Le Journal de Michel Perdrial

Le Journal de Michel Perdrial




Loïc Boyer
Je suis l’auteur de textes courts qui furent publiés depuis mil neuf cent quatre-vingt-quinze dans des revues littéraires en France (Supérieur Inconnu, Supplément d’Ame, Nouvelle Donne, Le Bord de l’Eau, Pris de Peur, l’Art du Bref, Sol’Air, Gros Textes, Salmigondis, Verso, Décharge, Bulle, Filigranes, Diérèse, Martobre, Comme ça et Autrement, (Cahier d’) Ecritures, La Nef des Fous), en Belgique (Traversées, Ecrits Vains, L’Arbre à Plumes, Inédit Nouveau, Bleu d’Encre), au Canada (Les Saisons Littéraires) et en Italie (Les Cahiers du Ru).
Les courageuses Editions du Chardon ont publié en mil neuf cent quatre-vingt-dix-neuf Erotica, un recueil de vingt-huit de ces textes, illustré par Isabelle Pio et Antoine Lopez et préfacé par Sarane Alexandrian, toujours disponible auprès de moi.
Je suis également l’auteur d’une pièce de théâtre et de plusieurs romans ou récits à ce jour inédits.
Depuis le onze novembre deux mille six, je publie mon Journal via Internet, un temps sous-titré Persiflages, moquages et autres énervages mâtinés de complimentages et de contentages. Sa première partie est lisible chez Eklablog, la deuxième ici.
Je vis au centre de Rouen dans un ancien monastère où autrefois les Sœurs de la Miséricorde se vouaient à l’éducation des jeunes filles.







Rss

10 novembre 2015


Lecture d’il y a quelques semaines, les Lettres de Venise du Baron Corvo, un ouvrage qui regroupe les lettres adressées à son ami anglais Charles Masson Fox, fils d’une famille quaker très respectée, qui avait l’ordre de les détruire, par Frederick Rolfe, dit le Baron Corvo, arrivé à Venise en août mil neuf cent huit.
D’un coup de tampon, sur la page de titre, pour réparer un oubli, l’éditeur Jean-Paul Bertrand (Le Rocher) a indiqué « Traduction et Préface de Michel Bulteau ». Le livre est illustré d’anonymes dessins de garçons nus, ces garçons étant l’objet des désirs et des fantasmes du Baron, comme le montre ces échantillons :
On peut aussi le fourrer, les genoux écartés à l’extrême, se cabrant, eh bien, oui, il pourrait se cabrer (bien ouvert) prêt à recevoir le membre entier dans sa chaleur intime, empalé, éjaculant entre ses fesses. (vingt-huit novembre mil neuf cent neuf)
Imagine un garçon en pleine santé qui adore prendre du plaisir avec un mâle et s’y adonne sans réserve, avec joie et ardeur, eh bien, j’en suis sûr, un tel garçon conservera sa jeunesse et sa fraîcheur infiniment plus longtemps qu’un gaillard qui chasse la donzelle dès la puberté. (onze décembre mil neuf cent neuf)
Tous les deux vous préférez les plus jeunes –ma préférence va à ceux de 16, 17 et 18 ans bien développés. Je ne vous comprends toujours pas. Mon plaisir est incomplet avec un jeune corps. Il est allongé sur le dos. Je me love contre son ventre, mon dard enfoui dans la douceur de ses cuisses. (jeudi treize janvier mil neuf cent dix)
Le Jour de l’An, Zildo quitta l’Osmarin en cachette avec Carlo –(quelle insulte pour Piero que l’outsider Carlo !)– et ils se sont tapé cinq filles, l’une après l’autre, tout nus, en plein jour, de 2 à 4. Et Carlo suivait. « Que de laides créatures dans le monde ! », se lamentait Piero. (Mais imagine le plaisir que ces brutes enfiévrées ont dû procurer aux filles !) (vingt janvier mil neuf cent dix)
Nous avons fini ensemble. Une longue abstinence nous avait fait perdre tout contrôle. Il ne pouvait se retenir ; collés l’un à l’autre, déchargeant des torrents de sperme –des torrents. (vingt-six janvier mil neuf cent dix)
Venise ne réussira pas au Baron Corvo, qui peu à peu s’y appauvrit :
Tu dois savoir que le consul a réagi. Grâce à qui et pourquoi, je ne sais. Mais il m’a écrit spontanément, me proposant un billet pour Douvres ou Newhaven, en troisième classe et sans bagages. (…)
Et, selon la loi italienne, un étranger sans moyen de subsistance est immédiatement reconduit à la frontière. Cela ne doit pas m’arriver. (vingt et un août mil neuf cent dix)
Cela n’arrivera pas, il mourra d’une crise cardiaque le vingt-cinq octobre mil neuf cent treize à l’âge de cinquante-trois ans.
 

9 novembre 2015


Sur le quai bas de la rive droite, je ne croise que des coureuses ce vendredi matin alors que je rejoins le centre commercial des Docks et son cinéma Pathé dans lequel le Secours Populaire organise une vente de livres d’occasion. Sur l’autre rive, le quai est désert où se tenait autrefois la Foire Saint-Romain et pas davantage de manèges derrière les Docks là où elle aurait dû avoir lieu cette année. En ville, je n’entends personne regretter son annulation.
Arrivé devant les rideaux baissés du cinéma, je discute avec l’une de mes connaissances. Il vendait lors du dernier Quai aux Livres, comme chaque année, et jamais encore son chiffre d’affaire n’avait été aussi bas, me dit-il avant d’aller téléphoner plus loin.
Même si c’était gratuit, je n’irais voir aucun des films programmés par ce cinéma Pathé. J’y ai en revanche le bon souvenir d’une Agora du Cinéma Coréen du temps de miss Beaumont. Après avoir survécu cahin-caha au départ de celle-ci jusqu’à l’an dernier, ce festival n’aura désormais plus lieu (alors que deux mille quinze est l’Année de la Corée en France, me faisait remarquer l’ami Masson hier à l’Opéra).
Les rideaux se lèvent à dix heures trente. Les bénévoles du Secours Populaire finissent de s’installer avec nervosité. Saoulé par la sono du cinéma et gêné par le mauvais éclairage, je tente de trouver livres à mon goût et repars avec quelques-uns.
                                                             *
Quand j’y retourne ce samedi à la même heure, j’entends qu’au Secours Populaire Français, on se plaint des mendiants roms qui chassent des rues ceux de chez nous.
 

7 novembre 2015


Au programme de l’Opéra de Rouen, ce jeudi soir, c’est Daral Shaga, un court opéra circassien (le circassien ayant envahi le théâtre, pas de raison que l’opéra y échappe). Au moins, ça ne va durer qu’une heure dix, me dis-je en m’asseyant sur la seule chaise à accoudoirs de la loge six. A ma gauche, un homme de la technique surveille le décompte horaire sur son ordinateur.
Daral Shaga (musique de Kris Defoort, livret de Laurent Gaudé, mise en scène de Fabrice Murgia) est une histoire de migrants (ou de réfugiés). Assez vite, j’oublie mon peu de goût pour les activités gymniques, qu’importent ces acrobates en deuxième plan, car la musique jouée dans la pénombre côté cour et le chant me plaisent, de plus le sujet est évoqué sans trop de pathos ni de bons sentiments.
A la fin, les migrants réussissent à franchir le mur les séparant du monde qu’ils convoitaient et se retrouvent parmi les spectateurs. Ceux-ci applaudissent fort et longtemps, ce qui me réjouit autant, sachant que la plupart d’entre eux sont hostiles aux immigrés, votant pour les Droitistes ou les Socialistes dont les pratiques sont les mêmes : soutenir les pays d’Europe du Sud et au-delà afin qu’ils mettent le plus grand nombre possible d’obstacles entre les pays de départ et la France (passeurs racketteurs, bateaux surchargés, garde-frontières violents, murs de barbelés, camps de rétention, etc.), dire bien haut que l’on accueille à bras ouverts ceux qui sont quand même arrivés au terme de l’effroyable voyage qu’on leur a imposé puis faire en sorte de refuser le droit d’asile à la plupart, qui au mieux deviendront clandestins, au pire seront renvoyés dans le pays qu’ils fuyaient ou dans le premier d’Europe où ils avaient mis le pied.
Ma voisine de loge, une ancienne élue municipale d’opposition Centriste de Droite, n’est pas la dernière à applaudir.
                                                      *
« Nous souhaitons enfin, dans cet espace cerné qu’est le trajet d’un immigré, rentrer dans l’intimité d‘une relation par la discipline du main-à-main que nous voulons chorégraphiée, contorsionnée et équilibrée dans le rapport homme/femme. » (écrit circassien et donc contorsionné du scénographe Philippe de Coen dans le livret programme)
                                                      *
Il y a aussi, dans les abonnés de l’Opéra de Rouen, un certain nombre de membres du Réseau Education Sans Frontières que je retrouve au Tribunal Administratif. La dernière fois, c’était pour cette jeune femme géorgienne enfermée avec sa fille de six ans au Centre de Rétention de Oissel. L’information est enfin arrivée : cette jeune femme et sa fille ne sont pas montées dans l’avion qui devait les extrader en Espagne.
 

6 novembre 2015


Dernière nuit brestoise à l’hôtel Abalys, idéalement situé, avec vue sur la rade au quatrième étage et un triple vitrage qui permet de voir passer bus et voitures en contrebas sans en entendre du tout le bruit, chambre agréable dotée d’un ordinateur, personnel discret et sympathique, petit-déjeuner buffet géant avec produits bretons, seul bémol : les écrans plats diffusant une chaîne d’info continue dans cette salle de petit-déjeuner (je suis le seul à m’en plaindre).
Pour acheter les sandouiches du train de retour, la gaie réceptionniste m’indique Leclerc, avenue Jean-Jaurès où ne souffle pas ce mercredi matin le vent de Miossec.
A onze heures quarante-six je suis dans le tégévé pour Paris avec comme voisin un gros (militaire ?) à crâne rasé qui pue la sueur. Je suis au moins du bon côté pour voir une dernière fois le port et la mer, au loin la presqu’île de Crozon.
Après mon succinct pique-nique, j’ouvre le journal de Victor Klemperer tandis que mon voisin s’enfonce de la musique bourdonnante dans les oreilles. Comme il ne mange pas, j’espère le voir descendre assez vite.
Le train s’arrête à Morlaix puis dans un endroit bizarre nommé Plouaret-Trégor, lequel est doté d’un café des Abattoirs qui semble fermé depuis longtemps. Une femme à chapeau y monte, sa valise portée par un employé de la Senecefe. Elle trouve que ça sent le pipi de chat. A l’autre bout de la voiture, un jeune gogol (comme il ne faut plus dire) pousse de temps à autre des cris effrayants.
A Guingamp monte une femme qui marche sur chien, puis c’est Saint-Brieuc, correspondance en car pour Lorient. A Rennes, notre tégévé est accroché avec celui venant de Quimper. Mon voisin est toujours là et le gogol hurleur aussi
A l’approche du but, une voix féminine indique que le bar vend des tickets de métro parisien au prix de deux euros dix l’unité (il n’y a pas de petits profits, comme dirait madame Michu).
Gare Montparnasse, c’est un enfant qui annonce l’arrivée et le départ des trains. Je plonge sous terre et en ressors à Saint-Lazare. Il pleut à Paris. J’attends mon habituel train de dix-huit heures trente pour Rouen en buvant un café A la Ville d’Argentan, bien content de ma semaine bretonne sous le chaud soleil. « Cet été, on a eu des Italiens pendant dix jours, dix jours de pluie », m’a-t-on dit à l’hôtel Abalys.
 

5 novembre 2015


Il pleut un peu ce mardi matin à Brest. J’attends à nouveau l’autocar pour Le Conquet en surveillant, à sa demande, les bagages dont dépassent des tiges de bambou d’une îlienne qui a oublié le fil de son téléphone à l’hôtel.
Nous sommes quatre à monter. La conductrice me demande où. « Trez Hir », lui réponds-je, avant d’aller m’asseoir et de subir Fun Radio dont elle juge bon de mettre fort le son. Deux benêts d’animateurs y racontent des grosses blagues qui font rire la benête d’animatrice. Ils ont des invités : les élèves d’une classe de collège (honte à leur enseignant). « Tu veux faire de la radio pourquoi ? », demande en son jargon l’un des benêts à quelques collégien(ne)s. Leur réponse est la même : « Pour m’amuser ». Je suis bien heureux quand l’autocar s’arrête près de la plage de Trez Hir, commune de Plougonvelin, d’autant qu’il ne pleut plus guère.
Je me balade sur un bout du Géherre Trente-Quatre tapissé de feuilles mortes. Au retour, constatant que cafés et restaurants sont fermés, je vais me renseigner à l’Office du Tourisme, étonnamment ouvert. L’une des trois jeunes femmes au guichet me dit que peut-être une crêperie sera ouverte à midi, qu’il y a un café au bourg de Plougonvelin, mais pas de restaurant.
Me v’là bien.
Sur la mer, un moniteur apprend la navigation par le hurlement à une classe d’école primaire. J’aborde le seul autochtone visible sur la place (il va au cinéma, me dit-t-il). Il me confirme les informations de l’employée de l’Office.
-C’est le bout du monde ici, conclut-il.
-Il y a quand même un cinéma, lui dis-je.
-Oui, on s’y emploie.
C’est l’un des Allumés de la Grande Toile, des bénévoles qui gèrent Le Dauphin, salle d’Art et Essai
Je décide d’aller quand même au bourg par la longue rue pentue. Presque arrivé au centre, je découvre le discret Restaurant du Pêcheur. Soulagé, je retiens une place à table pour midi et m’installe un peu plus haut à la terrasse du Péhemmu L’Univers. Le soleil un peu revenu, j’y lis Victor Klemperer.
A midi, la restauratrice (cuisinière et serveuse) m’installe au coin d’une table que je dois partager avec cinq travailleurs à camionnettes blanches « Une bonne équipe, vous allez voir ». Toutes les autres tables sont occupées par de mâles ouvriers ou artisans. Le menu est unique : jambon fumé, salade de maquereau, rôti de porc flageolets, tarte aux pommes, vin et café, tout ça pour douze euros. Ce qu’il me fallait pour mon dernier repas breton.
Mes cinq voisins causent du beau ouiquennede. Paul l’a passé dans son bain-galop à Pont-Aven, oui oui, il y a tout sur place, piscine, restaurant, supérette, pas besoin de sortir, oui oui, sept cents bains-galops, oui oui, et deux degrés de plus qu’ici dans la mer, oui oui. Il parle  de ses parents qui ne sont allés qu’une seule fois en vacances, oui oui, à Lourdes. « Dans le temps, on était plus terre à terre », dit un autre qui voulait dire autre chose. La conversation arrive logiquement sur les taxes qui augmentent, les salaires qui ne suivent pas et la retraite qui recule. « Y en a pourtant qui partent encore avant soixante ans », remarque l’un. Je reste silencieux.
-Allez, c’est l’heure de la reprise, me dit Paul quand je me lève.
-Non non, je suis en vacances.
Je leur souhaite une bonne après-midi et paie les douze euros à l’aimable dame du restaurant discret mais complet. Un arrêt d’autocar étant situé en face, j’y attends le treize heures vingt qui me ramène à la gare routière. Le temps se maintenant à l’éclaircie, je vais lire en terrasse aux Quatre Vents, dernier diabolo menthe dans le port de Brest.
 

4 novembre 2015


Ayant petit-déjeuné à six heures trente, puis descendu la longue rampe vers l’embarcadère, je regarde la nuit se dissiper derrière le bateau de la compagnie Penn Ar Bed. Les marins font descendre des conteneurs numérotés dans la cale. Un postier apporte le courrier pour les îles. Des pêcheurs partent en mer. Le soleil se lève comme un lundi quand il va faire beau. Nous sommes peu à attendre que les passagers soient autorisés à monter. Un barbu à tête de loup de mer constate l’absence de vent et déclare que la traversée sera pénarded.
Il est huit heures. Je m’installe à tribord pour voir la côte que nous longeons en direction du Conquet, avec un passage à proximité de la pointe de Saint-Mathieu, vue sur le phare et les ruines de l’abbatiale.
Au Conquet du monde attend, groupes de jeunes sportifs, familles de touristes et iliens chargés de glacières emplies de victuailles. L’autocar pris l’autre jour descend la rampe pentue et ajoute quelques passagers à la file d’attente.
Pour la deuxième fois, les écrans m’indiquent la marche à suivre en cas de naufrage. Tout est prévu, il y a même des gilets de sauvetage pour nourrisson.
A l’arrivée à Molène, vers dix heures, peu descendent, uniquement des autochtones et moi-même. Le gros des passagers va à Ouessant, île à voitures, trop grande pour en faire une visite d’une journée. Je l’ai appris à mes dépens il y a longtemps, bien accompagné. Tout ce temps que nous avions perdu pour rejoindre à travers champs, le long de l’aérodrome, le bourg central de Lampaul. Une fois arrivés, plus aucune impression de se trouver sur une île.
Deux cents habitant(e)s vivent à Molène. Les fenêtres de leurs maisons sont ouvertes. Elles et eux me saluent et quand je trouve le seul hôtel-restaurant fermé alors qu’il aurait dû être ouvert, l’un m’indique L’Archipel où l’on fait chambres d’hôtes et restaurant. Je réserve une table auprès d’une dame d’un certain âge puis fais le tour du village, son église, sa minuscule école/collège, son sémaphore, son cimetière dans lequel sont enterrés vingt-neuf des morts du naufrage du Drummond Castle qui coula en cinq minutes le seize juin mil huit cent quatre-vingt-seize (deux survivants sur deux cent cinquante et un passagers). Chacune de leurs tombes (sauf celle du capitaine) est une sorte de lit métallique recouvert d'un alliage gris brillant, comme l’est le christ en croix planté dessus. Il en est de même pour d’autres tombes où sont des locaux, dont un certain nombre nommés Masson.
A midi, je suis de retour à L’Archipel où m’attend une table près d’une fenêtre donnant vue sur la mer. La salle a une sympathique allure désuète, « le charme d’autrefois avec le confort d’aujourd’hui ». Deux couples semblent gérer ce café-restaurant. L’un des hommes va livrer un repas à une habitante. Je choisis la coquille Saint-Jacques aux endives et agrumes maison avec un verre de sauvignon puis le ragoût de saucisse de Molène avec un quart de gamay. Ce ragoût est goûteux et roboratif et cette saucisse doit son nom à son fumage par du goémon séché car ici, pas d’arbres, pas de bois.
Le café bu, je fais le tour de l’île, quatre kilomètres à pied sans croiser qui que ce soit hormis trois moutons, des papillons, des oiseaux gazouilleurs et un crabe mort. Assis au soleil sur un banc de pierres jointes, face à Ouessant, je regarde passer un paquebot blanc dont les passagers ne verront ni leur peine ni leur sang.
Je salue Notre-Dame du Bon Retour puis à dix-sept heures vois s'approcher le bateau venant d’Ouessant, en compagnie de quelques habitants à glacières et d’ouvriers à outils. La nuit tombe. Le gros des passagers descend au Conquet.
Je suis la progression du petit navire rouge sur l’écran. Nous passons entre le plateau des Fillettes et la pointe du Petit Minou puis entrons dans le port de Brest. À bâbord, c’est l’armée, à tribord le commerce où nous accostons. Il est un peu plus de dix-neuf heures. Reste à remonter la longue pente jusqu’à l’hôtel Abalys.
                                                        *
A Molène, pas de loueur de vélos, cette plaie des îles.
                                                        *
A la godille, seul ou à deux dans le canot, le comble du ridicule marin, mais nul ne s’en émeut parmi les pratiquants.
 

3 novembre 2015


Un temps magnifique est annoncé pour ce dimanche de Toussaint deux mille quinze, je choisis d’en profiter à « Brest même », me risquant de bon matin sur le chemin de Grande Randonnée Trente-Quatre coincé entre les voies de chemin de fer et la zone portuaire, moitié béton, moitié végétation. Ses parois côté gare sont ornées d’œuvres de manieurs de bombes de peinture. En continuant, je pourrais arriver à Océanopolis mais je n’y ai que faire.
Je rebrousse et rejoins le port de commerce où je m’installe à une table ensoleillée du Péhemmu La Presqu’île. Les locaux y sont nombreux : « Il fait tellement beau qu’on se lève de bonne heure ».
Je poursuis ma lecture du journal de Victor Klemperer près d’anciens marins qui se racontent leurs histoires d’autrefois. Il est question d’un bateau coupé en deux à Singapour. « Tais-toi, dit l’un à un autre qui ajoute sans cesse son grain de sel, la motorisation des bateaux c’est mon domaine. ». L’autre, vexé, attend son heure.
-C’est encore moi qui ai dû me coltiner le problème, se vante le savant.
-Colleter, pas coltiner, dit le réduit au silence.
-Quoi colleter ?
-Tout le monde dit coltiner mais c’est colleter. Coltiner, ça veut dire transporter. Il faut dire : je me suis colleté avec le problème.
La savant, vexé à son tour, poursuit la narration de ses aventures sans discuter ce point de vocabulaire (alors qu’il aurait pu). Je les quitte du côté de Palerme pour aller déjeuner aux Quatre Vents, un peu plus loin et toujours au soleil.
A l’une des tables de la terrasse de ce café restaurant, un quidam est endormi devant sa bière. Un serveur le redresse. Sa tête retombe sur la table. Après un sursis de dix minutes, il en vient deux qui vont l’asseoir plus loin puis l’un jette un seau d’eau savonneuse sur le sol car l’enivré s’est uriné dessus.
Cette scène de la vie brestoise réjouit la clientèle, surtout composée de gens d’ailleurs venus passer une Toussaint estivale au bord de la mer. J’opte pour une cuisse de canard confite suivie d’un tiramisu aux fruits rouges avec deux verres de bourgueil, un café et Manu Chao en boucle.
J’ai ensuite l’intention de visiter le Musée des Beaux-Arts, peu riche pour cause de destruction guerrière mais gratuit le premier dimanche du mois. Je remonte donc en ville et me heurte à porte close en vertu du jour férié. Je n’en suis guère peiné car cela me permet de redescendre illico sur le port et d’y passer l’après-midi à glander, à lire et à boire frais.
                                                                *
Sur le mur de la Médiathèque, face au Musée des Beaux-Arts, une plaque posée au nom de la ville de Brest le dix-huit octobre mil neuf cent soixante-dix rappelle qu’ici se tenait l’Hôpital Civil où mourut le poète Saint-Pol-Roux le Magnifique le dix-huit octobre mil neuf cent quarante (sans préciser les circonstances tragiques).
Trente ans après sa mort, on se souvenait de lui, on savait qui il était. Maintenant qui le sait et qui le lit ?
                                                                 *
Passe et repasse, ce dimanche de Toussaint, au long du port, un campigne-car aux couleurs de Marc Le Fur, le Droitiste qui veut être élu Chef de la Bretagne en décembre.
                                                                 *
-Cet après-midi, on va aller à Daoulas.
-Keske tu vas faire à Daoulas ?
-La tombe de mes parents. Maintenant, y a mon frère qui y est aussi.
 

2 novembre 2015


Nous sommes une dizaine à monter dans l’autocar pour Le Conquet ce samedi à huit heures trente-cinq. Une trentaine de kilomètres pour deux euros par les voies buissonnières, parfois en chemin surgit la mer, à Locmaria-Plouzané, à Plougonvelin Trez Hir.
Une rampe pentue et l’autocar se gare dans le port du Conquet, devant l’embarcadère d’où est prêt à partir le bateau pour Molène et Ouessant. L’un qui dormait aurait dû descendre bien avant, il n’a plus qu’à attendre pendant deux heures que le même autocar aille dans l’autre sens.
Je photographie le départ du bateau dans lequel je serai lundi. Hier, quand j’ai acheté mon billet, j’ai comme toujours sidéré l’employé en lui apprenant que je n’ai pas de portable (comme ils appellent ça). « Mais comment va-t-on faire pour vous prévenir s’il y a un imprévu ? »
Le Conquet est un beau bourg de bord de mer avec un port empli de bateaux de pêche colorés à l’arrêt. Certains de ses hôtels, de ses restaurants et de ses commerces sont fermés depuis longtemps et ne rouvriront pas. Je bois un café à la terrasse du Péhemmu Le Vieux Logis. Il est décoré pour Halloween mais « Ce soir on ne fait rien », dit la patronne. En face, une marchande de vêtements démodés ouvre sa boutique nommée Col&Monté. Elle n’est pas la seule coupable de la façon bord de mer dont sont habillés les gens d’ici. Locale doit être également la responsable de la couleur des cheveux des femmes quinquagénaires du pays, toutes ces mèches vieux roux. On s’interpelle : « Allez, salut Raymond, à tantôt » « Bon, bah, du moment que tout va bien et qu’il va faire beau. »
A l’Office de Tourisme où je veux me renseigner sur le peu de restaurants disponibles, l’employée continue son téléphonage comme si je n’étais pas là. Au bout de deux minutes, je me tire.
Je fais de même au Restaurant du Vieux Port où une serveuse m’oublie sous la véranda déglinguée après m’avoir donné sans un mot une carte en plastique aussi grande que les prix pratiqués. Plus qu’à me rabattre sur la crêperie Laer Mor et sa musique bretonne où bien sûr arrive un trois ans à parents dépassés : « Si tu n’es pas gentil, on n’ira pas à la piscine. » « Tu manges avec les doigts à la cantine ? » « On va faire une bonne sieste cet après-midi ».
-Après manger, j’aurai un bonbon, rétorque le moutard qui sait à quoi s’en tenir.
La jeune patronne répond à chacun de mes mercis par un claironnant « Je vous en prie » qui me rappelle le « You are welcome » américain. Vingt euros pour deux crêpes, un pichet de cidre et le café, je n’avais pas d’autre choix.
Le soleil est magnifique quand je quitte cette crêperie. Par la passerelle pour piétons du Croaë, je rejoins la presqu’île de Kermorvan. C’est le début d’une marche de trois heures qui m’en fait faire le tour. Grimpant et descendant le sentier douanier, je domine successivement la longue plage des Blancs-Sablons, un fort à l’allure marocaine et le phare qui signale l’entrée du port du Conquet, ne croisant que peu de monde, ma veste sur le bras tant il fait chaud.
De retour au bourg, épuisé, je bois un diabolo menthe à la « terrasse intérieure ensoleillée » du Vieux Logis puis rejoins le port où il me faut attendre le coucher du soleil sur la mer pour qu’arrive, en même temps que le bateau des îles, l’autocar de Brest. Il est dix-sept heures quarante-cinq. Dans une heure, je serai à l’hôtel Abalys.
                                                             *
Une vingtaine de personnes dans cet autocar du retour, surtout jeunes : des garçons à gros sacs, un ado et son petit frère lâchés par leur père, deux filles qui montent à un arrêt paumé et descendent à encore plus paumé.
 

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