Le Journal de Michel Perdrial

Le Journal de Michel Perdrial




Loïc Boyer
Je suis l’auteur de textes courts qui furent publiés depuis mil neuf cent quatre-vingt-quinze dans des revues littéraires en France (Supérieur Inconnu, Supplément d’Ame, Nouvelle Donne, Le Bord de l’Eau, Pris de Peur, l’Art du Bref, Sol’Air, Gros Textes, Salmigondis, Verso, Décharge, Bulle, Filigranes, Diérèse, Martobre, Comme ça et Autrement, (Cahier d’) Ecritures, La Nef des Fous), en Belgique (Traversées, Ecrits Vains, L’Arbre à Plumes, Inédit Nouveau, Bleu d’Encre), au Canada (Les Saisons Littéraires) et en Italie (Les Cahiers du Ru).
Les courageuses Editions du Chardon ont publié en mil neuf cent quatre-vingt-dix-neuf Erotica, un recueil de vingt-huit de ces textes, illustré par Isabelle Pio et Antoine Lopez et préfacé par Sarane Alexandrian, toujours disponible auprès de moi.
Je suis également l’auteur d’une pièce de théâtre et de plusieurs romans ou récits à ce jour inédits.
Depuis le onze novembre deux mille six, je publie mon Journal via Internet, un temps sous-titré Persiflages, moquages et autres énervages mâtinés de complimentages et de contentages. Sa première partie est lisible chez Eklablog, la deuxième ici.
Je vis au centre de Rouen dans un ancien monastère où autrefois les Sœurs de la Miséricorde se vouaient à l’éducation des jeunes filles.







Rss

18 novembre 2022


Ce jeudi, toussant encore plus que la veille, je suis dès neuf heures à la Grande Pharmacie du Centre où une jeune pharmacienne me propose sans hésitation deux médicaments qui devraient me guérir. J’en ai pour douze euros. Rentré, je commence à les prendre illico puis passe la matinée à tousser de pis en pis.
Cela me fatigue énormément et ne doit pas faire du bien à mon vieux cœur. J’en arrive à avoir des douleurs musculaires tant mon torse est secoué par chaque quinte.
C’est précisément ce jour que je dois avoir mon nouveau rappel anti Covid. Me demandant si c’est une bonne chose d’être vacciné dans cette circonstance, mais ne voulant pas reculer mon rendez-vous, je me rends en début d’après-midi à la Pharmacie du Square Verdrel, rue de la Jeanne, une officine discrète que je n’avais jamais remarquée.
Ce n’est que le vingt novembre que je serai à six mois, mais pour trois jours cela passera, m’a dit une pharmacienne lors de ma prise de rendez-vous. Effectivement ça passe quand une autre, un peu cafouilleuse, remplit mon dossier. Un jeune pharmacien m’invite à le suivre derrière, un endroit minuscule et encombré. Coincée contre le mur, il y a une chaise où je m’assois. Lui doit se mettre à genoux pour me piquer. Me voici revacciné contre le Covid, pour la cinquième fois, avec une dose de Pfizer bivalent qui doit faire face à la souche initiale et à Omicron.
Le reste de ma journée se passe à tousser affreusement. J’enchaîne les prises de médicaments, me demandant si ça va finir par s’améliorer, me préparant à une nouvelle nuit difficile.
                                                                     *
«… seulement 10 à 15 % des personnes éligibles ont tendu le bras une nouvelle fois cet automne. En Angleterre, c’est le cas de 55 % des adultes âgés d’au moins 50 ans. », écrit Le Figaro. Le Ministre de la Santé se désole de même, mais aucun des messages gouvernementaux à la radio ou à la télé n’indique clairement que tous les plus de soixante ans ont la possibilité de le faire.
 

17 novembre 2022


C’est un masque sur le nez et la bouche que je monte dans le train de sept heures vingt-quatre pour Paris ce mercredi. Je tousse depuis la veille et ne souhaite pas être regardé de travers par mon voisinage. J’ai pour lecture C’est la guerre de Louis Calaferte en Folio. Le train va si bien que je suis surpris par l’arrivée dans la capitale.
Le ciel est gris quand je monte dans le bus Vingt-Neuf. Il part sept minutes plus tard et doit faire un détour pour cause de travaux. En conséquence, je ne suis au Café du Faubourg qu’à dix heures moins le quart. J’y bois un café de comptoir près du buveur de vin blanc. Le vieux serveur et lui se réjouissent de la suppression prévue des trottinettes électriques en libre-service.
Au Book-Off d’à côté dans les livres à un euro je ne prélève que Les années anglaises d’Elias Canetti (Albin Michel). Il pleut un peu quand j’en ressors. Aussi je descends sous terre et à l’aide de deux métros me rends à la station Châtelet. J’en ressors du côté de la rue des Bourbonnais et découvre que la librairie Gilda n’est plus. Le rideau métallique baissé, le local attend un repreneur. Que sont devenus les livres, les disques et tout le reste, un fabuleux stock accumulé depuis des décennies. Dans les années soixante-dix, on y trouvait un rayon des livres aujourd’hui condamnés.
Faute de Gilda je furète un peu chez Boulinier, place Joachim-du-Bellay, puis vais déjeuner au Café Vigouroux, rue des Halles. La formule entrée plat y est toujours à treize euros cinquante. Mon choix ferait bondir le médecin : rillettes d’oie et jarret de porc choucroute, tout cela copieux et bon.
Il ne pleut plus quand je me rends au Book-Off de la rue Saint-Martin où je n’ai pas mis le pied depuis longtemps. Son sous-sol a été agrandi et ce qu’on appelle ici « Connaissance » s’y trouve désormais. L’endroit est vaste et agréable. Parmi les livres à un euro de cette salle et de la voisine où se trouve le rayon « Littérature », je retiens La vie de Tchekhov d’Irène Némirovsky (Albin Michel), Epicure en Corrèze de Marcel Conche (Stock), Noizemont-les-Vierges de Roger Martin du Gard (Editions Claire Paulhan) et Nervosité générale, chansons et poèmes de Fréderic Pajak (Presses Universitaires de France), ce dernier malheureusement non illustré par l’auteur.
Avec le métro Quatorze, je me dirige vers le troisième Book-Off, celui de Quatre Septembre. Je suis surpris d’y trouver à un euro, sans qu’ils soient passés auparavant par des prix supérieurs, deux grands volumes de lettres de Marcel Pagnol. L’un est sous-titré Correspondances avec Raimu, Fernandel, Cocteau, et les autres… et l’autre Correspondances intimes et littéraires.
C’est près de la Gare Saint-Lazare, à La Ville d’Argentan, que j’attends mon train de dix-sept heures quarante. On y entend toujours un radio médiocre mais pas trop fort ce mercredi. Chez les buveurs de bière du comptoir le mot qui revient sans cesse est Qatar, pas pour dénoncer ce qui va s’y passer. Je termine la lecture de C’est la guerre de Louis Calaferte. Ce récit de la Deuxième Guerre Mondiale par un enfant n’est qu’une succession de lieux communs.
Pour quarante centimes de plus, j’ai réservé une place en première dans mon train de retour. Suffisamment isolé, je ne mets pas de masque bien que je tousse de plus en plus. A l’arrivée à Rouen, il pleut à fond. Je descends dans le métro. Celui-ci me laisse à Théâtre des Arts où, en compagnie de nombreux autres, sous un abribus trop petit et mal clos, je m’efforce d’échapper à la drache durant les six minutes d’attente avant qu’arrive un bus Teor qui m’emmène à l’arrêt République. Il me reste à affronter pédestrement le vent et la pluie jusqu’à mon logis en pestant contre la Normandie.
                                                                       *
Huit milliards d’êtres humains sur cette pauvre terre, et seulement douze ans pour passer de sept milliards à ces huit milliards, une folie.
 

15 novembre 2022


Surpris par ce que m’a dit mon généraliste quand je l’ai interrogé sur la nécessité d’une nouvelle dose de rappel du vaccin contre le Covid, pas question d’une cinquième piqûre bien que la quatrième date de six mois, aucun pays ne la propose à ce jour, j’ouvre mon ordinateur à mon retour chez moi et sur le site de la Haute Autorité de Santé trouve en date du dix-neuf septembre deux mille vingt-deux que celle-ci recommande aux fragiles de se faire administrer une nouvelle injection, si possible de bivalent « quel que soit le nombre d’injections reçues jusqu’à maintenant ». Sont concernées notamment « les personnes de 60 ans et plus ».
Peu après, je reçois un mail d’une fidèle lectrice qui a le désagrément d’être comme moi âgée de plus de soixante ans. Elle m’informe que son médecin traitant lui a fait la cinquième piqûre.
Ce mardi matin je vais renouveler des médicaments à ma pharmacie habituelle et pose la question de cette cinquième dose. On ne la fait pas et on n’est pas informé qu’elle puisse être faite. La pharmacienne qui s’occupe de moi fait une recherche sur Internet mais s’y prend mal. Le pharmacien en chef interroge ameli, le site de l’Assurance Maladie, à mon sujet et obtient comme résultat que je peux avoir cette cinquième dose à partir du vingt novembre. Finalement, il me conseille d’aller voir chez un confrère dont il me donne le nom. Ce que je fais et là aucun problème, j’obtiens un rendez-vous.
De retour chez moi, j’appelle le cabinet médical où exerce mon médecin traitant et explique tout ça à la secrétaire. Elle s’en étonne. Je propose de lui envoyer la recommandation de la Haute Autorité de Santé mais elle refuse. Elle va signaler tout ça au médecin. « Inutile de me rappeler, lui dis-je, j’ai déjà un rendez-vous ailleurs. »
                                                                         *
Si j’ai entièrement confiance en mon dentiste, cela n’a malheureusement jamais été le cas pour mon généraliste. Cet épisode ne va pas améliorer sa note.
 

14 novembre 2022


Muni de la seringue contenant le vaccin contre le tétanos que je dois refaire, je me rends ce lundi matin chez mon médecin traitant. Il s’agit aussi de faire le bilan de ma prise de sang annuelle et de lui indiquer que le médicament que m’a prescrit l’urologue il y a trois mois pour mes problèmes de tuyauterie ne fait guère effet.
Avant que j’entre dans son cabinet il me dit qu’il a une stagiaire avec lui et me demande si ça ne me dérange pas. Je lui réponds que non et salue cette jeune femme.
Pour commencer, le médecin prend ma tension. Elle est un peu plus élevée que d’habitude. Il écoute mon cœur et le trouve une nouvelle fois battant beaucoup trop vite. Il  s’en inquiète. Je lui rappelle que l’an dernier le cardiologue chez qui il m’avait envoyé l’avait trouvé normal. Il demande à sa future consœur de lui lire les conclusions des comptes rendus des examens faits par ce spécialiste. Rien d’alarmant. Il réécoute mon cœur et je sens bien qu’il est franchement alarmé. D’autant que dans mon bilan sanguin, le cholestérol est toujours trop élevé et maintenant la glycémie aussi (de peu).
Il passe la parole à la stagiaire pour me donner des conseils d’alimentation. Je les connais déjà et j’en suis certains depuis des années. « Le risque, me dit mon docteur, c’est l’avécé ou l’infarctus. » « Je sais, leur réponds-je à tous les deux, mais je n’ai pas envie de manger des endives à l’eau pour vivre jusqu’à cent ans. »
Vacciné et averti, je ressors de là avec une ordonnance pour un deuxième médicament contre l’envie d’uriner trop souvent, qui ne fera pas effet avant deux ou trois mois, et une autre, s’agissant de la glycémie, pour une nouvelle prise de sang à faire dans trois mois.
Je ne suis pas excessivement gai quand je redescends vers chez moi. Une nouvelle fois, je me dis que la meilleure chose qui pourrait m’arriver, ce serait de mourir une nuit durant mon sommeil.
En début d’après-midi, c’est chez mon dentiste que je me rends afin de poursuivre un détartrage qui n’a pu se faire complètement la fois dernière, en raison de l’arrachage non prévu d’une de mes dents du bas. « Vous n’avez pas eu trop mal » me demande-t-il à mon entrée dans son cabinet. « Pas du tout. » « Vous êtes solide », me dit-il. Si seulement. Il m’explique que ce n’est pas une intervention bénigne et que la cicatrisation complète ne sera effective que dans trois ou quatre mois.
Lui aussi a une stagiaire, qu’il ne me présente pas. Elle porte une blouse du Céhachu de Lille. Avec celle de l’assistante, cela fait trois têtes penchées sur ma vieille bouche. L’opération de détartrage n’est jamais douloureuse mais toujours désagréable.
Un rendez-vous est pris auprès de la secrétaire pour un nouveau contrôle détartrage début juillet deux mille vingt-trois. « A l’année prochaine », me dit l’homme de l’art. « Espérons-le », ne lui dis-je pas.
                                                                           *
Pour la vaccination contre le Covid, m’a dit le médecin, pas question d’une cinquième piqûre, bien que ma quatrième date de six mois. Aucun pays ne la propose à ce jour.
                                                                           *
Pour celle contre la grippe, la Pharmacie de la Gare et du Donjon s’en est chargée à mon retour de Toulon.
 

12 novembre 2022


Ce onze novembre marque le seizième anniversaire de ce Journal. Il va cahin-caha. Comme moi. Quand je considère ces seize années passées, je me demande combien qu’il y en à venir et si ça tient sur les doigts de plus d’une main. Car chaque année, je me déglingue un peu plus.
Jeudi, c’était le jour de ma prise de sang annuelle, celle du bilan, faite au laboratoire de la place Saint-Marc par un infirmier efficace (première fois que j’ai affaire à un homme pour cette prise de sang que je fais depuis au moins trente ans, la première m’ayant été imposée par la banque pour un emprunt immobilier).
Mon bilan sanguin deux mille vingt-deux n’est pas meilleur que celui de l’an dernier. Au contraire. Voilà maintenant que je suis aussi dans le rouge pour le diabète. Mon médecin traitant m’en dira plus la semaine prochaine. Cette visite médicale ne sera que la première d’une série qui noircit mon agenda automne hiver.
                                                                 *
Comme chaque année, en ce jour férié à la mémoire de ceux qui ont dû se battre pendant la Grande Boucherie (dont Grand-Père Jules), des commerçants rouennais, plutôt que de garder boutique fermée,  affichent « Ouverture exceptionnelle ».
Qu’on se rassure, ils ouvrent aussi les autres jours.
 

10 novembre 2022


Ce mercredi de pleine lune, dès mon arrivée à Paris, je rejoins la Bastille en bus Vingt-Neuf puis marche jusqu’au Marché d’Aligre. Il est fort animé. Une marchande en a après son voisin, l’un des vendeurs de livres du lieu, pour une histoire de frontière entre leurs deux stands. Elle hurle qu’il ne la prend pas pour un être humain. « On est tous des animaux, lui répond-il, je suis un animal, tu es un animal, et tu devrais prendre tes médicaments. » Certains commencent à s’en mêler, envenimant les choses. Arrive alors un responsable du marché qui se charge de ramener le calme.
Pendant ce temps, je suis, avec pour concurrent celui que je nomme in petto le Nabot, pas vu depuis longtemps, sur le stand du principal vendeur de livres où c’est écrit « Déstockage massif », une formule que l’on trouve plutôt chez les marchands de tapis ou de matelas. Tous les livres sont à un euro. Et, allegria, j’y trouve de quoi me plaire. D’abord : Carnets viennois 1826 - 1829 de Léontine de Metternich chez Duculot. Puis trois publications du Mercure de France, dans sa collection Le Temps Retrouvé : Mémoires du Duc de Choiseul, Vieux souvenirs de Monseigneur le Prince de Joinville et Journal de l’abbé Mugnier, ce dernier que je ne puis m’empêcher d’acheter alors que j’en ai déjà plusieurs exemplaires. Il n’est que dix heures et je suis déjà lourdement chargé.
Après une pause café au comptoir du Faubourg, où les prix de la carte du midi ont explosé, je donne mon sac à garder au personnel du Book-Off voisin et en explore les rayonnages à un euro, ce que fait aussi le Nabot en traînant son énorme sac. Mon butin est mince: La belle vie, livre de souvenirs de John Dos Passos (L’Imaginaire Gallimard) et Musée de la chair de Su Na « un extraordinaire premier texte érotique » « d’une jeune romancière fraîchement débarquée de Chine » traduit de l’anglais en deux mille quatre par Romain Slocombe (Presses Universitaires de France).
A midi moins le quart, j’entre pour déjeuner au Péhemmu chinois où une nouvelle serveuse officie sous le prénom social de Marine (le patron c’est David et la patronne Chloé). Elle m’apprend que le confit de canard, c’est fini. La grippe aviaire, je suppose. Je fais donc suivre mon hareng pommes à l’huile d’un stèque à cheval frites maison. Avec le quart de côtes-du-rhône et le café, ça ne fait que dix-huit euros quarante.
Par le métro Huit, je rejoins le Book-Off de Quatre-Septembre et n’y trouve à un euro que le Bréviaire du cynique de Pierre Merle, un recueil de citations « de Diogène à Pierre Desproges » paru à l’Archipel. Après cela, comme il fait doux et presque beau, je m’offre une pause au soleil sur un banc près du Bistrot d’Edmond puis vais m’y asseoir en terrasse pour lire Mes poisons de Sainte-Beuve, après un café verre d’eau à deux euros cinquante. Bien sûr, au bout d’une heure, un « Je vous sers autre chose ? » « Non merci. »
                                                                  *
David à qui je demande pourquoi sa serveuse habituelle n’est plus là : « C’est le bébé. La mamie elle avait dit, je le garde. Puis la mamie elle a dit, j’ai mal au dos. Pas de place à la crèche, alors elle le garde. »
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Un livre érotique édité par les Presses Universitaires de France, on n’est pas prêt de revoir ça. D’ailleurs quel éditeur aujourd’hui publie des textes érotiques de ce genre (la narratrice a dix-sept ans) ? Pas même La Musardine.
                                                                  *
Un livre écrit en chinois traduit de l’anglais, ça c’est courant. Je me demande ce qu’il reste du texte original.
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Mes poisons de Sainte-Beuve, un livre dont Léautaud dans son Journal littéraire fait grand cas. Ma lecture terminée, mon constat est le suivant : rien à en retenir.
 

8 novembre 2022


Plusieurs fois, lors de ma lecture des Lettres à Voltaire de Madame du Deffand, je me suis dit : On dirait Cioran. La Marquise était aveugle, pas de quoi voir la vie en rose. Au-delà de ça, sa lucidité était remarquable. Et ses idées sont aussi les miennes :
Toutes les conditions, toutes les espèces me paraissent également malheureuses, depuis l’ange jusqu’à l’huître ; le fâcheux, c’est d’être né, et l’on peut pourtant dire que de ce malheur-là que le remède est pire que le mal. Paris, vingt-huit octobre mil sept cent cinquante-neuf
Rien ne me retient ici, et je n’ai pour y rester d’autres raisons que celle de la chèvre : où elle est attachée, il faut quelle broute. Paris, vingt-trois juillet mil sept cent soixante
La vieillesse serait supportable si l’on avait à qui parler, mais il me semble que tous les hommes aujourd’hui sont des fous ou des bêtes. Je me dis souvent que c’est peut-être moi qui suis l’un et l’autre, que je suis comme ceux qui ont une jaunisse qui leur fait voir tout jaune ; qu’il est impossible que je sois meilleur juge que tous ceux qui ont tant de célébrité : ainsi, après avoir été mécontente de tout le monde, je conclus, je finis par l’être encore plus de moi-même. Paris, quatorze janvier mil sept cent soixante-quatre
Jugez de ce qui me paraît bon aujourd’hui, où tout est cynique ou pédant ; nulle grâce, nulle facilité, point d’imagination, tout à la glace ; de la hardiesse sans force, de la licence sans gaieté ; point de talent, beaucoup de présomption, voilà le tableau du moment présent. Paris, quatorze mars mil sept cent soixante-quatre
Il n’y a aucun état, quel qu’il puisse être, qui me paraisse préférable au néant. Paris, deux mai mil sept cent soixante-quatre
Tous discours sur certaine matière me paraissent inutiles ; le peuple ne les entend point, la jeunesse ne s’en soucie guère, les gens d’esprit n’en ont pas besoin, et peut-on se soucier d’éclairer les sots ? Que chacun pense et vive à sa guise, et laissons chacun voir par ses lunettes. Ne nous flattons jamais d’établir la tolérance ; les persécutés la prêcheront toujours, et s’ils cessaient de l’être, ils ne l’exerceraient pas. Quelque opinion qu’aient les hommes, ils y veulent soumettre tout le monde. Paris, vingt-huit décembre mil sept cent soixante-cinq
Le goût est perdu, parce qu’il n’y a plus de bons critiques ; chacun loue les ouvrages de son voisin, pour obtenir l’approbation des siens. Paris, treize décembre mil sept cent soixante-huit
Vous serez surpris, si je vous avoue que la perte de la vue n’est pas mon plus grand malheur ; celui qui m’accable, c’est l’ennui. Paris, premier mars mil sept cent soixante-neuf
Il y a longtemps que je pense que la seule chose qu’on puisse bien savoir, c’est que nous sommes faits pour ignorer tout. Paris, vingt-quatre mai mil sept cent soixante-dix
Je ne sais pas si vous trouvez que ce soit un bon lot que de parvenir à la vieillesse ; pour moi, je le trouve détestable, et je suis toujours indignée de l’injustice qu’on a eue de nous faire naître sans notre consentement, et de nous faire vieillir malgré nous. Paris, vingt-sept février mil sept cent soixante et onze
J’éprouve ce qu’a dit Saint-Lambert, et qu’il a très bien dit, sur celui qui a le malheur de vieillir :
Il voit autour de lui tout périr, tout changer,
A la race nouvelle il se trouve étranger, etc.
Paris, le vingt-quatre octobre mil sept cent soixante-treize
                                                                        *
Un point Rouen chez Madame du Deffand :
On est accablé de remontrances, d’arrêtés, de lettres, de discours. Hors ceux qui nous viennent de Rouen, tous me semblent détestables, surtout ceux de notre bonne ville, qui sont pleins de belles phrases, et qu’on dirait être faits pour concourir aux prix de l’Académie. Paris, vingt-sept février mil sept cent soixante et onze
 

7 novembre 2022


Dans la dernière partie de leur vie, Jules et Tatiana Roy habitaient Vézelay. C’est là que Serge Gainsbourg, déglingué, vint se réfugier peu avant sa mort, d’où invitations réciproques que raconte Tatiana dans son journal Bonheurs quotidiens (Tirésias).
S. Gainsbourg nous avait invités, J. et moi, à déjeuner chez Meneau. Au menu : truffes, bécasses, et un vin qui passe pour le plus fameux – je ne me souviens pas du nom parce que je n’ai pas la mémoire des vins, même si j’en ai le goût. Il devait dater de 1970, quelque part par là. Gainsbourg ne boit presque pas, il trempe les lèvres. Allume cigarette après cigarette, aspire une ou deux goulées et suit une autre cigarette. Au bout de trois ou quatre énormes mégots, les serveurs changent le cendrier, et ça recommence. Il ne mange rien non plus. Physiquement, il n’est pas plus gros qu’une longue allumette, veste croisée bleu marine rayée blanc, chemise col ouvert, et blue-jeans effrangé, pieds nus dans des chaussures en cuir blanc. (…) … Gainsbourg m’a accompagnée jusqu’à la voiture en me tenant par la main. Il a exprimé le désir de venir chez nous. J’ai dit : « Je ne sais rien faire d’autre que le gigot ».
Bambou, sa jeune femme, dînait à part avec deux amies, jeans, pull, elle était le portrait tout calqué de Jane Birkin, sauf les yeux bridés (un von Paulus marié à une Chinoise. Leur fils est un petit Chinois tout craché.)
S. Gainsbourg répète dix fois la même chose, repousse le cendrier d’un air de prince outragé si on oublie de le lui enlever. Il écrit un sonnet, déclare-t-il. D’ailleurs, il ne se réveille que le soir : il joue du piano pour les clients, pour les employés de chez Meneau… Trente décembre mil neuf cent quatre-vingt-dix
Serge Gainsbourg et Bambou à la maison. Lui, comme d’habitude, en jeans, pieds nus dans de belles godasses blanches. La veille, nous avions déjeuné chez Meneau, et Gainsbourg proclama à qui voulait l’entendre : « C’est moi qui paie » avec un air de ravissement immense. (…)
A la maison, le 1er janvier, il nous apporta quelques bouteilles de vin en annonçant que c’était du « vin sublime » mais il avait perdu sa verve. Premier janvier mil neuf cent quatre-vingt-dix
Les cigarettes ont tué S. Gainsbourg qui devait revenir chez Meneau pour Pâques. Six mars mil neuf cent quatre-vingt-onze
Autres invités des Roy, que Tatiana, d’origine russe, connaît, Mstislav Rostropovitch et sa femme, lesquels sont à Vézelay pour une série des concerts dans la Basilique.
Rostropovitch et Galina Vichnevskaia en visite chez nous. Huit janvier mil neuf cent quatre-vingt-onze
Tout est centré sur Rostropovitch, ses répétitions et son prochain concert. Il jouera six suites de Bach. Il est frais, tel un petit « concombre frais », tout rose, avec une bouille de bébé. Agité, sans cesse en mouvement, répétant qu’un violoncelle, qui est masculin, devrait être au féminin parce qu’il faut l’enlacer. On dit d’ailleurs qu’il est très porté sur les petites filles. Dix-sept mars mil neuf cent quatre-vingt-onze
Rostro déjeune à la maison. Il est accompagné d’une jeune pianiste, prof de piano du fils de Meneau. Il n’arrête pas de lui faire du « rentre-dedans ».
(…) Une nature fuyante, toujours ailleurs, sauf quand il parle de lui, bien sûr. Encore plus narcissique que mon Julius, en plus insidieux et plus doucereux. Premier avril mil neuf cent quatre-vingt-onze
 

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