Le Journal de Michel Perdrial

Le Journal de Michel Perdrial




Loïc Boyer
Je suis l’auteur de textes courts qui furent publiés depuis mil neuf cent quatre-vingt-quinze dans des revues littéraires en France (Supérieur Inconnu, Supplément d’Ame, Nouvelle Donne, Le Bord de l’Eau, Pris de Peur, l’Art du Bref, Sol’Air, Gros Textes, Salmigondis, Verso, Décharge, Bulle, Filigranes, Diérèse, Martobre, Comme ça et Autrement, (Cahier d’) Ecritures, La Nef des Fous), en Belgique (Traversées, Ecrits Vains, L’Arbre à Plumes, Inédit Nouveau, Bleu d’Encre), au Canada (Les Saisons Littéraires) et en Italie (Les Cahiers du Ru).
Les courageuses Editions du Chardon ont publié en mil neuf cent quatre-vingt-dix-neuf Erotica, un recueil de vingt-huit de ces textes, illustré par Isabelle Pio et Antoine Lopez et préfacé par Sarane Alexandrian, toujours disponible auprès de moi.
Je suis également l’auteur d’une pièce de théâtre et de plusieurs romans ou récits à ce jour inédits.
Depuis le onze novembre deux mille six, je publie mon Journal via Internet, un temps sous-titré Persiflages, moquages et autres énervages mâtinés de complimentages et de contentages. Sa première partie est lisible chez Eklablog, la deuxième ici.
Je vis au centre de Rouen dans un ancien monastère où autrefois les Sœurs de la Miséricorde se vouaient à l’éducation des jeunes filles.







Rss

28 avril 2018


Sorti du Rivolux, ce mercredi, je traverse la place Saint-Paul pour rejoindre la rue François-Miron puis je tourne à gauche rue Geoffroy-l’Asnier. Au numéro dix-sept se trouve le bâtiment austère du Mémorial de la Shoah.
Après être passé par le détecteur de métaux, j’indique à la jeune guichetière mon désir de voir l’exposition des photos qu’August Sander a faites des persécutés et de leurs persécuteurs dans l’Allemagne nazie. Elle me donne le dépliant puis m’indique où laisser mon sac à dos et comment monter au premier étage.
L’exposition August Sander: Persécutés/Persécuteurs, des Hommes du XXe siècle occupe plusieurs pièces et son parcours est circulaire. On y trouve quelques-unes des photos les plus connues d’August Sander (le porteur de briques, les trois fermiers) mais surtout les portraits qu’il fit des Juifs de Cologne à la fin des années Trente et ceux de nazis paradant dans leur uniforme, à quoi s’ajoute la série « Prisonniers politiques » faite clandestinement par son fils Erich mort en prison faute de soins en mil neuf cent quarante-quatre. Des textes explicatifs assez longs sont à disposition du visiteur sous forme de panneaux appuyés contre les murs ou de fiches plastifiées, mais regarder ces images me suffit. Un trio me tient compagnie. L’homme le plus âgé parle d’un peintre juif dont Picasso a payé le loyer pendant qu’il était en déportation afin qu’il retrouve ses affaires au retour et qui n’est bien sûr pas revenu.
A l’issue de ma visite je ne me sens pas de faire celle des salles consacrées à l’Holocauste mais je m’attarde devant le Mur des Noms où sont gravés, à même les pierres venues de Jérusalem, ceux des soixante-seize mille Juifs déportés de France (Juifs français ou étrangers), dont onze mille quatre cents enfants, ces noms étant classés par année, de mil neuf cent quarante-deux à quarante-quatre, et par ordre alphabétique. Au moment où je sors arrive un groupe de lycéens étrangers à qui leur professeur souhaite donner matière à réflexion.
Pédestrement, je me dirige vers la Seine et par l’île de la Cité je rejoins Saint-Michel où je trouve trop de touristes et aucun livre à mon goût.
J’ai une place assise dans le train Corail qui me ramène à Rouen, ce qui n’est pas le cas de tout le monde, et il arrive à l’heure.
 

27 avril 2018


Il y en a du monde sur le quai Deux de la gare de Rouen ce mercredi. Aux travailleurs à ordinateur s’ajoutent les vacanciers à valise. A sept heures vingt-cinq, au lieu de la bétaillère attendue, c’est un Corail qui se présente, confortable certes, mais pouvant asseoir moitié moins d’usagers puisqu’il n’a qu’un seul niveau. Lorsqu’il s’arrête je ne suis pas devant une porte. Je me retrouve parmi les debout.
Il y en a plein les couloirs et nous sommes onze sur la plateforme où je m’appuie contre la porte de communication. Je suis coincé entre un jeune couple de Portugais à grosses valises que cette mésaventure fait rire nerveusement et une jeune fille d’origine asiatique dont la frange cache les yeux. Elle porte sous sa veste de camouflage un ticheurte où est inscrit « En fait, je m’en fous ». C’est une saine philosophie de la vie.
Je sors de mon sac Philosophie pratique de Giacomo Leopardi. J’en suis à « Néant » : Tout est néant au monde, y compris mon désespoir, dont tout homme, même sage, mais plus tranquille, et moi-même certainement dans une heure plus sereine connaîtrons la vanité et l’irrationalité et le caractère imaginaire.
Surtout ne pas regarder l’heure, ni chercher à savoir où on en est du trajet, ce sont mes deux résolutions. Heureusement, c’est une période où je n’ai mal ni au dos, ni aux genoux, ni aux pieds. Soudain, un arrêt aussi brutal qu’inopiné désespère chacun(e). La jeune Portugaise y trouve matière à amusement en imitant les soupirs que pousse le train immobilisé. J’en suis à « Suicide » dans Leopardi : Le suicide est contre nature. Mais est-ce nous vivons selon la nature ? Ne l’avons-nous pas entièrement abandonnée pour suivre la raison ? Ne sommes-nous pas des animaux raisonnables, c’est-à-dire très différents des animaux naturels ? La raison ne nous montre-t-elle pas à l’évidence l’utilité de mourir ? Avant que je recoure à cette solution, nous repartons, puis arrivons enfin à Saint-Lazare. L’avantage de voyager debout sur la plateforme, c’est d’être dans les premiers à sortir.
Une deuxième déconvenue m’attend à la sortie de la gare. Le bus Vingt n’en part plus, pour raison de travaux. Ses deux premiers arrêts sont supprimés. Je marche donc jusqu’à l’arrêt Havre Haussmann, puis c’est assis que je rejoins Bastille.
Au comptoir du Café du Faubourg, je sors mon carnet Muji afin d’y noter ce début de matinée contrariant.
-C’est une écriture de docteur ça, commente la bouillante serveuse brune. T’arrives à t’relire ?
Elle s’empare de mon carnet ;
-C’est quoi ce mot-là, çui-là ?
Troisième déconvenue, aucun livre n’est pour moi chez Book-Off, pas davantage au marché d’Aligre, ni chez Emmaüs. Le sac léger, je rejoins la Bastille afin de déjeuner au Rempart.
Quatrième déconvenue, j’y suis accueilli par un écran d’un mètre sur deux branché sur la chaîne d’information continue. La petite table ronde isolée où j’avais mes habitudes a disparu, remplacée par deux carrées. Le plat du jour différent chaque jour n’est plus de mise. Le restaurant a changé de propriétaire. Les employés doivent être Pakistanais ou Tamouls. J’en ressors accablé, me demandant où sont passés les deux sympathiques serveurs qui y travaillaient.
Pris de court, je me rabats sur Pizza Momo où je commande une Napolitaine puis je prends le café au Rivolux en lisant dans Libération les articles sur le nouvel antisémitisme. Presque tous les juifs qui y habitaient ont quitté la Seine-Saint-Denis où ils se sentaient en danger. Ce sujet est tristement en rapport avec le lieu où je veux me rendre.
                                                          *
Plus de quarante ans que je prends le train pour aller à Paris, première fois que j’y fais le voyage debout. A aucun moment le chef de bord n’a pris la parole.
 

26 avril 2018


Dans D’un Céline l’autre (Bouquins/Laffont), je retrouve l’entretien de Lucette Destouches avec Daniel Rondeau. Il parut dans Libération le vendredi vingt-cinq octobre mil neuf cent quatre-vingt-cinq. A cette époque, j’y étais abonné. Je le lisais pendant la récréation à l’école du Bec-Hellouin. La femme de l’écrivain y parle entre autre de leurs escapades havraises :
« J’ai vécu en courant derrière lui, toujours, je marchais dans son ombre. Il fallait toujours qu’il bouge. On allait souvent à Saint-Malo ou au Havre. On avait une chambre de bonne en permanence au Frescaty. Je m’amusais beaucoup. On était tout seul là-dedans. C’était comme un énorme bateau. Il allait là pour s’enfermer. Il avait le port. Il voyait les bateaux. Là, oui, on avait quelques plaisirs. On se baladait le soir pour regarder les abeilles. Les abeilles, ce sont les petits bateaux-moteurs, les remorqueurs qui vont chercher les gros qui arrivent. Ça le passionnait. Il restait à regarder ces va-et-vient, ces bateaux-moteurs qui étaient là comme des chiens, comme des grosses bêtes qui allaient chercher les paquebots. Il m’expliquait tout ce qui se passait. Il était plongé là-dedans. Il oubliait tout pour la mer, pour les bateaux, là, c’était fini. Il s’asseyait à la terrasse d’un bistrot. Sa grande distraction, c’était de prendre un café-crème avec des brioches, parce que le reste du temps, il ne mangeait pas beaucoup et c’est là qu’il avalait facilement dix brioches. On faisait un tour d’une demi-heure, puis il rentrait. (…) Où qu’il soit, il n’était jamais en vacances. Simplement là, à Saint-Malo ou au Havre, il respirait un peu mieux. »
                                                           *
Une note infrapaginale de cet épais recueil de témoignages offre un scoop au lecteur. Parmi les Français que Céline a soignés à Sigmaringen : Philippe Druillet.
Son père était responsable de la Milice dans le Gers. Sa mère en épousant son père était devenue une fasciste fanatique. Lui est né le vingt-huit juillet mil neuf cent quarante-quatre à Toulouse. Quelques jours plus tard, ses parents fuyaient en direction de l’Allemagne. Son père y rencontra Céline avec qui il sympathisa. Sa mère lui a raconté que Céline avait pris soin de lui alors qu’il n’était qu’un nourrisson.
                                                        *
Parmi les visiteurs du vingt-cinq ter route des Gardes à Meudon, le duo William Burroughs et Allen Ginsberg. C’était en mil neuf cent cinquante-huit. Le second en fera un poème, Ignu, publié dans le recueil intitulé Kaddish (Christian Bourgois), lequel commence ainsi :
Céline lui-même vieil ignu au-delà de la prose
Je l’ai vu à Paris sale vieux bonhomme au langage
          décousu
sa toux intellectuelle et trois chandails vermoulus autour
         de son cou
moisissures brunes sous ses ongles historiques
                                                        *
Lucette Destouches vit toujours à Meudon, cent cinq ans, cent six le vingt juillet prochain si tout va bien. La veuve de Céline doyenne des Français, ça aurait de la gueule.
 

25 avril 2018


D’un Céline l’autre, ce recueil de témoignages sur Louis-Ferdinand Céline publié chez Bouquins/Laffont ne m’a pas seulement appris la rencontre entre celui-ci et la petite Eliane Bonabel, il m’a rappelé celle entre l’écrivain et l’abbé Mugnier. La voici racontée dans le Journal de Carlo Rim, peintre, journaliste, dessinateur de presse, scénariste et metteur en scène, à la date du quatorze novembre mil neuf cent trente-deux :
Déjeuner chez Lucien Descaves, rue de la Santé, avec Céline, Denoël, les deux fils Descaves et le chanoine Mugnier, venu en voisin (il habite à deux pas, rue Méchain), vieil ami de Descaves et qui fut le confesseur de Huysmans, un de ces curés de village entichés de bonne société, plus souvent au château qu’à la sacristie, l’œil futé, les joues trop luisantes, la soutane un peu verdie. Céline soliloque :
-Si le Voyage marche je pourrai peut-être me démouiser, me fringuer, m’installer proprement. Plein les bottes de l’ascétisme. Ce qu’il y a de sûr, c’est que je ne deviendrai jamais un toubib-littérateur ou un littérateur-toubib comme MM. Duhamel, Durtian, ou Mondor ! merde, Dieu m’en garde ! Gribouiller ses états d’âme sur ses feuilles d’ordonnances ! Et tout ça pour le public ! Je le connais le public ! je le titille, je le torche, je le purge, je le ramone, je patauge dans ses humeurs et ses glaviots. Il est ragoûtant le public !
L’abbé secoue doucement la tête.
-Certes, toutes ces misères…
Céline, le front en avant, lui jette un rire glacé :
-Et ma misère à moi ? malade je suis, infirme je suis ! Pas dormi une seule nuit depuis qu’ils m’ont scié le crâne comme un œuf à la coque en 1917 ! Vingt-quatre heures sur vingt-quatre sans fermer l’œil, avec un tocsin dans les oreilles, à devenir fou !... C’est vrai, on m’a donné la médaille militaire, je ne devrais pas oublier ça, c’est de l’ingratitude !
Fin du repas. L’abbé fume un cigare, son verre de mirabelles au poing. Céline, qui ne boit ni ne fume, s’est dressé, prend congé avec précipitation comme un voyageur dont le train démarre. Il s'est esquivé. Descaves interroge Mugnier :
-Qu’est-ce que vous dites de mon Ravachol ?
-Comme cet homme doit être malheureux ! dit l’abbé en époussetant de sa serviette son rabat constellé de miettes.
En réalité, le soldat Destouches a été opéré au bras. L’abbé Mugnier aura l’occasion de revoir Céline comme il le raconte dans son propre Journal :
Hier déjeuné chez les Descaves avec leur fils Max, Céline et sa mère, le peintre Vlaminck. Céline fut tout de suite simple, gentil, bon enfant avec moi. Je lui dis que certains mystiques avaient parfois le langage très raide. Il ajouta que les vieux prédicateurs leur ressemblaient sous ce rapport. (…)
J’ai fait signer deux exemplaires du Voyage au bout de la nuit, Céline s’y prête de bonne grâce, sur la table de la salle à manger, le premier destiné à la comtesse de Castries, le second pour moi avec ses mots : « A M. le Chanoine Mugnier, notre compagnon d’infini, bien amicalement et respectueusement. » (dix-huit janvier mil neuf cent trente-trois) 
Déjeuner chez les Descaves avec Céline. Il revient de Californie où les gens ne s’occupent que de leur plaisir. (…) Je lui ai dit que j’avais été en Bretagne. Il m’a répondu : « Vous êtes allé voir l’incestueux vicomte ? » Et comme je m’étonnais, il m’a dit : « Disons vicieux. » Et il a ajouté encore : « On n’a ni talent ni génie si l’on n’est pas vicieux. » (douze septembre mil neuf cent trente-quatre)
Impossible d’évoquer Mugnier sans penser à Léautaud, lequel ne succomba pas à l’engouement suscité par Voyage au bout de la nuit, comme il le raconte dans son Journal littéraire à la date du jeudi huit décembre mil neuf cent trente-deux :
Pas lu, naturellement. Je l’ai regardé un peu ce soir, sur ce que m’en disait Auriant, qui en parle comme d’un livre remarquable. (…) Le peu que j’en ai lu, je ne crois pas que cela me plairait beaucoup. Je n’ai pas beaucoup de goût pour la littérature de mœurs populaires.
 

24 avril 2018


Y aller ou pas ? Le vide grenier mensuel des Emmurées, rive gauche de Rouen, ne m’a valu jusqu’alors que des déceptions mais le beau temps aidant, peut-être que ce dimanche il en sera autrement. Je réponds donc positivement mais au moment où je vais sortir quelques coups de tonnerre et une averse m’en empêchent.
Un quart d’heure plus tard, le calme et le soleil sont de retour. Je traverse la Seine. Il est huit heures quand j’atteins la halle où les derniers arrivés s’installent dans un certain désordre. « On va finir par être interdit », s’inquiète l’organisateur, « on a eu les flics deux fois ce matin ». Ce vide grenier est sans réservation. Il attire des vendeurs de misère, d’où des conflits de places, certaines étant meilleures que d’autres selon eux. Ce qui pourrait être meilleure, c’est la marchandise proposée, qui peut acheter ça ?
J’ai néanmoins mon coup de chance. Un trentenaire a sur sa table des livres qui pourraient être vendus par un bouquiniste de qualité. J’en extrais les deux premiers tomes du Journal de Roger Martin du Gard publié par Gallimard, deux livres énormes et lourds à la reliure rigide et épaisse.
Ce sont des livres comme on n’en fait plus. Le premier tome a mille quatre-vingt-quatorze pages et coûtait trois cent cinquante francs. Le deuxième tome a mille trois cent soixante-dix-huit pages et coûtait trois cent quatre-vingt francs. Je crains que le vendeur m’en demande au moins dix euros chacun, mais il ne me réclame que deux fois deux euros
Je retraverse la Seine bien chargé et bien content en me demandant comment trouver à bon prix le troisième tome et le temps de lire tout ça.
                                                         *
Extrait du règlement du vide grenier mensuel des Emmurées : « Toutes personnes causant des difficultés où des problèmes sera expulsé et pas de remboursement sauf les 10€ de caution. »
                                                         *
L’étoile de Roger Martin du Gard, prix Nobel de littérature, a bien pâli. Qui lit Les Thibault aujourd’hui? Au temps du lycée, j’en ai lu quelques tomes, empruntés à la bibliothèque municipale de Louviers. L’ennui m’a interdit d’aller jusqu’au bout. Bien davantage m’a intéressé son court texte Confidence africaine, découvert récemment, qui narre un inceste frère sœur.
 

23 avril 2018


Et bien sûr tout le monde se félicite de cette chaleur estivale débarquée tout droit du changement climatique l’avant-dernière semaine d’avril. Ce vendredi matin, côté brocanteurs et bouquinistes, le marché du Clos Saint-Marc fait le plein. Tel qui ordinairement n’y sort ses livres des cartons que vers dix heures, à moins qu’un acheteur éventuel et impatient ait fait le boulot à sa place, a déjà tout installé sur ses tables.
Cela permet au lève-tôt que je suis de faire le tour de son stock, par ailleurs renouvelé. On y trouve du bon, mais je me restreins au très bon. A un autre, il vend six livres pour dix euros. J’ai en main Lettres à Martin Zapater de Francisco de Goya aux Editions Alidades, que j’estime à deux euros, auquel j’ai ajouté L’homme assis dans le couloir, très court texte de Marguerite Duras publié chez Minuit, que j’estime à un euro.
Je lui demande combien pour ces deux livres.
-Quatre euros, me dit-il
-C’est deux et deux ou bien trois et un ? lui demandé-je.
-Je vois pas les choses comme ça, me répond-il, je vous ai fait un prix pour le lot. Le Goya c’est rare, j’en ai jamais vu un autre.
-C’est vrai, lui dis-je, mais le Duras ne fait que vingt pages avec des marges énormes.
Mon argument le laisse de marbre (comme on dit). Je n’insiste pas. Depuis au moins une semaine je suis d’une humeur exécrable et je connais le gaillard, ça pourrait dégénérer. Je paie les quatre euros demandés.
Ce n’est pas la première fois, avec ce marchand comme avec certains de ses collègues, que je paie plus que les autres. J’y vois deux raisons.
D’abord, lorsque je choisis un livre ils savent que c’est un bon, que j’y tiens déjà et que je paierai le prix exigé s’il reste raisonnable.
Ensuite, je ne copine pas avec eux comme le font la plupart des acheteurs réguliers, avec qui ils sont à tu et à toi, tapes sur l’épaule et plaisanteries à la rouennaise.
Celui à qui j’ai affaire ce vendredi, un jour m’a dit bonjour en me tutoyant et j’ai répondu en refusant de faire de même.
                                                         *
Un peu plus tard, rue de la Champmeslé, je me fais choper par la voiture à TomTom. Usant de mon sac plastique pour cacher mon visage, j’en maudis le conducteur.
                                                         *
L’endroit idéal à midi, pour lire après avoir bu un café, la terrasse du Son du Cor débarrassée de son pesant auvent. Les deux femmes à chiens, dont l’un aboyeur et vomisseur, n’y sont heureusement pas. A leur place, trois lycéennes de seconde papotent.
La première, à propos d’un garçon évidemment : « Il était sur moi. On a failli sortir ensemble. Mais il était hyper trop timide. C’est moi qui faisais la conversation toute seule. »
La deuxième, à propos d’un autre dont la troisième lui montre la photo : « Il est drôlement mignon. Tu dois pas être son premier coup. »
                                                        *
En fin d’après-midi, je suis au jardin avec mon ordinateur installé sur un plateau posé sur deux tréteaux à l’ombre du bâtiment, car l’arbre élagué ne peut faire office de parasol. Encore moins de fleurs cultivées cette année, quelques tulipes esseulées et des jonquilles déjà fanées. En revanche, des pâquerettes par milliers dans la pelouse qui sera tondue on ne sait quand et des pissenlits dans la jardinière en forme de vasque qui accueille les visiteurs et visiteuses.
                                                       *
Arbres : ceux abattus sur la presqu’île Saint-Gervais par la Mairie de Rouen pour satisfaire aux exigences des forains de la Saint-Romain l’ont été illégalement, vient de juger le Tribunal Administratif.
Ça leur fait un beau tronc (comme on dit chez les végétaux).
 

21 avril 2018


C’est grève chez les cheminots ce mercredi, le train de sept heures cinquante-six pour lequel j’ai un billet est supprimé, aussi je crains que le précédent soit blindé, hors il n’en est rien. Jamais je ne l’ai vu quitter Rouen avec si peu de passagers et, bien que cette bétaillère soit transformée en omnibus, les « arrêts de courte durée » à Oissel, Val-de-Reuil Gaillon/Aubevoye et Vernon/Giverny ne suffisent pas à le remplir. Le chef de bord est heureux d’annoncer que, malgré les étapes, nous arrivons à Paris avec seulement « un contretemps de trois minutes environ ».
Cela me donne le temps de musarder jusqu’à la Bastille avec le bus Vingt puis de lire Le Parisien au comptoir du Café du Faubourg, La carte de la météo est formelle : des soleils partout et des températures estivales au moins jusqu’à samedi.
Chez Book-Off une brigade de quatre Japonais ne parlant pas français renouvelle les rayonnages de romans à un euro avec une célérité toute nippone, puis c’est au tour des dévédés ;
-We have many many many dévédés, leur explique le responsable.
Peu de ces films à un euro semblent trouver preneur. Pour ma part, je n’en ai pas l’usage. Je déteste être assis passivement devant un écran. Je paie un euro pour Warhol, biographie signée Michel Nuridsany, publiée chez Flammarion.
Ce sont les vacances scolaires à Paris, ce qui entraîne la présence d’un seul marchand de livres au marché d’Aligre. Il a supprimé les étiquettes « 1 euro » de son stock inchangé. Je ne m’y attarde pas.
Je retourne vers la Bastille et m’assois sur l’un des bancs qui jouxtent la statue de Caron de Beaumarchais afin d’attendre celle avec qui j’ai rendez-vous à midi. Elle arrive munie d’un sac en papier contenant le pique-nique qu’elle m’a proposé de partager avec elle à l’Arsenal.
Nous sommes parmi les premiers à nous installer sur l’un des murets du port alors qu’accoste le Marcel Carné, lequel achève sa virée sur le canal Saint-Martin au son des chansons de Mistinguett.
Tandis que nous partageons wraps et croissants au jambon en parlant de nos vies respectives, moult pique-niqueuses et niqueurs s’installent jusqu’à ce qu’il n’y ait plus une place de libre. Certain(e)s s’assoient par terre au bord de l’eau. Cela nous rend nostalgiques de la balade qu’on faisait ici le premier janvier lorsqu’elle me tenait la main. Elle me donne le petit cadeau qu’elle a rapporté pour moi de Sicile, je n’ai jamais reçu la carte postale qu’elle m’a envoyée de là-bas. Je lui propose d’aller prendre le café dans un troquet avec terrasse près de son lieu de travail. La seule où il y a de la place est à l’ombre mais il y fait bon.
Quand elle doit aller travailler, je retourne au port de l’Arsenal lire les Mémoires inutiles de Carlo Gozzi qui méritent bien leur nom. Le Marcel Carné s’apprête à partir. Il est comble, sur le toit les familles, à l’intérieur les groupes de vieux. Un divorcé et ses deux moutards, arrivés les derniers, n’ont d’autre choix que de tenir compagnie aux ancêtres. Mistinguett recommence à chanter et les voici partis vers cette double supercherie qu’est l’Hôtel du Nord (seule la façade est conforme à celle d’autrefois et surtout le film a été tourné au studio de Billancourt).
Un bus Vingt-Neuf me conduit vers l’autre Book-Off où je paie un euro Zelda et Scott Fitzgerald (les années vingt jusqu’à la folie), la biographie signée de Kendall Taylor publiée chez Autrement.
Mon train de dix-sept heures quarante-huit est maintenu. C’est un Corail. J’y trouve un fauteuil mais d’autres voyagent assis par terre jusqu’à Rouen où il arrive à l’heure.
                                                          *
Ce mercredi matin, encore une fois Edwy Plenel sur un Vélib’ près du carrefour Ledru-Rollin/Faubourg Saint-Antoine. Pitoyable spectacle qu’il a donné avec son compère Bourdin face à Macron dimanche soir à la télé, deux roquets qui livrent leurs avis plutôt que de poser une question sensée. Bref : tombés dans le piège tendu.
                                                         *
Les filles, les premières à prendre la mesure du temps estival, chortes et minijupes vite sortis des placards.
                                                         *
Le contretemps, ce retard de rien du tout.
 

19 avril 2018


Plusieurs fois que j’envisage d’aller prendre l’air de la mer à Dieppe et que je renonce par la faute du mauvais temps. Ce lundi je me lance, bien que le ciel soit à moitié nuageux.
Prendre un train pour cette ville, c’est voyager avec la ponctualité d’autrefois dans du matériel confortable. Le mien part de la voie huit à neuf heures quatorze et va son chemin sans encombre. Nous sommes deux dans la voiture où je commence la lecture des Mémoires inutiles de Carlo Gozzi. L’autre est au téléphone avec la Police, il veut savoir où récupérer le portable de son fils qui est en prison. Il a reçu « une ordonnance de fin de restitution » mais il ne sait pas s’il doit aller le chercher au Tribunal ou chez eux. La conversation tourne court :
-Y se foutent de ma gueule, y me raccrochent à la gueule, s’emporte le paternel qui envisage de leur mettre douze balles dans le cul.
Je ne juge pas utile de lui faire remarquer qu’on dit « aux fins de restitution ». A l’arrivée il jette son billet dans la poubelle en maudissant le contrôleur qui n’est pas passé.
Dieppe est comme un lundi. Je prends un café au Tout Va Bien où l’on déplore que ce matin on ne vende que de la tartine beurrée et pas un croissant.
Je vais faire un tour dans le quartier du Pollet et y suis momentanément bloqué par le pont tournant qui a pivoté pour donner passage à un cargo qui rentre au port, puis à midi je déjeune au restaurant L’Espérance près d’un couple de sexagénaires dont je n’envie pas l’homme.
-De l’eau, dit-elle à la serveuse, moi du vin j’en bois pas et lui il a pas le droit, je surveille.
Elle a une paire de lunettes autour du cou et une autre sur le nez, Lui n’a qu’une béquille. Au cours du repas elle sort un petit sac en plastique dans lequel ils mettent les miettes de pain pour les oiseaux, puis carrément les tranches de ce même pain, dont elle a réclamé un supplément. Leur conversation se résume à un « On est lundi aujourd’hui ? » jusqu’à ce qu’elle se mette à l’houspiller pour tous les papiers qu’elle a dû remplir pour lui.
-Ah non, je mange pas de ça, s’écrie-t-elle quand la serveuse lui apporte l’andouillette qui m’était destinée. Elle mange une salade sur laquelle elle répand quantité de poivre. Lui mange ses moules marinières à l’eau.
En dessert je commande un clafoutis aux pommes.
-Surtout, ne l’apportez pas à madame, dis-je à la serveuse.
-Je prendrai bien un café, dit l’homme à sa moitié.
-On n’a pas le temps, faut rentrer faire le linge.
L’Espérance oui mais avec modération, me dis-je en sortant. Une fois sur deux, j’en suis content, une fois sur deux, mécontent.
Le pont-levis bleu est levé. Deux chalutiers sortent du port, le Gros Loulou immatriculé à Trouville et le Fer de Lance qui ne dit pas d’où il est. En revanche, il se plaint par une affichette fixée sur sa cabine de la « dictature éolienne ».
Il est temps d’aller voir la vaste mer. Elle est calme et sa plage de cailloux déserte. Les deux bateaux de pêche ne sont bientôt plus que points à l’horizon.
Je remonte la rue principale. En ce jour où beaucoup de magasins sont fermés, on voit bien leur aspect démodé. Il faudrait se ressaisir, Dieppe est une ville qui perd des habitants. Profitant d’un soleil capricieux, je m’installe à l’une des deux tables de trottoir du Brazza où le café est au même pris que sur le port : un euro soixante.
Le train de seize heures part à seize heures, bien rempli, entre autres de randonneurs et de bicyclistes. Le contrôleur ne passe pas davantage qu’à aller, un effet secondaire de la grève sûrement.
                                                                 *
L’un des serveurs du Tout Va Bien à un autre : 
-Mercredi, tu es là où pas ?
-Non, mercredi je travaille pas.
-Bah, comment on fait pour te donner les fleurs ?
-Les fleurs ?
-Mercredi, c’est la Saint Parfait.
 

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