Le Journal de Michel Perdrial

Le Journal de Michel Perdrial




Loïc Boyer
Je suis l’auteur de textes courts qui furent publiés depuis mil neuf cent quatre-vingt-quinze dans des revues littéraires en France (Supérieur Inconnu, Supplément d’Ame, Nouvelle Donne, Le Bord de l’Eau, Pris de Peur, l’Art du Bref, Sol’Air, Gros Textes, Salmigondis, Verso, Décharge, Bulle, Filigranes, Diérèse, Martobre, Comme ça et Autrement, (Cahier d’) Ecritures, La Nef des Fous), en Belgique (Traversées, Ecrits Vains, L’Arbre à Plumes, Inédit Nouveau, Bleu d’Encre), au Canada (Les Saisons Littéraires) et en Italie (Les Cahiers du Ru).
Les courageuses Editions du Chardon ont publié en mil neuf cent quatre-vingt-dix-neuf Erotica, un recueil de vingt-huit de ces textes, illustré par Isabelle Pio et Antoine Lopez et préfacé par Sarane Alexandrian, toujours disponible auprès de moi.
Je suis également l’auteur d’une pièce de théâtre et de plusieurs romans ou récits à ce jour inédits.
Depuis le onze novembre deux mille six, je publie mon Journal via Internet, un temps sous-titré Persiflages, moquages et autres énervages mâtinés de complimentages et de contentages. Sa première partie est lisible chez Eklablog, la deuxième ici.
Je vis au centre de Rouen dans un ancien monastère où autrefois les Sœurs de la Miséricorde se vouaient à l’éducation des jeunes filles.







Rss

27 novembre 2015


Faire ouvrir, au prétexte de sécurité, les vestes et manteaux du public dans l’air froid courant devant la porte de l’Opéra aura-t-il pour seul effet d’augmenter le nombre des tousseurs de concert ? Je le crains.
Ils sont déjà nombreux ce jeudi soir mais heureusement s’expriment surtout pendant les pauses. Sur la scène, que je domine du premier balcon, sont mélangé(e)s les musicien(ne)s de l’Orchestre de l’Opéra de Rouen Normandie et de l’Orchestre Régional de Normandie. Voir s’entendre si bien les Normand(e)s de la Haute et de la Basse à quelques semaines de l’unification pourrait tirer des larmes à un plus sensible que moi. Ce beau monde est dirigé par Leo Hussain.
En première partie sont donnés le Prélude de Tristan et Isolde de Richard Wagner puis le Poème de l’amour et de la mer pour voix et orchestre d’Ernest Chausson (la voix est celle du baryton André Heyboer) mais c’est surtout lors de la seconde que je trouve mon compte dans cette soirée maritime avec les Four Sea Interludes tirés de Peter Grimes de Benjamin Britten et La Mer de Claude Debussy pour lesquels musicien(ne)s et chef se donnent à fond, le maestro allant jusqu'à sauter en l’air face aux vagues de Britten.
-Il a l’air sympathique ce chef d’orchestre, remarque ma voisine.
 

26 novembre 2015


Une habitude que j’ai perdue, celle de me rendre chaque jeudi matin au marché à la brocante des Emmurées, rive gauche. J’y retourne ce jour et suis une nouvelle fois déçu. Ce marché a pâti de son déplacement pendant des mois sur le boulevard Clemenceau lors de la destruction du parquigne de béton laid sous lequel il se tenait. Des marchands l’ont quitté qui n’aimaient pas le boulevard. Ils ne sont pas revenus lors de sa réouverture sous la vague de verre des Emmurées et parmi ceux qui y sont encore certains ne viennent pas chaque semaine, dont ceux qui vendent des livres. A croire que ces personnes brocanteuses préfèrent l’ombre à la clarté.
J’en fais le tour de manière infructueuse et repasse la Seine. Devant la Cathédrale, les marchands de Noël s’empressent d’emplir leurs cabanes blanches d’objets fabriqués essentiellement en Chine qu’il s’agira de rendre désirables aux chalands rouennais et des alentours. Cela ne devrait pas poser de problème, faire les boutiques (comme ils disent) et en ressortir un sac en papier à la main est l’occupation préférée des gens d’ici.
Quand j’y repasse au milieu de la matinée, en chemin vers la Poste de la Champmeslé, non protégée par un vigile, une bonne moitié de ces commerçants nomades a ouvert cabane. De futurs clients s’y pressent. Paris est loin, l’heure n’est plus à la crainte des attentats. D’ailleurs si un marché de Noël devait être visé, ce serait celui de Strasbourg, doivent-ils se dire.
Dans le prolongement de ce marché, rue Saint-Romain, des sapins ont poussé sur le pavé, offerts par une jardinerie. A leur pied, les riverains déposent des sacs poubelles.
                                                                      *
Il y a trois cercles : celui des arrondissements des tueries (à l’ambiance soucieuse), celui des autres arrondissements de Paris (à l’ambiance concernée), celui de la province (à l’ambiance habituelle). Les radios, télévisions et journaux nationaux se situent dans les premier et deuxième cercles. La majorité de leurs auditeurs, regardeurs et lecteurs sont dans le troisième.
                                                                      *
Quand même, écrire comme l’ont fait Les Inrocks et d’autres que le voisin du Bataclan tué par une balle de kalachnikov ayant ricoché sur un balcon est mort d’une balle perdue, c’est dire que ne l’étaient pas les autres balles, celles reçues par les personnes visées.
 

25 novembre 2015


Un courrier de l’Opéra de Rouen reçu lundi midi m’annonce le report du concert de mercredi soir. Il me sauve la mise. J’avais pris, il y a longtemps et en raison de ce concert, un billet de train pour Paris le mardi cette semaine et l’avais totalement oublié. Je m’apprêtais à n’y point aller.
Ce mardi, je suis donc dans le sept heures cinquante-neuf qui assez vite, si je puis dire, ralentit. Quinze minutes de retard sont annoncées pour raison de circulation perturbée, qui deviennent vingt-cinq au message suivant, et surtout nous voilà partis à Paris par un autre chemin de fer qui passe par des bourgades aux noms évocateurs : Meulan-Haudricourt, Vaux-sur-Seine. Le paysage est joli mais celles et ceux qui vont à la capitale pour le labeur n’y sont pas sensibles, fulminant à qui mieux mieux silencieusement. A l’arrivée, le retard est de trente-cinq minutes. Des excuses sont offertes mais pas d’explication. Une escouade d’employé(e)s de la Senefece est sur le quai, distribuant des enveloppes de retard.
Au lieu d’être au Book-Off de l’Opéra avant son ouverture, j’y suis cinq minutes après. J’y reste jusqu’à onze heures, puis rejoins Lorette à pied sous le parapluie. Le métro me mène à Jules Joffrin. Au Gé Vingt, j’achète un bon vin, un moulin-à-vent, et frappe à midi chez celle qui m’offre à déjeuner. Nous parlons surtout de ce qui s’est passé le vendredi treize et des suites actuelles et prévisibles.
Après un fort café, je marche jusqu’à Simplon où l’on trouve le métro qui s’arrête à Saint-Michel et vais chez Boulinier car un ouvrage des Humanoïdes Associés intéressant l’ami d’Orléans doit s’y trouver en pile à bas prix, m’a-t-il écrit. Las, personne ne sait de quoi je parle. L’un des vendeurs me dit qu’un livre des Humanoïdes ne serait jamais vendu un euro ici. La spécialiste des bandes dessinées ne sait rien. Elle me parle avec un désagréable mélange d’arrogance et de je m’en foutisme, m’affirmant que ce livre ne peut être non plus dans les autres magasins de l’enseigne.
Je repars bredouille et dépité, attrape le bus Quatre-Vingt-Six et descends à Ledru-Rollin face au second Book-Off.
Le train du retour roule sur le chemin de fer habituel et est d’un retard normal (quinze minutes).
                                                               *
Ce mardi, dans le métro et le bus, nombre de voyageurs s’aperçoivent au dernier moment que c’est ici qu’ils descendent et se jettent sur le quai ou le trottoir juste avant la fermeture des portes. Je me demande si c’est une conséquence du treize novembre, d’être ainsi perdu dans ses pensées.
                                                               *
« Il va falloir être Résistant » publicité de métro parisien pour l’énième saison d’une série télévisée, un hasard dit-on.
                                                               *
Chez Book-Off, Thérèse philosophe a migré du rayon Philosophie au rayon Religion, peut-être prise pour celle de Lisieux ou d’Avila.
 

24 novembre 2015


Du jazz à l’Opéra de Rouen ce samedi soir où j’ai bonne place en corbeille. Sur la scène, les instruments attendent les musiciens du groupe américain James Farm, mais c’est d’abord l’habituel Michel Jules de Rouen Jazz Action qui enjambe la contrebasse.
-Tiens, voilà le patron, commente l’un de mes voisins.
Le patron fait sa petite présentation de la soirée. Quant aux prochaines, hormis celle programmée à l’Opéra en mai, il est dans l’embarras car plus de salle pour le jazz avec la fermeture du Hangar Vingt-Trois, mais, dit-il, il y a plus grave en ce moment et il trouvera une solution.
James Farm est une formation épisodique composée de quatre grands musiciens : Eric Harland à la batterie, Matt Penman à la contrebasse, Aaron Parks au piano et claviers, enfin celui qui fait figure de lideur Joshua Redman aux saxophones. C’est à ce dernier, dont le jeu est virtuose, que revient de dire quelques mots pour nous remercier d’être venus « There’s no country like France ».
James Farm, c’est de la musique agréable à l’oreille dont l’improvisation est si maîtrisée que le petit loupé du batteur à la fin d’un morceau suscite quelques rires de sympathie, de la musique huilée que j’apprécie, sans être subjugué.
-Thank you for coming, répète Joshua Redman au moment du rappel, à qui on peut retourner le remerciement.
                                                            *
Rouen : quatre mille personnes pour le rassemblement bleu blanc rouge de vendredi soir, trois cents pour celui d’extrême gauche de samedi après-midi, les deux sous la pluie, et voici qu’après-coup la télé, le journal et les sites d’information régionaux se réveillent et apprennent aux participants du premier que la banderole derrière laquelle ils ont marché a été fabriquée par la droite de l’extrême droite, des identitaires à la normande avec lesquels est amie la naïve et gentillette organisatrice. Il suffisait d’aller voir ce que postait celle-ci sur sa page Effe Bé entre deux photos de bimbo pour le soupçonner.
Faire une enquête avant un évènement, c’était autrefois le travail des journalistes.
                                                           *
Sans surprise, je vois toute cette extrême gauche que je côtoyais encore naguère dans des manifestations en faveur des Sans Papiers ou jadis contre le nucléaire être plus effrayée par l’état d’urgence que par la montée de l’islamo-fascisme. Leur hiérarchie des dangers n’est pas la mienne et ils me soûlent avec leur discours stéréotypé et donneur de leçon.
Autant dire qu’on n’est pas prêt de me revoir dans une manifestation.
                                                          *
Un fidèle lecteur m’apprend que les vigiles (ou agents de sécurité) du Bataclan ne sont pas morts (comme je l’avais entendu dire par un invité sur France Culture), « Ils ont tout fait pour aider les gens à sortir de cet enfer. »  C’est une bonne nouvelle.
 

23 novembre 2015


Ce vendredi soir, trois vigiles (ou agents de sécurité) sont chargés de l’accueil à l’entrée de l’Opéra de Rouen, prière d’ouvrir son manteau des fois qu’on cacherait une ceinture d’explosif et son sac des fois qu’on y logerait une kalachnikov. Autant dire que si on vient au spectacle pour tenter d’oublier un peu les évènements d’il y a une semaine, c’est mal parti. Ça ne s’arrange pas dans la salle puisque j’entends les placeuses parler de ce qu’elles devraient faire en cas d’évacuation et qu’au concert a été ajouté un prélude sous forme d’un texte de Shakespeare tiré d’Henry V dit par le comédien anglais Samuel West My duty to you (il y est question des malheurs de la France).
Musiques françaises et anglaises alternent : Le Roi Lear de Claude Debussy, Symphonic Prelude : The Magic Island de William Alwyn, l’Ouverture du Roi Lear d’Hector Berlioz et Hamlet, a Shakespeare scenario for actor & orchestra de William Walton. Elles sont parsemées d’extraits de textes du dramaturge, lus ou dits par Samuel West, qui connut son heure de gloire dans le film Retour à Howards End, apprends-je du livret programme. Il fait le job, sans m’éblouir.
Côté musique, si l’Orchestre, dirigé par Leo Hussain, est à deux harpes, ce sont surtout les percussions et les cuivres guerriers qui se font entendre alors que je préfèrerais être dans une autre atmosphère, mais cela semble plaire à beaucoup.
Lors des applaudissements finals, Samuel West et Leo Hussain font plusieurs allers et retours, le premier d’un pas martial, le second trottinant derrière. Ils m’évoquent, non pas des personnages de Shakespeare, mais Don Quichotte et Sancho Pança.
                                                          *
« Shakespeare est, pour moi, le plus grand dramaturge de tous les temps. Je sais bien, qu’en tant que britannique, mon jugement est influencé, mais il suffit de regarder le nombre de chefs-d’œuvre qu’il a écrits et ont inspiré d’autres grands artistes pour prendre la mesure de son influence », déclare Leo Hussain dans le livret programme. Je n’en disconviens pas, mais personnellement, je donnerais toutes les pièces de Shakespeare pour une seule de Tchekhov.
                                                           *
Debout le plus souvent qu’il peut afin qu’on le voie bien, serrant les mains, porteur d’une écharpe rouge à la Fabius, Nicolas Mayer-Rossignol, Socialiste, Chef de Région, fait une sortie préélectorale à l’Opéra de Rouen, ce vendredi soir, des fois que ça donnerait idée à certain(e)s de voter pour lui le six décembre.
                                                          *
Ces nouveaux vigiles (ou agents de sécurité) à l’entrée de l’Opéra, comme à la Poste ou devant Monoprix, peu probable qu’ils aient à faire face à quoi que ce soit, Rouen est une ville moyenne de province, mais si c’était le cas ils ne pourraient rien. Au Bataclan, les vigiles ont été parmi les premiers tués.
                                                         *
Ouvrier d’échafaudage, rue de l’Hôpital :
-Moi j’suis trop vieux pour aller à Paris, et puis j’suis bientôt à la retraite, j’aimerais bien en profiter un p’tit peu.
 

21 novembre 2015


Retour au café de l’Ubi ce jeudi en début d’après-midi, lequel a repris un horaire d’ouverture compatible avec le mien. J’y écris ma journée parisienne de la veille tandis qu’on y installe le matériel nécessaire au concert de jazz de la soirée, ce qui fait que mon espace vital diminue peu à peu. Musiciens et organisateurs discutent de ce qu’ils font tandis qu’est diffusé un disque des Doors, une musique qui me convient tout à fait.
Quand les uns et les autres évoquent les réservations pour ce soir, il est vite question d’argent et quand la conversation s’échauffe un peu, l’un déclare :
-On ne va pas parler de ça devant tout le monde.
Tout le monde, c’est moi.
Ils sortent fumer sur le trottoir. Faisant une pause dans mon écriture, je me remémore ma conversation du matin avec l’une de mes voisines, dans la ruelle, devant la porte cochère.
Je lui demande ce qu’il en est de la dame du premier dont je ne sais rien depuis l’intervention spectaculaire des pompiers chez elle juste avant mon départ pour Brest.
-J’hésite à vous répondre car vous racontez tout sur Internet, me dit-elle.
-Il y a beaucoup de choses que je ne raconte pas, lui dis-je, si je vous pose cette question, c’est simplement que je me soucie de cette voisine que je ne connais pas mais avec qui j’échange un bonjour quand je la croise.
Celle que j’interroge n’a pas apprécié ce que j’ai raconté l’autre jour sur le pisseur de jardin invité d’un autre voisin. Plus généralement, elle n’aime pas que je raconte la vie des uns et des autres, est-ce que j’en ai seulement le droit ?
Elle me reproche ensuite, paradoxalement, de ne pas avoir parlé du cambriolage qui a eu lieu chez d’autres voisins, ni des ébats sexuels bruyants dont sont coutumiers un autre et sa copine.
-Je n’écris pas l’histoire de la copropriété, lui dis-je, je n’écris pas non plus pour mes voisins, il ne faut pas me lire si vous n’aimez pas ça.
Elle ne me lit pas mais on lui raconte.
-Si ça vous est si insupportable de vivre dans la copropriété, il faut aller ailleurs, me dit-elle encore, et j’entends par-là qu’elle aimerait bien me voir déménager.
Je lui dis que je suis le plus ancien habitant de cette copropriété, ce qui prouve que je ne trouve pas insupportable d’y vivre, et puis comme en début de conversation elle me reprochait une non-assistance à personne en danger pour avoir vu sortir la voisine du premier sans manteau, avoir trouvé ça bizarre mais n’avoir rien fait, alors que ce jour-là je n’avais pas pensé une seconde qu’elle était en détresse, je lui raconte que ma longue présence dans cette copropriété m’a permis de venir au secours de deux vieilles femmes qui y habitaient, l’une tombée sous le porche, et qui ensuite m’appelait son sauveur, et l’autre tombée devant sa porte, fâchée après moi pour ce que j’avais écrit sur elle (elle ne me lisait pas mais on lui avait raconté) et qui suite à mon intervention redevint fort cordiale. Finalement, je ne suis pas si mauvais que ça.
                                                          *
Je préfère mille fois entendre une femme qui jouit qu’un chien qui aboie, mais il n’y pas toujours de quoi en faire une bonne histoire.
                                                          *
Ce chefaillon djihadiste tué à Saint-Denis, qualifié de cerveau des attentats, est celui que l’on voyait sur une vidéo de propagande au volant d’une voiture du désert déclarer hilare : « Avant quand on allait au bled on tirait la caravane, maintenant on tire ça ». Ça c’était, accrochés par des cordes, cinq corps mutilés.
Qu’est-ce que je suis content quand meurt un tel salopard.
 

20 novembre 2015


A l’arrivée à Paris ce mercredi un message dans le métro annonce que la ligne Treize est arrêtée avant la Basilique de Saint-Denis suite à une intervention policière et sur ordre de la Préfecture, confirmant ce que j’ai appris sur France Culture avant de quitter Rouen. Je prends le Trois puis le Huit pour rejoindre Ledru-Rollin.
Au Café du Faubourg où je bois un café la soirée beaujolais nouveau du lendemain est annulée.
-Ah bon ? s’étonne un déçu.
-L’accordéoniste vient d’Auvergne, lui répond le patron, elle a peur de monter à Paris.
Je ne sais si c’est aussi la peur, mais il n’y a pas à dix heures la file habituelle des vendeurs de livres, cédés, dévédés, etc. chez Book-Off. En revanche, les coutumiers acheteurs à téléphone sont là à rentrer leurs code-barres. J’en sors avec le Mini Zoé J’ai saigné, le récit que fit Blaise Cendrars de la blessure de guerre qui conduisit à l’amputation de son bras, et rejoins le marché d’Aligre. Les crieurs de fruits et légumes à un euro sont muets. Il règne ici aussi une atmosphère étrange, regards graves et tendance à la sympathie. Le soleil brille, il y a du monde aux terrasses.
A l’entrée de la rue de Charonne, la boutique de vêtements Courbettes et Galipettes annonce en vitrine les « Crazy Days ». J’entre Chez Céleste un peu avant midi où l’on me demande comment je vais.
-Vas-y, installe-toi, me dit le serveur qui me tutoie pour la première fois.
Je déjeune d’un feroz d’avocat et d’un poulet yassa avec un quart de vin rouge portugais. Cela fait toujours dix-huit euros cinquante que je vais payer au comptoir. Un jeune homme y boit un café.
-Ça va ? lui demande le serveur.
-C’est dur, répond-il, mais la vie va reprendre son cours petit à petit, comme on dit.
Je remonte la rue de Charonne au-delà du carrefour avec Ledru-Rollin et arrive à hauteur du café La Belle Equipe devant lequel sont mortes dix-neuf personnes, dont Hodda qui y fêtait son trente-cinquième anniversaire et sa sœur Halima. Khaled, l’un de leurs frères, y est serveur et indemne. Le large trottoir où se tenait la terrasse est complètement couvert de bougies, de bouquets et de messages. Cela s’étend devant le restaurant japonais d’à côté dont l’une des portes en verre a été détruite. Les rideaux métalliques sont baissés. Nous sommes une vingtaine sur le bord de la rue, poignés par l’émotion. Sur l’une des affichettes, d’une écriture enfantine : « Le collège Anne Frank, brisé mais debout. Fuck les terroristes. Vive la Paix. »
Je vais souffler dans le square voisin, sur un banc au soleil, me demandant comment vont s’en sortir ceux qui ont survécu et si même les lieux atteints vont pouvoir rouvrir. Des enfants de toutes couleurs y jouent paisiblement. Une vieille folle passe en chantant Je vais t’aimer comme on ne t’a jamais aimé, à faire rougir tous les Marquis de Sade. L’église à côté se nomme Sainte-Marguerite. Un panneau informatif m’apprend qu’elle était jouxtée du cimetière dans lequel, en dix-sept cent quatre-vingt-quatorze, furent enterrés trois cents guillotinés en provenance des places de la Bastille et de la Nation, il n’y a pas que la religion pour conduire à la barbarie.
Passant par une rue très protégée (ce qui me laisse à penser que c’est celle où habite Manuel Valls), j’arrive rue de la Roquette et entre dans un Péhemmu kabyle au moment où en sort un habitué.
-Tu crois ce que c’est vrai ce qu’il raconte, qu’il a été frôlé par les balles ? demande un autre au patron.
-Non, ceux qui ont vraiment vécu ça, ils n’en parlent pas comme ça. Il a eu peur, c’est tout.
Ce client a gagné cent trente et un euros aux courses. Le patron ouvre deux portes de placard derrière le comptoir faisant apparaître un escalier qui descend au sous-sol où il va chercher l’argent. C’est là qu’il faudrait se cacher pour sauver sa vie, me dis-je.
Un peu plus loin, je passe près de zonards à chiens qui s’entretiennent avec des militaires en armes, puis arrive à la Bastille. J’y prends le bus Vingt pour rejoindre le deuxième Book-Off. Il passe par la place de la République. Des télés du monde entier y ont encore leurs antennes rondes. Elles attirent autour de la statue certains m’as-tu-vu, dont un guignol habillé en Statue de la Liberté qui brandit un drapeau tricolore.
Sur les boulevards, le conducteur noir d’une Audi noire bloquée par un fourgon est mis en joue par deux policiers à fusil mitrailleur. Il ne sera pas question de lui aux actualités du soir. Elles m’apprendront que les salopards cernés à Saint-Denis sont morts ou ont été capturés après sept heures d’assaut.
                                                                 *
Dans le train du retour lecture décevante d’Entre les lignes de Michel Baglin (La Table Ronde), acheté parce qu’il y est question de trains mais qui s’avère être un banal récit d’enfance. Mon exemplaire fut dédicacé par l’auteur à une précédente propriétaire : « A Simone, en espérant que tu retrouveras « entre ces lignes » un peu de Vert-Saint-Denis de la grande époque auquel je suis resté très attaché. Très affectueusement. Michel »
Vert-Saint-Denis n’est pas vers Saint-Denis mais un village de la Brie, vers Melun.
                                                                *
Quand même quelle chance d’être à Rouen et d’avoir le choix entre le rassemblement de vendredi soir à ballons bleus blancs rouges de la naïve gentillette qui sur sa page Effe Bé demande l’interdiction du drapeau palestinien à l’Onu et celui de samedi après-midi des organisations gauchistes dont certaines lors des bombardements de Gaza par Israël défilaient à Paris en compagnie de jeunes musulmans qui criaient « Mort aux Juifs ».
Fuyant l’un et l’autre mais ne pouvant rester inactif, je sors ma carte bancaire pour aider la famille d’Hodda et Halima.
 

19 novembre 2015


« Ce n’est pas rien d’être ici ce soir à jouer et à écouter de la musique », déclare Thierry Pécou, chef de l’Ensemble Variances, de noir vêtu, sur la scène de l’Opéra de Rouen. « La musique contre l’obscurantisme et la barbarie », conclut-il. Il s’agit de faire hommage à Alexandre Scriabine dont c’est le centenaire de la mort.  Ça commence par la Méditation sur deux thèmes de la Journée de l’existence pour violoncelle et piano d’Ivan Wyschnegradsky.
Suivent Nout pour clarinette-contrebasse de Gérard Grisey, joué devant une bougie, qui m’est une épreuve terriblement longue, puis deux compositions de Scriabine : Cinq Préludes et Vers la Flamme (brillamment jouées par Alexander Melnikov) qui me permettent de savoir que Scriabine, compositeur mystico-pantoufle dont je connais peu la musique, eh bien je n’aime pas tellement.
Après, c’est Soleil-Feu pour violon et piano de Thierry Pécou (Alexander Melnikov au piano) et le Duo basso pour flûte-basse et clarinette-basse de Bruce Mather,  un duo que je ne saurais qualifier que par un mot vulgaire : chiant. 
Deux couples s’esquivent, profitant de la proximité d’une porte latérale. Pourtant le meilleur est pour la suite : SILVER pour flûte, clarinette, violon, violoncelle et piano de Marc Patch. J’aurais apprécié que ça se termine ainsi mais vient encore la Sonate numéro neuf « Messe Noire » de Scriabine, jouée dans le noir (une messe noire jouée dans le noir, ouah la bonne idée).
Rentrant, je me dis qu’on ne doit pas s’amuser tous les jours dans l’Ensemble Variances et que s’il y avait eu un entracte pendant ce concert une hémorragie de public aurait sans doute été constatée.
                                                                 *
Thierry Pécou, à propos de Scriabine, dans le livret programme : « Une des obsessions du compositeur était l’élévation de l’individu : Vers la Flamme est ainsi accompagné d’un poème où des flammes envahissent la Terre et font renaître les Hommes en une meilleure race ». 
Scriabine est mort depuis cent ans mais ces âneries ont plus que jamais cours.
                                                                 *
Ce mardi matin, passant à la bouquinerie Le Rêve de l’Escalier vendre les romans policiers de bas de gamme qu’habituellement on m’y achète, j’ai la mauvaise surprise de les voir refuser, on en a trop. « Ça ne m’arrange pas », dis-je au bouquiniste, « j’ai acheté ces livres pour vous les revendre comme d’habitude, afin d’en acheter d’autres, et tout à coup vous n’en voulez plus » (acheter ailleurs de bons livres que je ne trouve pas chez vous en finançant par des faciles que vous proposez en nombre, ne lui dis-je pas). Il tombe des nues (comme on dit), il croyait que ce que je lui apportais était ce que je lisais.
Que ce bouquiniste pense que les livres que je lui vends étaient des livres que j’avais lus, c’est carrément insultant.
 

1 ... « 312 313 314 315 316 317 318 » ... 364