Ce temps humide et froid fait depuis quelques jours renaître une douleur rhumatismale dans mon épaule droite, un handicap pour lire au lit le lourd livre de Gallimard regroupant les Cahiers de Cioran, rendus publics après sa mort, avec l’accord de sa « veuve », laquelle mourut avant l’aboutissement.
Je le lis à bonne vitesse car je saute la plupart des notes du neurasthénique, notamment celles où il se lamente sur sa déprime et son aboulie, ainsi que celles où il évoque Dieu. Je n’y prélève que de rares aveux biographiques et quelques pensées à mon goût.
Points de vie :
Depuis vingt-cinq ans, je vis dans les hôtels. Cela comporte un avantage : on n’est fixé nulle part, on ne tient à rien, on mène une vie de passant. Sentiment d’être toujours en instance de départ, perception d’une réalité suprêmement provisoire.
20 juillet 1960. Depuis dix ans, j’ai rêvé d’un appartement. Mon rêve s’est réalisé, sans rien m’apporter. Je regrette déjà les années d’hôtel. La possession me fait plus souffrir que le dénuement.
Du temps que je faisais la France à bicyclette et que je partais en vadrouille pour des mois, je me rappelle que mon grand plaisir était de m’arrêter dans des cimetières de campagne pour fumer…
14 juillet Avant-guerre, à cette époque-ci de l’année, j’étais en vélo en Bretagne. Pluies à l’île de Bréhat, à la pointe du Raz, à Pont-Aven ! Et les aventures dans les auberges avec des institutrices !
Dans le voisinage, un coq chante presque tout le temps (place de l’Odéon !). C’est mon ami, mon seul ami. Il doit habiter quelque mansarde de la maison d’en face. Sa présence, son chant surtout me réconcilie avec Paris, et même avec moi-même. J’étais fait pour être un garçon de ferme, pour me prélasser dans la bouse.
8 octobre – J’ai passé aujourd’hui deux heures dans les grands magasins. Soudain, en choisissant au sous-sol du Louvre une cuiller en bois, je sentais – révélation fréquente dans ma vie – que je n’appartenais pas à ce monde-ci, que ma place n’était pas parmi les hommes.
Suis allé chez Gallimard pour la remise à P. de son épée d’académicien. Tout le public des cocktails. Impression funèbre : P. en uniforme, entouré de vieilles femmes et d’écrivains douteux. – après avoir refusé, pendant toute une vie, les honneurs. Très nettement, impression d’enterrement ou de mariage provincial.
Il faut s’habituer à ne rien posséder. En ce sens, j’ai fait un bon apprentissage pendant les vingt-cinq ans que j’ai passés dans les hôtels. Une bibliothèque est une propriété, un fardeau. Ne rien accumuler, même pas les années, se détacher de son passé et de son avenir, affronter le présent, non, s’y résigner.
Point de vue :
En fait d’invention, l’homme aurait dû s’en tenir à la brouette. Tout perfectionnement technique est néfaste et doit être dénoncé comme tel. On dirait que le seul sens du « progrès » est de contribuer à l’augmentions du bruit, à la consolidation de l’enfer.
Et considération définitive :
Au bout d’un certain temps, presque tous ceux qui m’ont trouvé quelque mérite ont fini par se détourner de moi. J’ai perdu tous mes « admirateurs », si tant est que j’en aie jamais eu un seul. J’inspire de la déception.
Je le lis à bonne vitesse car je saute la plupart des notes du neurasthénique, notamment celles où il se lamente sur sa déprime et son aboulie, ainsi que celles où il évoque Dieu. Je n’y prélève que de rares aveux biographiques et quelques pensées à mon goût.
Points de vie :
Depuis vingt-cinq ans, je vis dans les hôtels. Cela comporte un avantage : on n’est fixé nulle part, on ne tient à rien, on mène une vie de passant. Sentiment d’être toujours en instance de départ, perception d’une réalité suprêmement provisoire.
20 juillet 1960. Depuis dix ans, j’ai rêvé d’un appartement. Mon rêve s’est réalisé, sans rien m’apporter. Je regrette déjà les années d’hôtel. La possession me fait plus souffrir que le dénuement.
Du temps que je faisais la France à bicyclette et que je partais en vadrouille pour des mois, je me rappelle que mon grand plaisir était de m’arrêter dans des cimetières de campagne pour fumer…
14 juillet Avant-guerre, à cette époque-ci de l’année, j’étais en vélo en Bretagne. Pluies à l’île de Bréhat, à la pointe du Raz, à Pont-Aven ! Et les aventures dans les auberges avec des institutrices !
Dans le voisinage, un coq chante presque tout le temps (place de l’Odéon !). C’est mon ami, mon seul ami. Il doit habiter quelque mansarde de la maison d’en face. Sa présence, son chant surtout me réconcilie avec Paris, et même avec moi-même. J’étais fait pour être un garçon de ferme, pour me prélasser dans la bouse.
8 octobre – J’ai passé aujourd’hui deux heures dans les grands magasins. Soudain, en choisissant au sous-sol du Louvre une cuiller en bois, je sentais – révélation fréquente dans ma vie – que je n’appartenais pas à ce monde-ci, que ma place n’était pas parmi les hommes.
Suis allé chez Gallimard pour la remise à P. de son épée d’académicien. Tout le public des cocktails. Impression funèbre : P. en uniforme, entouré de vieilles femmes et d’écrivains douteux. – après avoir refusé, pendant toute une vie, les honneurs. Très nettement, impression d’enterrement ou de mariage provincial.
Il faut s’habituer à ne rien posséder. En ce sens, j’ai fait un bon apprentissage pendant les vingt-cinq ans que j’ai passés dans les hôtels. Une bibliothèque est une propriété, un fardeau. Ne rien accumuler, même pas les années, se détacher de son passé et de son avenir, affronter le présent, non, s’y résigner.
Point de vue :
En fait d’invention, l’homme aurait dû s’en tenir à la brouette. Tout perfectionnement technique est néfaste et doit être dénoncé comme tel. On dirait que le seul sens du « progrès » est de contribuer à l’augmentions du bruit, à la consolidation de l’enfer.
Et considération définitive :
Au bout d’un certain temps, presque tous ceux qui m’ont trouvé quelque mérite ont fini par se détourner de moi. J’ai perdu tous mes « admirateurs », si tant est que j’en aie jamais eu un seul. J’inspire de la déception.