Paul Morand eut l’avantage de connaître Marcel Proust avant que celui-ci ne soit connu. Ce qu’il en dit dans son Journal d’un attaché d’ambassade (Gallimard) a retenu mon attention :
Six octobre mil neuf cent seize : Proust s’attend à être appelé ; si c’est de jour, ce qui est vraisemblable, il ne pourra se rendre à la visite, puisqu’il dort ; il craint donc d’être porté déserteur. Il demande à Lucien Daudet si son frère Léon pourrait lui obtenir, par faveur spéciale, une visite médicale à minuit.
Seize décembre mil neuf cent seize : Céleste vient nous ouvrir. Curieuse personnalité que Céleste qui copie à la main tous les romans de Proust, donne son avis, lit les livres envoyés, etc., yeux baissés, voix étudiée, très sainte nitouche. (…)
Après attente, nous sommes introduits dans la chambre à coucher. Proust, roulé dans sa pelisse, en jaquette avec des souliers à empeignes de daim gris, une canne, des gants gris perle trop étroits, comme dans les tableaux de Manet, qui lui font des mains en bois ; figure fine et douce, mangée aux tempes par les cheveux noirs, le menton lourd enfoncé dans son col, les pommettes saillantes, oreilles tourmentées, l’air plus malade que jamais, jaune, le dos voûté, le thorax rentré. Une bouteille de champagne et deux coupes, sur un guéridon qui semble venir en ligne droite de chez Haas.
Premier février mil neuf cent dix-sept : Passé hier soir chez Marcel Proust. Silencieuse, digne, tout en noir, avec son sourire ineffable, Céleste m’ouvre. J’aperçois la pelisse d’Antoine Bibesco dans l’antichambre. Proust est dans son lit. Chambre glaciale, feu mort, affaissé dans ses cendres au creux d’une cheminée néo-régence. Une lampe près du lit, à l’abat-jour brûlé. Des piles croulantes de livres ; tout son roman en cahiers. Les murs recouverts de plaques de liège, le plafond aussi, barré de lames de bois. Odeurs de fumigations refroidies. Proust couché dans des draps fripés, très pâle, avec une barbe de deux jours, mains exsangues, teint terreux, cheveux embroussaillés, couvert de plusieurs gilets de chasse en laine tricotées, mités, ou brûlés.
Six mars mil neuf cent dix-sept : Avant-hier, dîné chez Larue, avec Hélène et Marcel Proust. Proust plus blanc que dans son lit, le teint d’un légume de cave, les yeux brillants, d’un orient admirable, mange d’abord une tarte, puis avale du café, et finit par une salade russe, sans quitter ses gants de suède gris. (…)
« Voulez-vous de la musique, du Franck ? dit Proust à Hélène. Je vais appeler le quatuor Poulet. » Il est dix heures et demie ; tout est éteint chez Larue (mais les garçons respectent la table de Proust) ; Proust part, seul, grelottant, réveiller les Poulet. Il est convenu que le concert aura lieu chez Hélène, au Ritz, parce que Céleste profite de ce que M. Marcel est sorti pour faire sa chambre. (C’est-à-dire à minuit ; elle secoue les tapis à minuit, la complaisance des voisins étant achetée.)
Trois avril mil neuf cent dix-sept : Dîné au Ritz, invité par Marcel Proust. Je lui dis que je compte quitter Paris. « Je suis plus triste de la pensée que je vais vous oublier que de votre départ », me dit Proust.
Vingt-sept mai mil neuf cent dix-sept : Hier soir, Céleste me téléphone : « M. Marcel Proust dînera volontiers avec M. Morand ce soir : que M. Morand invite qui il veut, si ça l’ennuie de dîner avec M. Marcel Proust, mais comme M. Marcel Proust n’est pas rasé, M. Marcel Proust prie M. Morand de ne pas lui faire de « surprises de dames ». »
Trois juin mil neuf cent dix-sept : Passé ensuite voir Proust. Il me parle d’un duel qu’il a eu avec Jean Lorrain, jadis. Il essaie de me lire une lettre confuse de J.-E. Blanche où celui-ci le prend à témoin de la conduite d’Helleu qui a vendu « pour des sommes énormes » deux Cézanne que J.-E. Blanche lui avait cédés en échange d’un Helleu. Proust est si fatigué qu’il est obligé de s’arrêter de lire.
Vingt-six juin mil neuf cent dix-sept : Petit dîner au Ritz, avec Hélène et Proust.
Prout décrit la personnalité étonnante du vieux Lubersac, avare, méchant, qui battait ses cochers, refusait les réparations locatives et ne payait jamais les honoraires du Dr Proust. (…)
Céleste dit des vers de Léger que « ce sont plutôt des devinettes que des vers ». Proust rit aux éclats de cette formule, en montrant ses superbes dents.
Cinq juillet mil neuf cent dix-sept : Céleste dit à Proust, parlant des velléités d’indépendance que son mari, le chauffeur, manifestait aux premiers temps de son mariage :
« A ce moment-là, monsieur, il avait une garçonnière dans le cœur. »
Douze août mil neuf cent dix-sept : Il y a eu des drames en mon absence, Cocteau avait convoqué Proust pour 9h à une lecture du Cap de Bonne Espérance, chez Valentine Gross. Proust vint à minuit accompagné de W. Berry et de Scheike. Cocteau furieux les mit dehors. D’où lettres, visites, crises. Proust reprochant à Cocteau d’être sous des apparences de jeune poète un vieux beau du genre de Montesquiou.
Cinq septembre mil neuf cent dix-sept : Passé hier soir voir Proust. Il déclare qu’il ne veut pas faire paraître les quatre volumes qu’il a prêts. Que les cahiers sont illisibles, que personne ne pourra les déchiffrer, et qu’il n’a pas la force de les écrire à nouveau.
Vingt-six septembre mil neuf cent dix-sept : Proust est sorti l’après-midi. Il a été déjeuner au Ritz, ce qui ne lui était pas arrivé depuis dix ans. Il a envoyé chercher une voiture par Céleste qui n’avait jamais vu le jour et qui, aveuglée par le soleil, s’est perdue !
Céleste lit Les Nourritures terrestres de Gide. Elle lit ces énumérations : rivières, lacs, étangs… et dit : « J’en ferais bien autant.
-Non », répond Proust.
Seize novembre mil neuf cent dix-sept : Dîner hier soir avec W. Berry et Hélène et Proust au Crillon. Proust apporte au Crillon ses épreuves collées sur de grandes feuilles de papier par les soins de la dactylo de Gallimard et, les jours où Céleste le chasse du bd Hausmann pour pouvoir faire la chambre, corrige dans un petit réduit de comptable au Crillon qu’on lui laisse occuper la nuit : il est mieux qu’au Ritz où, dit-il, il se croit obligé à trop de politesses vis-à-vis d’Olivier et il peut, moyennant quelques centaines de francs, avoir du café assez avant dans la nuit.
« Il faut que je vous lise une page dans A l’ombre des jeunes filles en fleurs qui a trait à un diplomate vieille école », me dit-il. Et il sort ses épreuves de dessous le comptoir du veilleur de nuit et lit à haute voix dans le hall, sous la lanterne, tandis que les conversations nasales d’Américains en kaki, et ivres, le choc des malles des arrivants couvrent sa voix et que la porte à cylindres nous jette de terribles courants d’air dans les jambes.
Six octobre mil neuf cent seize : Proust s’attend à être appelé ; si c’est de jour, ce qui est vraisemblable, il ne pourra se rendre à la visite, puisqu’il dort ; il craint donc d’être porté déserteur. Il demande à Lucien Daudet si son frère Léon pourrait lui obtenir, par faveur spéciale, une visite médicale à minuit.
Seize décembre mil neuf cent seize : Céleste vient nous ouvrir. Curieuse personnalité que Céleste qui copie à la main tous les romans de Proust, donne son avis, lit les livres envoyés, etc., yeux baissés, voix étudiée, très sainte nitouche. (…)
Après attente, nous sommes introduits dans la chambre à coucher. Proust, roulé dans sa pelisse, en jaquette avec des souliers à empeignes de daim gris, une canne, des gants gris perle trop étroits, comme dans les tableaux de Manet, qui lui font des mains en bois ; figure fine et douce, mangée aux tempes par les cheveux noirs, le menton lourd enfoncé dans son col, les pommettes saillantes, oreilles tourmentées, l’air plus malade que jamais, jaune, le dos voûté, le thorax rentré. Une bouteille de champagne et deux coupes, sur un guéridon qui semble venir en ligne droite de chez Haas.
Premier février mil neuf cent dix-sept : Passé hier soir chez Marcel Proust. Silencieuse, digne, tout en noir, avec son sourire ineffable, Céleste m’ouvre. J’aperçois la pelisse d’Antoine Bibesco dans l’antichambre. Proust est dans son lit. Chambre glaciale, feu mort, affaissé dans ses cendres au creux d’une cheminée néo-régence. Une lampe près du lit, à l’abat-jour brûlé. Des piles croulantes de livres ; tout son roman en cahiers. Les murs recouverts de plaques de liège, le plafond aussi, barré de lames de bois. Odeurs de fumigations refroidies. Proust couché dans des draps fripés, très pâle, avec une barbe de deux jours, mains exsangues, teint terreux, cheveux embroussaillés, couvert de plusieurs gilets de chasse en laine tricotées, mités, ou brûlés.
Six mars mil neuf cent dix-sept : Avant-hier, dîné chez Larue, avec Hélène et Marcel Proust. Proust plus blanc que dans son lit, le teint d’un légume de cave, les yeux brillants, d’un orient admirable, mange d’abord une tarte, puis avale du café, et finit par une salade russe, sans quitter ses gants de suède gris. (…)
« Voulez-vous de la musique, du Franck ? dit Proust à Hélène. Je vais appeler le quatuor Poulet. » Il est dix heures et demie ; tout est éteint chez Larue (mais les garçons respectent la table de Proust) ; Proust part, seul, grelottant, réveiller les Poulet. Il est convenu que le concert aura lieu chez Hélène, au Ritz, parce que Céleste profite de ce que M. Marcel est sorti pour faire sa chambre. (C’est-à-dire à minuit ; elle secoue les tapis à minuit, la complaisance des voisins étant achetée.)
Trois avril mil neuf cent dix-sept : Dîné au Ritz, invité par Marcel Proust. Je lui dis que je compte quitter Paris. « Je suis plus triste de la pensée que je vais vous oublier que de votre départ », me dit Proust.
Vingt-sept mai mil neuf cent dix-sept : Hier soir, Céleste me téléphone : « M. Marcel Proust dînera volontiers avec M. Morand ce soir : que M. Morand invite qui il veut, si ça l’ennuie de dîner avec M. Marcel Proust, mais comme M. Marcel Proust n’est pas rasé, M. Marcel Proust prie M. Morand de ne pas lui faire de « surprises de dames ». »
Trois juin mil neuf cent dix-sept : Passé ensuite voir Proust. Il me parle d’un duel qu’il a eu avec Jean Lorrain, jadis. Il essaie de me lire une lettre confuse de J.-E. Blanche où celui-ci le prend à témoin de la conduite d’Helleu qui a vendu « pour des sommes énormes » deux Cézanne que J.-E. Blanche lui avait cédés en échange d’un Helleu. Proust est si fatigué qu’il est obligé de s’arrêter de lire.
Vingt-six juin mil neuf cent dix-sept : Petit dîner au Ritz, avec Hélène et Proust.
Prout décrit la personnalité étonnante du vieux Lubersac, avare, méchant, qui battait ses cochers, refusait les réparations locatives et ne payait jamais les honoraires du Dr Proust. (…)
Céleste dit des vers de Léger que « ce sont plutôt des devinettes que des vers ». Proust rit aux éclats de cette formule, en montrant ses superbes dents.
Cinq juillet mil neuf cent dix-sept : Céleste dit à Proust, parlant des velléités d’indépendance que son mari, le chauffeur, manifestait aux premiers temps de son mariage :
« A ce moment-là, monsieur, il avait une garçonnière dans le cœur. »
Douze août mil neuf cent dix-sept : Il y a eu des drames en mon absence, Cocteau avait convoqué Proust pour 9h à une lecture du Cap de Bonne Espérance, chez Valentine Gross. Proust vint à minuit accompagné de W. Berry et de Scheike. Cocteau furieux les mit dehors. D’où lettres, visites, crises. Proust reprochant à Cocteau d’être sous des apparences de jeune poète un vieux beau du genre de Montesquiou.
Cinq septembre mil neuf cent dix-sept : Passé hier soir voir Proust. Il déclare qu’il ne veut pas faire paraître les quatre volumes qu’il a prêts. Que les cahiers sont illisibles, que personne ne pourra les déchiffrer, et qu’il n’a pas la force de les écrire à nouveau.
Vingt-six septembre mil neuf cent dix-sept : Proust est sorti l’après-midi. Il a été déjeuner au Ritz, ce qui ne lui était pas arrivé depuis dix ans. Il a envoyé chercher une voiture par Céleste qui n’avait jamais vu le jour et qui, aveuglée par le soleil, s’est perdue !
Céleste lit Les Nourritures terrestres de Gide. Elle lit ces énumérations : rivières, lacs, étangs… et dit : « J’en ferais bien autant.
-Non », répond Proust.
Seize novembre mil neuf cent dix-sept : Dîner hier soir avec W. Berry et Hélène et Proust au Crillon. Proust apporte au Crillon ses épreuves collées sur de grandes feuilles de papier par les soins de la dactylo de Gallimard et, les jours où Céleste le chasse du bd Hausmann pour pouvoir faire la chambre, corrige dans un petit réduit de comptable au Crillon qu’on lui laisse occuper la nuit : il est mieux qu’au Ritz où, dit-il, il se croit obligé à trop de politesses vis-à-vis d’Olivier et il peut, moyennant quelques centaines de francs, avoir du café assez avant dans la nuit.
« Il faut que je vous lise une page dans A l’ombre des jeunes filles en fleurs qui a trait à un diplomate vieille école », me dit-il. Et il sort ses épreuves de dessous le comptoir du veilleur de nuit et lit à haute voix dans le hall, sous la lanterne, tandis que les conversations nasales d’Américains en kaki, et ivres, le choc des malles des arrivants couvrent sa voix et que la porte à cylindres nous jette de terribles courants d’air dans les jambes.