Au tour de Jacques Higelin de mourir, après avoir survécu à bien des abus, malade depuis un certain temps d’on ne sait quoi. La nouvelle m’attriste et rend également triste celle avec qui je l’ai vu en concert, comme me le dit le message qu’elle m’envoie de Nancy ce vendredi après-midi.
Au milieu des années soixante-dix les disques d’Higelin (avec ceux de Ferré) étaient sans cesse sur ma platine dans les trous perdus de l’Eure où je faisais l’instituteur, en maternelle au hameau de Garel, en classe unique à Champigny-la-Futelaye puis au hameau des Taisnières.
De cette époque date la première fois où je l’ai vu en concert. J’étais allé à Paris avec ma Quatre Ailes à trois vitesses. Dans un immense hangar près du périphérique se succédaient nombre de chanteuses et de chanteurs. Il s’agissait de sauver Libération dont les caisses étaient vides. Higelin fut le dernier à chanter et cela dura jusqu’à la fin de la nuit. En sortant je croisais mon frère Jacques que je ne savais pas là.
Ce n’est qu’après mon installation à Rouen que je le revis sur scène, notamment fin deux mille cinq ou début deux mille six, pour son spectacle Higelin enchante Trenet. C’était avant que je commence l’écriture de ce Journal.
En janvier deux mille sept, j’étais au Rive Gauche avec celle qui me tenait la main. Les places nous avaient été offertes par ses parents (ils avaient eu deux invitations). Il en reste une trace écrite. Extrait :
Toujours en forme l’artiste, higelinesque en diable, commençant « au minimum » pour bientôt prendre son envol, « tomber du ciel » et se rattraper au branches ; justifiant sa « réputation d’équilibriste », un petit verre de vin rouge pas loin, ses lunettes posées n’importe où, un chien entrant en scène côté jardin et vite rattrapé ; ne sachant pas (Higelin, pas le chien) les paroles des chansons de son dernier disque (vraiment très bien ce nouvel opus) ; se plantant au piano, s’arrêtant, recommençant ; racontant n’importe quoi, parlant par exemple des femmes de France Culture qui posent des questions sur les Esquimaux et en arrivant au projet d’aller « niquer les otaries » ; bref faisant le Jacques comme lui seul sait le faire.
En février deux mille huit, il passe au Hangar Vingt-Trois et j’y suis seul :
La salle est comble maintenant, des assis comme moi et des debout collé(e)s à la scène. Les lumières baissent. Les musiciens entrent et attaquent la première chanson. Le Jacques commence à chanter Je veux cette fille, à l’arrière, invisible : Je veux cette fille/ Cette fille/ Qui était avec moi. Je suis comme lui, mais ce soir, hélas, elle est à Paris (sans doute pas dans son lit).
Le voici dans son grand manteau gris, les cheveux en bataille un peu plus blancs que l’an dernier peut-être, le visage émacié et le regard assuré, apparemment en pleine forme. C’est qu’il n’est plus tout jeune, « né sous les bombes en quarante », comme il dit. Il se glisse devant le piano, se lève, se rassoit, derrière lui ses cinq musiciens mettent la dose, à la guitare un virtuose chevelu et habité, aux claviers un jeune homme discret, au violoncelle un quinquagénaire débonnaire, aux percussions un docteur bricoleur et à la batterie un autre jeune homme qui semble avoir seize ans et qui en a peut-être vingt, applaudissements pour tout le monde et bravos pour les autres.
Je le revois en mars deux mille neuf mais pas sur scène, à l’enterrement de Bashung :
Là-bas sur un autre banc, Higelin est assis avec un de ses amis, près d’une femme à bouquet, se décoiffant régulièrement, comme il sait bien le faire.
Nous étions peu au Père Lachaise, pour la raison que la cérémonie avait lieu avant l’heure indiquée. Je me souviens qu’un des présents lui avait dit, à propos de je ne sais quoi, « C’était le bon temps », à qui il avait répondu :
-Le bon temps, c’est toujours maintenant.
En mars deux mille onze, Higelin est de nouveau programmé au Rive Gauche. Celle avec qui je dois aller à son concert vient de Paris à cet effet, ce qui lui réserve une surprise :
Dans le train, ayant envie d’aller aux toilettes et n’en trouvant pas d’ouvertes, elle s’adresse à un type qui lit Le Canard Enchaîné vautré sur la banquette d’une voiture de première classe dont il est le seul passager:
-Vous ne savez pas s’il y a des toilettes ouvertes quelque part dans ce train ?
-Ah ça, mademoiselle, il faut poser la question au contrôleur, lui répond-il ironiquement.
Elle se retourne un peu agacée et découvre qu’il s’agit d’Higelin. Elle lui dit qu’elle vient le voir en concert.
-Vous avez des places ? lui demande-t-il.
Oui, elle en a, ou j’en ai, plus précisément. Higelin lui souhaite de trouver des toilettes avant l’heure du concert.
Lors de cette soirée, il y avait en première partie une chanteuse fatigante dont j’omets le nom et il fut trop bavard, ce qui me découragea d’aller le revoir.
*
Deux souvenirs des concerts d’Higelin auxquels j’ai assisté avant de commencer à les raconter. Son excuse à une arrivée en retard : « Je suis allé me branler sur la tombe d’Apollinaire ». Cette formule revigorante : « La vie est dure, oui elle est dure. Manquerait plus qu’elle soit molle. »
*
Samedi matin, j’achète Libération. En couverture, une belle photo noir et blanc jouxtée des paroles d’une de ses chansons : Sur la terre/ Face au ciel/ Tête en l’air/ Amoureux. A l’intérieur, seulement quatre pages sur l’artiste, et des plus banales. Ceux qui les ont rédigées ne doivent pas connaître l’histoire du journal dans lequel ils travaillent.
*
Soixante-dix-sept ans. Higelin, c’était aussi ma balise de dans dix ans. Ses obsèques auront lieu jeudi à quinze heures trente au Père Lachaise et le public y est invité. J’irai sur sa tombe (comme on dit) plus tard.
Au milieu des années soixante-dix les disques d’Higelin (avec ceux de Ferré) étaient sans cesse sur ma platine dans les trous perdus de l’Eure où je faisais l’instituteur, en maternelle au hameau de Garel, en classe unique à Champigny-la-Futelaye puis au hameau des Taisnières.
De cette époque date la première fois où je l’ai vu en concert. J’étais allé à Paris avec ma Quatre Ailes à trois vitesses. Dans un immense hangar près du périphérique se succédaient nombre de chanteuses et de chanteurs. Il s’agissait de sauver Libération dont les caisses étaient vides. Higelin fut le dernier à chanter et cela dura jusqu’à la fin de la nuit. En sortant je croisais mon frère Jacques que je ne savais pas là.
Ce n’est qu’après mon installation à Rouen que je le revis sur scène, notamment fin deux mille cinq ou début deux mille six, pour son spectacle Higelin enchante Trenet. C’était avant que je commence l’écriture de ce Journal.
En janvier deux mille sept, j’étais au Rive Gauche avec celle qui me tenait la main. Les places nous avaient été offertes par ses parents (ils avaient eu deux invitations). Il en reste une trace écrite. Extrait :
Toujours en forme l’artiste, higelinesque en diable, commençant « au minimum » pour bientôt prendre son envol, « tomber du ciel » et se rattraper au branches ; justifiant sa « réputation d’équilibriste », un petit verre de vin rouge pas loin, ses lunettes posées n’importe où, un chien entrant en scène côté jardin et vite rattrapé ; ne sachant pas (Higelin, pas le chien) les paroles des chansons de son dernier disque (vraiment très bien ce nouvel opus) ; se plantant au piano, s’arrêtant, recommençant ; racontant n’importe quoi, parlant par exemple des femmes de France Culture qui posent des questions sur les Esquimaux et en arrivant au projet d’aller « niquer les otaries » ; bref faisant le Jacques comme lui seul sait le faire.
En février deux mille huit, il passe au Hangar Vingt-Trois et j’y suis seul :
La salle est comble maintenant, des assis comme moi et des debout collé(e)s à la scène. Les lumières baissent. Les musiciens entrent et attaquent la première chanson. Le Jacques commence à chanter Je veux cette fille, à l’arrière, invisible : Je veux cette fille/ Cette fille/ Qui était avec moi. Je suis comme lui, mais ce soir, hélas, elle est à Paris (sans doute pas dans son lit).
Le voici dans son grand manteau gris, les cheveux en bataille un peu plus blancs que l’an dernier peut-être, le visage émacié et le regard assuré, apparemment en pleine forme. C’est qu’il n’est plus tout jeune, « né sous les bombes en quarante », comme il dit. Il se glisse devant le piano, se lève, se rassoit, derrière lui ses cinq musiciens mettent la dose, à la guitare un virtuose chevelu et habité, aux claviers un jeune homme discret, au violoncelle un quinquagénaire débonnaire, aux percussions un docteur bricoleur et à la batterie un autre jeune homme qui semble avoir seize ans et qui en a peut-être vingt, applaudissements pour tout le monde et bravos pour les autres.
Je le revois en mars deux mille neuf mais pas sur scène, à l’enterrement de Bashung :
Là-bas sur un autre banc, Higelin est assis avec un de ses amis, près d’une femme à bouquet, se décoiffant régulièrement, comme il sait bien le faire.
Nous étions peu au Père Lachaise, pour la raison que la cérémonie avait lieu avant l’heure indiquée. Je me souviens qu’un des présents lui avait dit, à propos de je ne sais quoi, « C’était le bon temps », à qui il avait répondu :
-Le bon temps, c’est toujours maintenant.
En mars deux mille onze, Higelin est de nouveau programmé au Rive Gauche. Celle avec qui je dois aller à son concert vient de Paris à cet effet, ce qui lui réserve une surprise :
Dans le train, ayant envie d’aller aux toilettes et n’en trouvant pas d’ouvertes, elle s’adresse à un type qui lit Le Canard Enchaîné vautré sur la banquette d’une voiture de première classe dont il est le seul passager:
-Vous ne savez pas s’il y a des toilettes ouvertes quelque part dans ce train ?
-Ah ça, mademoiselle, il faut poser la question au contrôleur, lui répond-il ironiquement.
Elle se retourne un peu agacée et découvre qu’il s’agit d’Higelin. Elle lui dit qu’elle vient le voir en concert.
-Vous avez des places ? lui demande-t-il.
Oui, elle en a, ou j’en ai, plus précisément. Higelin lui souhaite de trouver des toilettes avant l’heure du concert.
Lors de cette soirée, il y avait en première partie une chanteuse fatigante dont j’omets le nom et il fut trop bavard, ce qui me découragea d’aller le revoir.
*
Deux souvenirs des concerts d’Higelin auxquels j’ai assisté avant de commencer à les raconter. Son excuse à une arrivée en retard : « Je suis allé me branler sur la tombe d’Apollinaire ». Cette formule revigorante : « La vie est dure, oui elle est dure. Manquerait plus qu’elle soit molle. »
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Samedi matin, j’achète Libération. En couverture, une belle photo noir et blanc jouxtée des paroles d’une de ses chansons : Sur la terre/ Face au ciel/ Tête en l’air/ Amoureux. A l’intérieur, seulement quatre pages sur l’artiste, et des plus banales. Ceux qui les ont rédigées ne doivent pas connaître l’histoire du journal dans lequel ils travaillent.
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Soixante-dix-sept ans. Higelin, c’était aussi ma balise de dans dix ans. Ses obsèques auront lieu jeudi à quinze heures trente au Père Lachaise et le public y est invité. J’irai sur sa tombe (comme on dit) plus tard.