une exposition photographique est installée sur le quai de bord de Seine consacrée à l’usine d’hydravions qui prospéra ici au vingtième siècle, lesquels engins étaient essayés sur le fleuve, ce qui devait rendre la vie locale un peu bruyante mais plus attrayante.
Arrivé au bout du quai, Villequier à l’horizon, je prends la petite route montante qui mène à la chapelle de Barre-y-Va qui doit son nom au fait que le mascaret (la barre) montait jusque-là. Un homme sort de la maison d’à côté et m’apprend qu’elle n’est visitable que l’après-midi à partir de quatorze heures mais aimablement il m’en ouvre les portes et je peux y voir les ex-voto et les maquettes de bateaux. « On va bientôt y tourner un film, me dit-il, deux scènes de mariage ». Il ne sait pas si c’est pour le cinéma ou la télévision.
En face est un trou imposant dans la falaise, c’est la Maison de l’Ermite. Bien longtemps qu’il n’est plus là et pas question de visiter, c’est dangereux, un grillage l’empêche.
Redescendu en ville, je choisis Le Balto pour déjeuner afin de manger en terrasse avec vue sur le fleuve, me doutant bien que côté cuisine, ce ne sera pas grandiose. L’endroit est très fréquenté par des Cauchois(e)s qui se ravitaillent en cartouches de cigarettes et grilles de tiercé ou à gratter. Certain(e)s ne coupent même pas le moteur de leur voiture ou de leur tracteur pendant la transaction. La jeune serveuse, une fille du pays, m’indique le menu du jour : « Taboulé oriental, onglet aux oignons avec frites et zaricots, tiramisu ».
-Vous nous avez ramené le soleil, me dit-elle pensant que j’arrive d’une de ces contrées où le ciel est toujours bleu.
La viande et correcte, le reste est industriel. Cela coûte douze euros quatre-vingt-dix. Le quart de vin rouge est à trois euros cinquante et le café de fin de repas à un euro trente seulement. Pas un bateau ne passe sur la Seine.
La ville est sans charme, ayant été reconstruite après les bombardements de la guerre (l’usine d’hydravions travaillait pour les nazis). L’église Notre-Dame a été épargnée, que je visite après le déjeuner. Elle est particulièrement fière de sa clé de voûte pendante de quatre mètres cinquante.
Ma difficulté avec le tourisme de proximité, c’est que j’ai toujours envie de rentrer. Ce que je fais avec le car de quatorze heures dix dont le conducteur sait répondre par des mots quand on lui pose une question.
                                                              *
C’est à bord d’un hydravion Latham construit à Caudebec-en-Caux que l’explorateur Amundsen disparut en juin mil neuf cent vingt-huit dans le Spitzberg en allant porter secours au dirigeable Italia.
                                                              *
Le Trait, bourgade en forme d'interminable ligne droite. Les noms de salons de coiffure y sont particulièrement approxima’tifs : Diffus’Hair, Enigma’Tif.
 

8 août 2016


Quelle tristesse cet incendie dû aux bougies d’anniversaire d’Ophélie fêtant ses vingt ans dans le sous-sol privatisé du Cuba Libre, bar minuscule de la rive gauche de Rouen, là où vivent en majorité des pauvres, cette jeune fille et plusieurs de ses invité(e)s venant des Hauts de Rouen, là où vivent d’autres pauvres.
On ne fête pas ainsi ses vingt ans chez les bourgeois(e)s de la rive droite, on a accès à des endroits plus attrayants et s’il le faut papa maman laissent leur grand appartement où si un accident devait arriver il ne serait jamais aussi dramatique.
Ophélie, onze de ses ami(e)s et le didjai employé pour la fête sont mort(e)s dans ce sous-sol accessible par un escalier raide et étroit dans lequel a trébuché la porteuse du gâteau dont les bougies ont mis le feu instantanément à l’isolant phonique couvrant murs et plafond. Je pense que le patron du bar, un garçon sympathique dit-on, va devoir s’expliquer devant la Justice.
Ce samedi matin, j’achète des fruits et des légumes au marché des Emmurées pas loin du Cuba Libre mais j’évite d’aller y faire le voyeur.
                                                                 *
Sur le chemin du retour, au bout de l’île Lacroix, j’aperçois la fille au petit vélo rouge orangé qui vient vers moi alors que j’attends le feu vert des piétons. Elle tourne à gauche et me frôle en m’ignorant. Je suis estomaqué.
« Pourrais-je savoir ce que j'ai fait pour que tu passes prés de moi en regardant ailleurs? », lui écris-je une fois rentré. Eh bien, elle ne m’avait tout simplement pas vu.
Du coup, nous sommes ensemble au jardin quelques heures plus tard et je sais maintenant ce qu’elle pense du Plouk Town de Ian Monk.
Il est possible que l’on n’attende pas trois mois avant de nous revoir.
 

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