Dernières notes
Loïc Boyer
Je suis l’auteur de textes courts qui furent publiés depuis mil neuf cent quatre-vingt-quinze dans des revues littéraires en France (Supérieur Inconnu, Supplément d’Ame, Nouvelle Donne, Le Bord de l’Eau, Pris de Peur, l’Art du Bref, Sol’Air, Gros Textes, Salmigondis, Verso, Décharge, Bulle, Filigranes, Diérèse, Martobre, Comme ça et Autrement, (Cahier d’) Ecritures, La Nef des Fous), en Belgique (Traversées, Ecrits Vains, L’Arbre à Plumes, Inédit Nouveau, Bleu d’Encre), au Canada (Les Saisons Littéraires) et en Italie (Les Cahiers du Ru).
Les courageuses Editions du Chardon ont publié en mil neuf cent quatre-vingt-dix-neuf Erotica, un recueil de vingt-huit de ces textes, illustré par Isabelle Pio et Antoine Lopez et préfacé par Sarane Alexandrian, toujours disponible auprès de moi.
Je suis également l’auteur d’une pièce de théâtre et de plusieurs romans ou récits à ce jour inédits.
Depuis le onze novembre deux mille six, je publie mon Journal via Internet, un temps sous-titré Persiflages, moquages et autres énervages mâtinés de complimentages et de contentages. Sa première partie est lisible chez Eklablog, la deuxième ici.
Je vis au centre de Rouen dans un ancien monastère où autrefois les Sœurs de la Miséricorde se vouaient à l’éducation des jeunes filles.
Les courageuses Editions du Chardon ont publié en mil neuf cent quatre-vingt-dix-neuf Erotica, un recueil de vingt-huit de ces textes, illustré par Isabelle Pio et Antoine Lopez et préfacé par Sarane Alexandrian, toujours disponible auprès de moi.
Je suis également l’auteur d’une pièce de théâtre et de plusieurs romans ou récits à ce jour inédits.
Depuis le onze novembre deux mille six, je publie mon Journal via Internet, un temps sous-titré Persiflages, moquages et autres énervages mâtinés de complimentages et de contentages. Sa première partie est lisible chez Eklablog, la deuxième ici.
Je vis au centre de Rouen dans un ancien monastère où autrefois les Sœurs de la Miséricorde se vouaient à l’éducation des jeunes filles.
4 janvier 2019
Ce mercredi, lendemain de Jour de l’An, des sapins ont poussé en une seule nuit dans les rues de Rouen, comme des champignons mais moins frais et donc destinés à la benne. A sept heures cinquante-trois, au lieu du confortable Corail à places réservées prévu, c’est la bétaillère qui entre en gare. Le voyage jusqu’à Paris se déroule néanmoins sans incident, et même avec du chauffage.
A dix heures, j’assiste au lever de rideau du Book-Off de Ledru-Rollin. Comme ailleurs, on s’y échange la bonanée, mais je ne suis jamais inclus dans la transaction. J’y achète, pour son titre et un euro, Délectations moroses de Frédéric Schiffter édité chez Le Dilettante, puis vais voir comment se porte le marché d’Aligre.
Il vivote, pas la moindre tentation côté livres. En haut d’une pile de Charlie Hebdo de la grande époque figure un numéro dont la couverture est signée Wolinski. Sous le titre « Nouveaux cas de divorce », on y voit une femme nue à quatre pattes se faisant grimper par le petit chien de la maison et son mari en larmes déclarer : « Ma femme me trompe avec mon meilleur ami ». Jamais plus on ne revivra une telle période de liberté, me dis-je.
Allant chez Emmaüs, je croise un rat mort sur le trottoir de la rue de Cotte. Un peu plus loin, sur un commerce, une affichette annonce une « fermeture exceptionnelle pour cause de décès ».
Une fois de plus, il me faut convaincre la caissière d’Emmaüs que Cahiers Rouges chez Grasset est une collection de livres de poche.
L’Auberge Flora est sise au numéro quarante-quatre du boulevard Richard-Lenoir. J’y suis invité afin de bien commencer l’année par celle qui me tenait la main et travaille dans le coin. Arrivant par la rue Boulle, je regarde à quel numéro je suis. C’est le trente-deux, devant lequel je suis passé souvent sans lever les yeux jusqu’au-dessus de la porte. J’y découvre une plaque : « Dans cet immeuble est né le 4 juillet 1900 le poète résistant Robert Desnos. Déporté, il mourut le 8 juin 1945 au camp de Terezin. »
Quand j’arrive au quarante-quatre, je constate que c’est au carrefour Richard-Lenoir/Chemin-Vert, l’endroit où il y a presque quatre ans je suis resté longtemps au milieu des secouristes, policiers, journalistes et politiciens, atterré par ce qui venait de se passer dans les locaux de Charlie Hebdo sis dans une des petites rues derrière.
Je l’attends à l’intérieur de l’Auberge Flora où elle arrive à l’heure dite : midi et demi. Pendant un long moment nous y sommes seuls pour déguster la bonne cuisine, boire des bons vins et parler de nos vies respectives, puis s’y installent des voisins guère gênants, c’est l’avantage des endroits un peu chic.
-Il faudra que je prenne en note notre menu sur l’ardoise, lui dis-je quand nous en sommes au café.
-Mais je m’en souviens, me dit-elle.
Effectivement, et je ne sais s’il me faut admirer sa mémoire ou me désoler de la mienne, elle est capable d’énoncer la suite des plats tels qu’ils étaient formulés : tartare de saumon à la coriandre et boulgour, épaule de cochon snackée sur chou rouge sucré, brioche perdue au coulis de caramel glace caramel.
Je propose de lui faire voir le bâtiment où se cachait, mal, l’équipe de Charlie. Nous traversons le boulevard et arrivons rue Nicolas-Appert « inventeur de la conserve alimentaire ». Face à un théâtre à façade surchargée, le bâtiment blanc est numéroté six, huit et dix. Au six, un artiste de rue a représenté les membres assassinés de l’équipe du journal. Le dessin est accompagné de la fameuse citation de Charb : « Je n’ai pas peur des représailles, je n’ai pas de gosses, pas de femme, pas de voiture, pas de crédit. C’est peut-être un peu pompeux ce que je vais dire, mais je préfère mourir debout que vivre à genoux. » Derrière la vitre de la porte, une affichette : « Citoyen, souviens-toi des personnes tuées ici par le terrorisme islamique. » La plaque officielle est au numéro dix, là où ça s’est passé, en hauteur par crainte de dégradations.
Nous repartons ensemble jusqu’à la Bastille et nous séparons un peu trop vite, la faute à un bus Vingt que je dois prendre et qui arrive.
*
Au second Book-Off, je trouve à un euro un nouvel exemplaire de Montrez-moi vos mains d’Alexandre Tharaud que j’achète avec l’intention de l’offrir.
*
Le train de dix-sept vingt-trois a vingt-trois minutes de retard au départ, pour cause de « sortie tardive du dépôt des Batignolles », puis il se traîne en chemin. Cela me donne plus de temps qu’il n’en fallait pour terminer la lecture commencée à l’aller des Grandes Largeurs d’Henri Calet publié chez L’Imaginaire/Gallimard.
A dix heures, j’assiste au lever de rideau du Book-Off de Ledru-Rollin. Comme ailleurs, on s’y échange la bonanée, mais je ne suis jamais inclus dans la transaction. J’y achète, pour son titre et un euro, Délectations moroses de Frédéric Schiffter édité chez Le Dilettante, puis vais voir comment se porte le marché d’Aligre.
Il vivote, pas la moindre tentation côté livres. En haut d’une pile de Charlie Hebdo de la grande époque figure un numéro dont la couverture est signée Wolinski. Sous le titre « Nouveaux cas de divorce », on y voit une femme nue à quatre pattes se faisant grimper par le petit chien de la maison et son mari en larmes déclarer : « Ma femme me trompe avec mon meilleur ami ». Jamais plus on ne revivra une telle période de liberté, me dis-je.
Allant chez Emmaüs, je croise un rat mort sur le trottoir de la rue de Cotte. Un peu plus loin, sur un commerce, une affichette annonce une « fermeture exceptionnelle pour cause de décès ».
Une fois de plus, il me faut convaincre la caissière d’Emmaüs que Cahiers Rouges chez Grasset est une collection de livres de poche.
L’Auberge Flora est sise au numéro quarante-quatre du boulevard Richard-Lenoir. J’y suis invité afin de bien commencer l’année par celle qui me tenait la main et travaille dans le coin. Arrivant par la rue Boulle, je regarde à quel numéro je suis. C’est le trente-deux, devant lequel je suis passé souvent sans lever les yeux jusqu’au-dessus de la porte. J’y découvre une plaque : « Dans cet immeuble est né le 4 juillet 1900 le poète résistant Robert Desnos. Déporté, il mourut le 8 juin 1945 au camp de Terezin. »
Quand j’arrive au quarante-quatre, je constate que c’est au carrefour Richard-Lenoir/Chemin-Vert, l’endroit où il y a presque quatre ans je suis resté longtemps au milieu des secouristes, policiers, journalistes et politiciens, atterré par ce qui venait de se passer dans les locaux de Charlie Hebdo sis dans une des petites rues derrière.
Je l’attends à l’intérieur de l’Auberge Flora où elle arrive à l’heure dite : midi et demi. Pendant un long moment nous y sommes seuls pour déguster la bonne cuisine, boire des bons vins et parler de nos vies respectives, puis s’y installent des voisins guère gênants, c’est l’avantage des endroits un peu chic.
-Il faudra que je prenne en note notre menu sur l’ardoise, lui dis-je quand nous en sommes au café.
-Mais je m’en souviens, me dit-elle.
Effectivement, et je ne sais s’il me faut admirer sa mémoire ou me désoler de la mienne, elle est capable d’énoncer la suite des plats tels qu’ils étaient formulés : tartare de saumon à la coriandre et boulgour, épaule de cochon snackée sur chou rouge sucré, brioche perdue au coulis de caramel glace caramel.
Je propose de lui faire voir le bâtiment où se cachait, mal, l’équipe de Charlie. Nous traversons le boulevard et arrivons rue Nicolas-Appert « inventeur de la conserve alimentaire ». Face à un théâtre à façade surchargée, le bâtiment blanc est numéroté six, huit et dix. Au six, un artiste de rue a représenté les membres assassinés de l’équipe du journal. Le dessin est accompagné de la fameuse citation de Charb : « Je n’ai pas peur des représailles, je n’ai pas de gosses, pas de femme, pas de voiture, pas de crédit. C’est peut-être un peu pompeux ce que je vais dire, mais je préfère mourir debout que vivre à genoux. » Derrière la vitre de la porte, une affichette : « Citoyen, souviens-toi des personnes tuées ici par le terrorisme islamique. » La plaque officielle est au numéro dix, là où ça s’est passé, en hauteur par crainte de dégradations.
Nous repartons ensemble jusqu’à la Bastille et nous séparons un peu trop vite, la faute à un bus Vingt que je dois prendre et qui arrive.
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Au second Book-Off, je trouve à un euro un nouvel exemplaire de Montrez-moi vos mains d’Alexandre Tharaud que j’achète avec l’intention de l’offrir.
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Le train de dix-sept vingt-trois a vingt-trois minutes de retard au départ, pour cause de « sortie tardive du dépôt des Batignolles », puis il se traîne en chemin. Cela me donne plus de temps qu’il n’en fallait pour terminer la lecture commencée à l’aller des Grandes Largeurs d’Henri Calet publié chez L’Imaginaire/Gallimard.
3 janvier 2019
Ecouter Alexandre Tharaud m’est toujours un moment de plaisir. Autrefois, c’était lors de concerts ; parfois, grâce au disque ; cette fois, c’est en lisant son Montrez-moi vos mains publié chez Grasset, un livre qui m’a plu autant par sa forme que par son fond.
J’en tire quelques notes.
La première contenant l’une de ses rares confidences sur sa vie privée :
Adolescent, je humais chaque jour mon Bösendorfer modèle B, auquel j’avais donné le nom du cheval d’Alexandre le Grand, Bucéphale. Je passais des après-midi à l’admirer de l’intérieur, scruter ses entrailles, chaque marteau, chaque corde. Son corps était un trésor. A vingt et un ans j’ai déménagé dans un studio humide et sombre. Bucéphale m’a suivi. En son cœur je glissais alors les faire-part de décès de mes amis morts, pour les faire chanter.
Une autre confidence faîte incidemment en évoquant son appartement actuel, sis en haut d’un immeuble donnant sur le port de l’Arsenal:
Dans ma chambre, sur la cloison de gauche, me surplombe un immense portrait de Barbara. Ses yeux, tels ceux de la Joconde, me suivent en marchant. Barbara ne manque rien, heureusement qu’elle ne parle pas. Il y a de la lumière partout ici, c’est une maison ouverte. M. y vient souvent, cet espace est aussi le sien. Mais je n’imagine pas – plus – vivre à deux.
Sur les obligations mondaines du pianiste de renom qu’il est devenu :
Plus un cocktail est chic, plus il est vulgaire. Le pianiste, lui, reste debout, sans autre voie que subir. Cette femme qui a tous vos disques mais ne peut en citer un seul, cet homme qui vous écrase au mur des questions, sans écouter les réponses. Au fond, personne n’intéresse personne dans un cocktail.
Pianiste de renom qu’il n’a pas toujours été :
J’ai fait mes armes dans une cuisine, celle d’un appartement bourgeois. Je devais avoir seize ou dix-sept ans, un concert privé à l’occasion d’une soirée d’anniversaire chez une actrice connue. Je faisais partie des cadeaux. Une centaine d’invités mangeaient, tandis que j’attendais dans la cuisine, privé de dîner. J’ai patienté cinq heures sur ma chaise.
Un chapitre m’a bien fait sourire, qui concerne la toux récurrente des spectateurs de concert :
Paris en ses théâtres tousse plus qu’aucune ville au monde. Ça racle, ça éructe, le premier quart d’heure d’un concert parisien s’accompagne presque toujours d’un concert parallèle, spatialisé, un dialogue d’expectorations des balcons au parterre, du parterre aux balcons. Suit une description des variétés de toux : la grasse, la franche, la bouche close et le coup de tonnerre. Un troisième concert se greffe occasionnellement, celui des vengeurs de toux. Une milice sévère, impitoyable, dont les Chuttt !, armes fatales, feraient taire dix cours de récréation. Le vengeur de toux prétend rendre au concert son silence, il ne fait qu’ajouter au désordre. Trois programmes peuvent donc se juxtaposer dans ce premier quart d’heure d’un concert parisien : la musique, le déchaînement des toux – couvrant la musique –, les Chuttt ! sévères – couvrant les toux. Sur scène, c’est la paix, dans la salle, la guerre. Suit sa Leçon pour tousseur.
(On devrait faire un tiré à part de ce chapitre et le distribuer à l’entrée de l’Opéra de Rouen où l’on tousse comme des Parisiens.)
Sur l’obligation de prévoir, bien longtemps avant, ce que l’on va jouer :
D’où vient cette œuvre. Elle a atterri là, ce soir, sur la scène. Après une longue route, une vie entière. Le programme choisi trois, quatre années en amont, fallait-il anticiper ce désir de la jouer aujourd’hui, si longtemps à l’avance.
Sur l’entracte :
L’entracte me gêne, entre réalité et vibration du concert, à mi-chemin, à mi-course, ce n’est pas sérieux. (…) Dans ma loge je m’allonge, pratique la technique Alexander, bien connue des comédiens et chanteurs d’opéra. (…) Mes bras deviennent deux blocs de boue, mon ventre un océan vidé de son eau, je nettoie l’intérieur de mon crâne avec une éponge. (…) L’auditeur, lui, sirote son Coca-Cola. La salle et ses foyers brûlent de discussions, les mots coupent la musique, on oublie l’essentiel au lieu de se recueillir. Pourquoi parler. Pourquoi boire. Les entractes s’enivrent de trop de bruits et piétinent l’instant à peine vécu.
Ne craignant pas de se répéter et semblant se contredire :
Bien sûr il y a les mauvaises herbes : des fausses notes, la sécheresse d’une acoustique, une sonnerie de téléphone, la quinte de toux d’un spectateur. Il y a deux concerts dans le concert. Est-ce un problème. Si les bruits nous gênent, c’est que notre bruit intérieur nous gêne.
Et un peu mélancolique pour finir :
Quarante-sept ans, au centre de ma vie, je tombe lentement. Mon son a quarante-sept ans, il contient ma fatigue.
Près de la plage de Trestrignel à Perros-Guirec, derrière la pointe du château, il existe un endroit précis d’où la mer reproduit à l’identique le bruissement des applaudissements.
*
Montrez-moi vos mains d’Alexandre Tharaud m’a aussi permis de m’instruire :
En France, on se dit Merde. Surtout pas Bonne chance. Merde. Merde pour ce soir. Merde et fais-toi plaisir. Merde, Merde, Merde. Un gros Merde. Il est d’usage de ne pas remercier, sinon la soirée s’annonce catastrophique. (…) Merde, souvenir des calèches qui déposaient les spectateurs devant les théâtres parisiens au XIXe siècle. Plus la salle était pleine, plus le crottin s’accumulait à l’entrée, signe de succès.
Au XVIIIe siècle, le plateau de la Comédie-Française, installé provisoirement dans la salle des machines du Palais des Tuileries, donnait d’un côté sur le château – la cour –, de l’autre sur les jardins. Ce point de repère a traversé les siècles.
J’en tire quelques notes.
La première contenant l’une de ses rares confidences sur sa vie privée :
Adolescent, je humais chaque jour mon Bösendorfer modèle B, auquel j’avais donné le nom du cheval d’Alexandre le Grand, Bucéphale. Je passais des après-midi à l’admirer de l’intérieur, scruter ses entrailles, chaque marteau, chaque corde. Son corps était un trésor. A vingt et un ans j’ai déménagé dans un studio humide et sombre. Bucéphale m’a suivi. En son cœur je glissais alors les faire-part de décès de mes amis morts, pour les faire chanter.
Une autre confidence faîte incidemment en évoquant son appartement actuel, sis en haut d’un immeuble donnant sur le port de l’Arsenal:
Dans ma chambre, sur la cloison de gauche, me surplombe un immense portrait de Barbara. Ses yeux, tels ceux de la Joconde, me suivent en marchant. Barbara ne manque rien, heureusement qu’elle ne parle pas. Il y a de la lumière partout ici, c’est une maison ouverte. M. y vient souvent, cet espace est aussi le sien. Mais je n’imagine pas – plus – vivre à deux.
Sur les obligations mondaines du pianiste de renom qu’il est devenu :
Plus un cocktail est chic, plus il est vulgaire. Le pianiste, lui, reste debout, sans autre voie que subir. Cette femme qui a tous vos disques mais ne peut en citer un seul, cet homme qui vous écrase au mur des questions, sans écouter les réponses. Au fond, personne n’intéresse personne dans un cocktail.
Pianiste de renom qu’il n’a pas toujours été :
J’ai fait mes armes dans une cuisine, celle d’un appartement bourgeois. Je devais avoir seize ou dix-sept ans, un concert privé à l’occasion d’une soirée d’anniversaire chez une actrice connue. Je faisais partie des cadeaux. Une centaine d’invités mangeaient, tandis que j’attendais dans la cuisine, privé de dîner. J’ai patienté cinq heures sur ma chaise.
Un chapitre m’a bien fait sourire, qui concerne la toux récurrente des spectateurs de concert :
Paris en ses théâtres tousse plus qu’aucune ville au monde. Ça racle, ça éructe, le premier quart d’heure d’un concert parisien s’accompagne presque toujours d’un concert parallèle, spatialisé, un dialogue d’expectorations des balcons au parterre, du parterre aux balcons. Suit une description des variétés de toux : la grasse, la franche, la bouche close et le coup de tonnerre. Un troisième concert se greffe occasionnellement, celui des vengeurs de toux. Une milice sévère, impitoyable, dont les Chuttt !, armes fatales, feraient taire dix cours de récréation. Le vengeur de toux prétend rendre au concert son silence, il ne fait qu’ajouter au désordre. Trois programmes peuvent donc se juxtaposer dans ce premier quart d’heure d’un concert parisien : la musique, le déchaînement des toux – couvrant la musique –, les Chuttt ! sévères – couvrant les toux. Sur scène, c’est la paix, dans la salle, la guerre. Suit sa Leçon pour tousseur.
(On devrait faire un tiré à part de ce chapitre et le distribuer à l’entrée de l’Opéra de Rouen où l’on tousse comme des Parisiens.)
Sur l’obligation de prévoir, bien longtemps avant, ce que l’on va jouer :
D’où vient cette œuvre. Elle a atterri là, ce soir, sur la scène. Après une longue route, une vie entière. Le programme choisi trois, quatre années en amont, fallait-il anticiper ce désir de la jouer aujourd’hui, si longtemps à l’avance.
Sur l’entracte :
L’entracte me gêne, entre réalité et vibration du concert, à mi-chemin, à mi-course, ce n’est pas sérieux. (…) Dans ma loge je m’allonge, pratique la technique Alexander, bien connue des comédiens et chanteurs d’opéra. (…) Mes bras deviennent deux blocs de boue, mon ventre un océan vidé de son eau, je nettoie l’intérieur de mon crâne avec une éponge. (…) L’auditeur, lui, sirote son Coca-Cola. La salle et ses foyers brûlent de discussions, les mots coupent la musique, on oublie l’essentiel au lieu de se recueillir. Pourquoi parler. Pourquoi boire. Les entractes s’enivrent de trop de bruits et piétinent l’instant à peine vécu.
Ne craignant pas de se répéter et semblant se contredire :
Bien sûr il y a les mauvaises herbes : des fausses notes, la sécheresse d’une acoustique, une sonnerie de téléphone, la quinte de toux d’un spectateur. Il y a deux concerts dans le concert. Est-ce un problème. Si les bruits nous gênent, c’est que notre bruit intérieur nous gêne.
Et un peu mélancolique pour finir :
Quarante-sept ans, au centre de ma vie, je tombe lentement. Mon son a quarante-sept ans, il contient ma fatigue.
Près de la plage de Trestrignel à Perros-Guirec, derrière la pointe du château, il existe un endroit précis d’où la mer reproduit à l’identique le bruissement des applaudissements.
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Montrez-moi vos mains d’Alexandre Tharaud m’a aussi permis de m’instruire :
En France, on se dit Merde. Surtout pas Bonne chance. Merde. Merde pour ce soir. Merde et fais-toi plaisir. Merde, Merde, Merde. Un gros Merde. Il est d’usage de ne pas remercier, sinon la soirée s’annonce catastrophique. (…) Merde, souvenir des calèches qui déposaient les spectateurs devant les théâtres parisiens au XIXe siècle. Plus la salle était pleine, plus le crottin s’accumulait à l’entrée, signe de succès.
Au XVIIIe siècle, le plateau de la Comédie-Française, installé provisoirement dans la salle des machines du Palais des Tuileries, donnait d’un côté sur le château – la cour –, de l’autre sur les jardins. Ce point de repère a traversé les siècles.
2 janvier 2019
Le calme règne en ce dernier soir de deux mille dix-huit, pas de fête bruyante dans le voisinage pour nuire à mon endormissement.
Réveillé dans la nuit, je regarde mon radioréveil : minuit onze. Nous voici en deux mille dix-neuf. Toujours pas le moindre bruit de voisinage, pas davantage de fêtards dans la ruelle et aucun claque-son au loin. Le silence de ce centre ville est plus grand que celui de la campagne. Je me rendors et me lève à mon habitude dès six heures moins le quart, bien incapable de deviner à quoi va ressembler la nouvelle année.
Je ne suis sûr que d’une seule chose : que ce soit au plan national, au plan européen ou au plan mondial, l’année qui débute sera pire que celle qui vient de s’achever et que je ne regretterai pas.
Parmi mes pires moments de deux mille dix-huit, la Coupe du Monde de foute qui pendant un mois a fait de l’espace public un lieu à fuir, envahi qu’il était par toutes ces bandes à drapeaux tricolores hurlant La Marseillaise.
Ce sont les mêmes, la haine en plus, qui depuis le dix-sept novembre tiennent les ronds-points. Beaucoup, sous couvert de mouvement social, y travaillent à la prise du pouvoir par une femme à cheveux jaunes (la tante ou la nièce, il y a le choix). D’autres participent à cette opération politique sans s’en rendre compte.
Qu’ils réussissent ou non, la France à venir a tout pour me désoler. De même que l’Europe telle qu’elle est déjà, et pour cette dernière cela s’aggravera le vingt-six mai prochain.
Réveillé dans la nuit, je regarde mon radioréveil : minuit onze. Nous voici en deux mille dix-neuf. Toujours pas le moindre bruit de voisinage, pas davantage de fêtards dans la ruelle et aucun claque-son au loin. Le silence de ce centre ville est plus grand que celui de la campagne. Je me rendors et me lève à mon habitude dès six heures moins le quart, bien incapable de deviner à quoi va ressembler la nouvelle année.
Je ne suis sûr que d’une seule chose : que ce soit au plan national, au plan européen ou au plan mondial, l’année qui débute sera pire que celle qui vient de s’achever et que je ne regretterai pas.
Parmi mes pires moments de deux mille dix-huit, la Coupe du Monde de foute qui pendant un mois a fait de l’espace public un lieu à fuir, envahi qu’il était par toutes ces bandes à drapeaux tricolores hurlant La Marseillaise.
Ce sont les mêmes, la haine en plus, qui depuis le dix-sept novembre tiennent les ronds-points. Beaucoup, sous couvert de mouvement social, y travaillent à la prise du pouvoir par une femme à cheveux jaunes (la tante ou la nièce, il y a le choix). D’autres participent à cette opération politique sans s’en rendre compte.
Qu’ils réussissent ou non, la France à venir a tout pour me désoler. De même que l’Europe telle qu’elle est déjà, et pour cette dernière cela s’aggravera le vingt-six mai prochain.
31 décembre 2018
Ce samedi à Rouen, comme ailleurs, c’est la septième venue en ville des gestionnaires de ronds-points. Ici, les autres fois, cela n’a été qu’un cortège au trajet contrôlé par la Police avec quelques gazages à la fin et comme en plus nous sommes entre deux fêtes, je ne m’attends pas à grand-chose.
Quand je sors au matin, je vois venir vers moi, rue de la Rép, une poignée d’hommes et de femmes que je prends d’abord pour des fêtards pas encore couchés jusqu’à ce que j’entende ce qu’ils chantent, une diatribe anti Macron sur l’air d’une rengaine de fouteux. Ils n’ont pas encore enfilé leur uniforme. Au carrefour de l’Hôtel de Ville des Céhéresses sont disposés par petits groupes.
-Bonjour les jeunes, dit l’un d’eux à trois branlotins qui arrivent par la rue de l’Hôpital, on va vérifier vos sacs.
J’en trouve un autre à l’intérieur de l’U Express, faisant comme moi quelques emplettes. Devant l’Hôtel de Ville, lieu de rendez-vous des pro Ric, la tache jaune n'est pas très étendue, constaté-je en ressortant.
Rentré chez moi j’entends vers dix heures et demie une série d’explosions semblant venir de la rue du Canuet, que je prends pour celles de pétards, à moins que ce soit celles de grenades assourdissantes. Les choses ne semblent pas se passer dans le calme. Je me renseigne par le fil Touiteur de 76actu. Effectivement ça chauffe, notamment devant la gare. Il y a beaucoup de manifestants, un millier, conduits, selon les journalistes, par des militants de l’ultragauche.
A onze heures trente, comme si de rien n’était, c’est concert de carillon à la Cathédrale, une série d’airs de Noël qui pourraient nous faire croire que l’on vit dans un monde calme et tranquille.
Plus tard, j’apprends que les émeutiers ont mis le feu à la porte de la Banque de France puis érigé des barricades et fait brûler des poubelles un peu partout. Les Jaunes sont répandus dans toutes les rues du centre de la ville. Rue du Gros, les commerces ferment en urgence. La Police semble dépassée. Une nouvelle série d’explosions se fait entendre jusqu’à chez moi.
Quand je ressors pour faire une course pas loin du marché de Noël en début d’après-midi, le coin est paisible mais des colonnes de fumée s’élèvent du côté du Palais de Justice. Si les Jaunes sont mille à mettre ou à permettre le désordre en ville, c’est par dizaines de milliers que se comptent celles et ceux qui sans s’en soucier sacrifient au culte de la consommation.
N’ayant envie de côtoyer ni les uns ni les autres, je m’éloigne de l’hypercentre pour un café lecture place Saint-Marc. Las, l’armée jaune envahit bientôt la rue Armand-Carrel à la grande joie du patron du bar qui soutient le mouvement depuis le début
-Bravo, bravo, ça met un peu d’animation, s’excite-t-il derrière le comptoir.
En fin de cortège, un groupe de jeunes garçons en noir se dirige vers les poubelles stockées devant la pharmacie. Ils les font rouler jusqu’au milieu de la chaussée. Une escouade de Gendarmes Mobiles déboulent et lancent les gaz. La rue disparaît dans un brouillard blanc. Les clients assis en terrasse se précipitent à l’intérieur du café. Les employés du poissonnier d’à côté tentent désespéramment de baisser l’auvent de la remorque qui sert d’extension au magasin pour les fêtes. Au menu de Nouvel An, ce sera huîtres et poissons à la lacrymo. Le nuage dissipé, trois branlotins reviennent vers les poubelles. L’un d’eux sort son briquet.
-Robert, Robert, y vont mettre le feu aux poubelles, crie la patronne en direction de son mari.
-Mais pourquoi tu cries comme ça ? lui répond-il.
-Y a ta moto à côté ! hurle-t-elle.
Animé par le désir de défendre son bien, mon Robert fonce à l’extérieur et retient le bras du pyromane. A l’aide de je ne sais quels arguments, il le convainc de renoncer à son funeste projet. Ces jeunes gens pourraient facilement être arrêtés par la maréchaussée, mais aucun policier ne semble disponible. Ils courent rejoindre la queue de la manifestation qui se dirige à nouveau vers l’hypercentre. Le calme revient, ici du moins. Un client de la terrasse a profité de l’occasion pour partir sans payer.
-C’était bien le défilé au début, commente la patronne, mais à la fin ça c’est pas bien.
Quand même, ça n’aurait pas manqué de piquant de voir brûler la moto d’un soutien des Gilets Jaunes sur le vote duquel, lors des élections, je n’ai guère de doute.
*
Seulement huit cents Gilets Jaunes à Paris ce samedi, douze mille dans toute la France, mais plus de mille à Rouen, dont deux cents d’ultragauche selon 76actu. Je suppose que ces derniers étaient à Paris les samedis précédents et qu’on leur doit une partie des dégâts.
Sur l’un de leurs sites, ces professionnels de l’insurrection se vantent d’avoir bâti la plus haute barricade jamais faite à Rouen (l’as-tu vue, ma belle érection) et se plaignent des violences policières (comme s’ils n’y étaient pas pour quelque chose).
Ils se gardent bien de dire que les deux blessés les plus graves sont un policier brûlé à la main par un feu de poubelle et une passante qui a reçu en plein visage un parpaing lancé par un manifestant (elle se serait de plus cassé la jambe en tombant).
Quand je sors au matin, je vois venir vers moi, rue de la Rép, une poignée d’hommes et de femmes que je prends d’abord pour des fêtards pas encore couchés jusqu’à ce que j’entende ce qu’ils chantent, une diatribe anti Macron sur l’air d’une rengaine de fouteux. Ils n’ont pas encore enfilé leur uniforme. Au carrefour de l’Hôtel de Ville des Céhéresses sont disposés par petits groupes.
-Bonjour les jeunes, dit l’un d’eux à trois branlotins qui arrivent par la rue de l’Hôpital, on va vérifier vos sacs.
J’en trouve un autre à l’intérieur de l’U Express, faisant comme moi quelques emplettes. Devant l’Hôtel de Ville, lieu de rendez-vous des pro Ric, la tache jaune n'est pas très étendue, constaté-je en ressortant.
Rentré chez moi j’entends vers dix heures et demie une série d’explosions semblant venir de la rue du Canuet, que je prends pour celles de pétards, à moins que ce soit celles de grenades assourdissantes. Les choses ne semblent pas se passer dans le calme. Je me renseigne par le fil Touiteur de 76actu. Effectivement ça chauffe, notamment devant la gare. Il y a beaucoup de manifestants, un millier, conduits, selon les journalistes, par des militants de l’ultragauche.
A onze heures trente, comme si de rien n’était, c’est concert de carillon à la Cathédrale, une série d’airs de Noël qui pourraient nous faire croire que l’on vit dans un monde calme et tranquille.
Plus tard, j’apprends que les émeutiers ont mis le feu à la porte de la Banque de France puis érigé des barricades et fait brûler des poubelles un peu partout. Les Jaunes sont répandus dans toutes les rues du centre de la ville. Rue du Gros, les commerces ferment en urgence. La Police semble dépassée. Une nouvelle série d’explosions se fait entendre jusqu’à chez moi.
Quand je ressors pour faire une course pas loin du marché de Noël en début d’après-midi, le coin est paisible mais des colonnes de fumée s’élèvent du côté du Palais de Justice. Si les Jaunes sont mille à mettre ou à permettre le désordre en ville, c’est par dizaines de milliers que se comptent celles et ceux qui sans s’en soucier sacrifient au culte de la consommation.
N’ayant envie de côtoyer ni les uns ni les autres, je m’éloigne de l’hypercentre pour un café lecture place Saint-Marc. Las, l’armée jaune envahit bientôt la rue Armand-Carrel à la grande joie du patron du bar qui soutient le mouvement depuis le début
-Bravo, bravo, ça met un peu d’animation, s’excite-t-il derrière le comptoir.
En fin de cortège, un groupe de jeunes garçons en noir se dirige vers les poubelles stockées devant la pharmacie. Ils les font rouler jusqu’au milieu de la chaussée. Une escouade de Gendarmes Mobiles déboulent et lancent les gaz. La rue disparaît dans un brouillard blanc. Les clients assis en terrasse se précipitent à l’intérieur du café. Les employés du poissonnier d’à côté tentent désespéramment de baisser l’auvent de la remorque qui sert d’extension au magasin pour les fêtes. Au menu de Nouvel An, ce sera huîtres et poissons à la lacrymo. Le nuage dissipé, trois branlotins reviennent vers les poubelles. L’un d’eux sort son briquet.
-Robert, Robert, y vont mettre le feu aux poubelles, crie la patronne en direction de son mari.
-Mais pourquoi tu cries comme ça ? lui répond-il.
-Y a ta moto à côté ! hurle-t-elle.
Animé par le désir de défendre son bien, mon Robert fonce à l’extérieur et retient le bras du pyromane. A l’aide de je ne sais quels arguments, il le convainc de renoncer à son funeste projet. Ces jeunes gens pourraient facilement être arrêtés par la maréchaussée, mais aucun policier ne semble disponible. Ils courent rejoindre la queue de la manifestation qui se dirige à nouveau vers l’hypercentre. Le calme revient, ici du moins. Un client de la terrasse a profité de l’occasion pour partir sans payer.
-C’était bien le défilé au début, commente la patronne, mais à la fin ça c’est pas bien.
Quand même, ça n’aurait pas manqué de piquant de voir brûler la moto d’un soutien des Gilets Jaunes sur le vote duquel, lors des élections, je n’ai guère de doute.
*
Seulement huit cents Gilets Jaunes à Paris ce samedi, douze mille dans toute la France, mais plus de mille à Rouen, dont deux cents d’ultragauche selon 76actu. Je suppose que ces derniers étaient à Paris les samedis précédents et qu’on leur doit une partie des dégâts.
Sur l’un de leurs sites, ces professionnels de l’insurrection se vantent d’avoir bâti la plus haute barricade jamais faite à Rouen (l’as-tu vue, ma belle érection) et se plaignent des violences policières (comme s’ils n’y étaient pas pour quelque chose).
Ils se gardent bien de dire que les deux blessés les plus graves sont un policier brûlé à la main par un feu de poubelle et une passante qui a reçu en plein visage un parpaing lancé par un manifestant (elle se serait de plus cassé la jambe en tombant).
29 décembre 2018
Ce vendredi matin, j’ai rendez-vous au Bar du Sacre à dix heures et demie avec l’un pour qui j’ai trouvé, après des années de recherche, Ferdydurke de Witold Gombrowicz dans l’édition grand format qu’en fit Christian Bourgois, mais quand j’arrive le serveur vient seulement d’entrer dans ce tripot qui en principe ouvre à dix heures.
Tandis qu’il commence à sortir la terrasse, je me réfugie en face, au Rêve de l’Escalier où il fait bien chaud. Je demande au bouquiniste s’il a lu Georges Hyvernaud dont il a sur un présentoir deux des livres réédités par Le Dilettante. Il ne le connaît pas, ne sait pas qu’il fut professeur à l’Ecole Normale de Rouen.
Celui que j’attendais a le même réflexe que moi, il entre dans la bouquinerie. Il ne connaît pas davantage Georges Hyvernaud. Je lui en fais si bien la promotion qu’il achète les deux ouvrages.
Au lieu du Sacre, nous allons boire des cafés au Rivoli, un établissement de la rue du Guillaume où je ne suis jamais entré et qui s’avère tout petit, quelques tables rondes le long de la vitre et le mur du fond en miroir pour que l’endroit ait l’air deux fois plus vaste. Je remets le livre à son nouveau propriétaire puis nous parlons de ceci et de cela. Au moment où nous nous apprêtons à partir entre une famille qui d’emblée demande les toilettes. Cela semblait urgent.
De même l’après-midi dans le café pro Gilets Jaunes où l’on me tolère et où je tapote sur mon ordinateur des notes de lecture, les arrivants à peine assis se lèvent l’un après l’autre pour aller aux toilettes.
Il y aurait beaucoup moins de monde dans les cafés et autres bars si leur usage premier n’était d’y uriner.
Vers seize heures entrent plusieurs familles à moutards qui créent une file d'attente devant la porte des toilettes et m’incitent à partir avant qu’on me fasse comprendre que je nuis au commerce en occupant seul une table de quatre où je ne bois qu’un café.
*
L’entrée dans les cafés pour soulager un besoin naturel (comme disent certains) est d’autant plus nécessaire à Rouen que les toilettes publiques y sont très rares et peu signalées.
L’une d’elles située au sous-sol de la place de la Calende est en passe d’être détruite pour cause de réfection du « Cœur de Ville ».
Du temps que Patrice Quéréel était vivant, les duchampiens locaux y ont posé une plaque : « Toilettes Marcel Duchamp, artiste défroqué ». J’ai prévenu par mail l’un de ces zélateurs de Duchamp qu’il était temps de la récupérer avant qu’elle disparaisse, mais ma bonne action n’a pas été suivie d’effet, autant pisser dans un violon.
*
S’il y avait eu, depuis les années cinquante, parmi les élus municipaux, un ou une qui s’intéressait à la littérature, il y aurait une rue Georges Hyvernaud à Rouen.
Tandis qu’il commence à sortir la terrasse, je me réfugie en face, au Rêve de l’Escalier où il fait bien chaud. Je demande au bouquiniste s’il a lu Georges Hyvernaud dont il a sur un présentoir deux des livres réédités par Le Dilettante. Il ne le connaît pas, ne sait pas qu’il fut professeur à l’Ecole Normale de Rouen.
Celui que j’attendais a le même réflexe que moi, il entre dans la bouquinerie. Il ne connaît pas davantage Georges Hyvernaud. Je lui en fais si bien la promotion qu’il achète les deux ouvrages.
Au lieu du Sacre, nous allons boire des cafés au Rivoli, un établissement de la rue du Guillaume où je ne suis jamais entré et qui s’avère tout petit, quelques tables rondes le long de la vitre et le mur du fond en miroir pour que l’endroit ait l’air deux fois plus vaste. Je remets le livre à son nouveau propriétaire puis nous parlons de ceci et de cela. Au moment où nous nous apprêtons à partir entre une famille qui d’emblée demande les toilettes. Cela semblait urgent.
De même l’après-midi dans le café pro Gilets Jaunes où l’on me tolère et où je tapote sur mon ordinateur des notes de lecture, les arrivants à peine assis se lèvent l’un après l’autre pour aller aux toilettes.
Il y aurait beaucoup moins de monde dans les cafés et autres bars si leur usage premier n’était d’y uriner.
Vers seize heures entrent plusieurs familles à moutards qui créent une file d'attente devant la porte des toilettes et m’incitent à partir avant qu’on me fasse comprendre que je nuis au commerce en occupant seul une table de quatre où je ne bois qu’un café.
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L’entrée dans les cafés pour soulager un besoin naturel (comme disent certains) est d’autant plus nécessaire à Rouen que les toilettes publiques y sont très rares et peu signalées.
L’une d’elles située au sous-sol de la place de la Calende est en passe d’être détruite pour cause de réfection du « Cœur de Ville ».
Du temps que Patrice Quéréel était vivant, les duchampiens locaux y ont posé une plaque : « Toilettes Marcel Duchamp, artiste défroqué ». J’ai prévenu par mail l’un de ces zélateurs de Duchamp qu’il était temps de la récupérer avant qu’elle disparaisse, mais ma bonne action n’a pas été suivie d’effet, autant pisser dans un violon.
*
S’il y avait eu, depuis les années cinquante, parmi les élus municipaux, un ou une qui s’intéressait à la littérature, il y aurait une rue Georges Hyvernaud à Rouen.
28 décembre 2018
C’est la bétaillère de sept heures vingt-trois qui m’emmène à Paris ce mercredi lendemain de Noël. Peu de coutumiers s’y trouvent ; ils sont en congé pour les fêtes. Des isolés, venus à Rouen pour retrouver la famille, rentrent à Paris ou plus loin. Certains sont tellement chargés de cadeaux que la hotte du vieux barbu a dû se déverser sur eux. Je lis Poésies de Michel Houellebecq, un J’ai Lu groupant trois recueils dudit. Face à moi, une fille se maquille. J’ai l’impression d’être le miroir de sa salle de bains.
Il fait de plus en plus froid dans la voiture dont les vitres se couvrent de buée. Peut-être est-ce mieux dans une autre, mais je n’ai pas l’énergie d’aller voir. Je crains que ce soit l’influence de la littérature dépressive de Houellebecq.
Il n’y a guère de monde dans le bus Vingt dont je descends à Bastille. Pas beaucoup non plus au Café du Faubourg, où la serveuse regrette de ne pas avoir mis sa polaire.
-J’aimerais bien connaître la date des soldes, annonce-t-elle, faut que j’achète mes cadeaux de Noël.
Cette année, mon Noël présente un bilan particulièrement équilibré, cadeaux offerts : zéro, cadeaux reçus : zéro.
Chez Book-Off, Œuvres de Nicolas Bouvier publié par Gallimard dans sa collection Quarto (mille quatre cent quarante pages et deux cent cinquante-deux documents) me coûte dix euros et Les exploits d’un jeune Don Juan de Guillaume Apollinaire, dans l’édition qu’en fit Jean-Jacques Pauvert en mil neuf cent quatre-vingt-cinq, un seul.
Chez Emmaüs, on solde avant l’heure. Tous les livres sont à un euro. Hélas, il n’y a que des rossignols (si l’on peut dire).
Beaucoup de restaurants sont fermés, dont le Péhemmu chinois. J’atterris aux Mousquetaires, rue Saint-Antoine, qui a le mérite de proposer un menu à treize euros cinquante. Je commande un quart de vin italien à six euros puis choisis le filet de harengs suivi de l’épaule d’agneau purée de pommes terre. Cette viande est fort rustique. Je la mâchonne assis à une table surélevée qui me permet de voir qui passe sur le trottoir. Une famille italienne me tient compagnie dont je ne comprends pas le langage. Comme dessert, c'est une crème brûlée au café.
Je prends le bus Vingt dans l’autre sens et en descends à Opéra. Où prendre un café ? Les Ducs fermé, le Royal Bourse Opéra fermé, j’opte pour La Bombe, face à la sortie du métro Quatre-Septembre près de laquelle j’ai donné rendez-vous à quinze heures à une certaine Cécile dont je ne sais rien sinon qu’elle s’intéresse au féminisme à en juger par les deux livres qu’elle m’a achetés.
A l’heure dite, je me poste entre les bancs de la placette dans le froid soleil. Elle arrive aussitôt, sans doute étudiante. Notre échange est purement commercial.
Il y a foule dans le deuxième Book-Off, conséquence des vacances qui l’encombre de néophytes. J’y trouve peu.
Pour avoir un billet de train à neuf euros, j’ai avancé mon retour en réservant une place dans le seize heures quarante-huit. Las, la voix masculine de Saint-Lazare annonce puis répète qu’elle doit « retenir son affichage ». La raison, finit-on par savoir, est qu’il « sera mis à quai tardivement ».
Parti avec trente minutes de retard, ce Corail heureusement chauffé me fait arriver à Rouen pas plus tôt que les mercredis précédents.
Il fait de plus en plus froid dans la voiture dont les vitres se couvrent de buée. Peut-être est-ce mieux dans une autre, mais je n’ai pas l’énergie d’aller voir. Je crains que ce soit l’influence de la littérature dépressive de Houellebecq.
Il n’y a guère de monde dans le bus Vingt dont je descends à Bastille. Pas beaucoup non plus au Café du Faubourg, où la serveuse regrette de ne pas avoir mis sa polaire.
-J’aimerais bien connaître la date des soldes, annonce-t-elle, faut que j’achète mes cadeaux de Noël.
Cette année, mon Noël présente un bilan particulièrement équilibré, cadeaux offerts : zéro, cadeaux reçus : zéro.
Chez Book-Off, Œuvres de Nicolas Bouvier publié par Gallimard dans sa collection Quarto (mille quatre cent quarante pages et deux cent cinquante-deux documents) me coûte dix euros et Les exploits d’un jeune Don Juan de Guillaume Apollinaire, dans l’édition qu’en fit Jean-Jacques Pauvert en mil neuf cent quatre-vingt-cinq, un seul.
Chez Emmaüs, on solde avant l’heure. Tous les livres sont à un euro. Hélas, il n’y a que des rossignols (si l’on peut dire).
Beaucoup de restaurants sont fermés, dont le Péhemmu chinois. J’atterris aux Mousquetaires, rue Saint-Antoine, qui a le mérite de proposer un menu à treize euros cinquante. Je commande un quart de vin italien à six euros puis choisis le filet de harengs suivi de l’épaule d’agneau purée de pommes terre. Cette viande est fort rustique. Je la mâchonne assis à une table surélevée qui me permet de voir qui passe sur le trottoir. Une famille italienne me tient compagnie dont je ne comprends pas le langage. Comme dessert, c'est une crème brûlée au café.
Je prends le bus Vingt dans l’autre sens et en descends à Opéra. Où prendre un café ? Les Ducs fermé, le Royal Bourse Opéra fermé, j’opte pour La Bombe, face à la sortie du métro Quatre-Septembre près de laquelle j’ai donné rendez-vous à quinze heures à une certaine Cécile dont je ne sais rien sinon qu’elle s’intéresse au féminisme à en juger par les deux livres qu’elle m’a achetés.
A l’heure dite, je me poste entre les bancs de la placette dans le froid soleil. Elle arrive aussitôt, sans doute étudiante. Notre échange est purement commercial.
Il y a foule dans le deuxième Book-Off, conséquence des vacances qui l’encombre de néophytes. J’y trouve peu.
Pour avoir un billet de train à neuf euros, j’ai avancé mon retour en réservant une place dans le seize heures quarante-huit. Las, la voix masculine de Saint-Lazare annonce puis répète qu’elle doit « retenir son affichage ». La raison, finit-on par savoir, est qu’il « sera mis à quai tardivement ».
Parti avec trente minutes de retard, ce Corail heureusement chauffé me fait arriver à Rouen pas plus tôt que les mercredis précédents.
27 décembre 2018
Météo France ayant prévu le soleil après la pluie et voulant fuir la dernière journée de commerce rouennais d’avant Noël, je prends ce lundi matin le chemin de la gare. Arrivé sur place, je veux retirer à l’automate mon billet acheté la veille via Internet et ne le peux. Une guichetière m’explique que c’est impossible et que c’était écrit. Je l’ai lu en effet mais comme je peux chaque semaine retirer en gare mon billet pour Paris, cela m’a incité à ne pas tenir compte de l’avertissement. C’est un Téheuherre, me dit-elle, c’est pourquoi on ne peut pas. La peste soit de la régionalisation ! Je dois racheter un billet à demi-tarif auquel me donne droit ma carte de vieux, dite Senior Plus. Cela a pour effet de me faire voyager à plein tarif.
Ce train régional part à neuf heures quatorze et arrive à Dieppe sous un ciel gris deux minutes avant dix heures. L’un des voyageurs, venu de Paris, s’épanche auprès de celui venu le chercher :
-Tu sais pas ce qui m’est arrivé ? J’ai acheté mon billet à la machine. C’était pour le train suivant. Y en avait deux à peu près à la même heure. Je suis pas monté dans le bon. Cinquante euros d’amende.
Voilà qui relativise ma propre perte.
J’achève de m’en consoler au Tout Va Bien où l’on est d’humeur joyeuse. Un des serveurs a enfilé le costume du Père Noël et distribue des bonbons à tous les moutards passant sur le quai. L’établissement a installé une extension temporaire de terrasse en forme de téléphérique, trois cabines rouges avec une table à l’intérieur, en face de la ridiculement petite patinoire municipale. L’ambiance musicale est de saison, des noëls américains. Pas loin de la table où je lis Rien où poser sa tête de Françoise Frenkel s’installent deux très vieilles.
-Couchée neuf heures, réveillée trois heures, dit l’une à l’autre. Y avait du bruit dans la rue. Je me suis dit : si ça continue, je vais me lever.
-Un franc soixante le café, remarque l’autre sans être corrigé par son amie.
Celle-ci travaillait dans un bar quand elle était toute jeune. Un jour de Noël, un client lui avait dit « Vous savez ce qu’on fait cette nuit : on met Jésus dans la crèche. » « Ça, c’est pour les gens mariés », lui avait-elle répondu.
Le téléphone sonne :
-C’est soixante-neuf euros par personne pour le réveillon du jour de l’an, hors consommation. Non, pas de menu enfant. Il ne reste qu’une table de quatre. Tenez-nous au courant vraiment vite.
Celle qui je pense est la patronne arrive de courses :
-Je viens de Monoprix. J’ai acheté un rouleau de papier cadeau. Trois euros. C’est cher. Heureusement, il m’en reste un autre, un moche. Les gamins que j’aime bien, je vais leur mettre le beau. Les gamins que j’aime pas, je leur mettrai le papier pourri.
-Et vous ouvrez demain ? demande un habitué.
-Vous, vous allez finir dans le port.
Le soleil n’est toujours pas là quand je longe ce port à la recherche d’un restaurant ouvert, mais il fait doux et c’est marée haute, de quoi bien voir les bateaux. Le Sully a le mérite de proposer un menu à treize euros cinquante. J’y prends place à une table donnant sur le port. La serveuse et le serveur sont habillés comme on l’était pour ce travail il y a quarante ans. La déco de Noël est surabondante. Côté bande son, c’est Starmania en boucle. Je choisis les bulots à l’ail puis la dorade grillée avec pommes vapeur et prends un quart de vin blanc à six euros. A ma droite s’installent un couple de quinquagénaires et leur fils trentenaire. C’est ce dernier qui choisit le vin. « Notre œnologue préféré », explique sa mère au serveur (elle n’a pas droit au gluten).
Au milieu du repas se présente un immense navire vert à quatre cylindres dressés vers le ciel transportant des pales d’éolienne. Le pont tournant lui permet d’entrer dans le port en frôlant une maison qui n’arrive qu’à la moitié de sa hauteur. C’est le E-Ship One de la société allemande Enercon, sur sa coque « Energy for the World ».
La « pâtisserie du jour » est une salade de fruits et c’est le meilleur moment du repas.
Quand je règle l’addition, le monde est stone encore une fois. Je suis la promenade de la plage, quasi déserte, jusqu’au bout. Côté mer, le ciel est bleu mais le soleil est de l’autre côté, caché par les nuages. Quelques jolies filles nagent dans la piscine à ciel ouvert.
De retour en ville, je trouve place à ma table préférée au Café des Tribunaux qui sert de cantine à la bourgeoisie locale. Après mon café, je poursuis la lecture de Rien où poser sa tête. A ma droite, deux quinquagénaires bien mis sont rejoints par leur fille vingtenaire et son copain qui fait connaissance. A un moment, sans que je comprenne pourquoi, le ton monte entre le père et la fille. Celui-ci se lève excédé et se dirige vers la porte.
-Bon aprèm, lui lance sa descendante.
-Il est comme ça, dit la mère au peut-être futur gendre.
Je rentre par le train de seize heures. Comme chaque année, ma nuit de Noël est animée par les carillonnages de la Cathédrale où certains célèbrent la naissance du nommé Jésus. S’y ajoutent les hurlements d’Aboyus venu revoir sa Normandie pour les fêtes.
*
Cette mésaventure du billet de train payé deux fois ne va pas faire baisser mon animosité envers Herve Morin, Duc de Normandie, Centriste de Droite et Gilet Jaune (comme pour Wauquiez, il y a des photos). En deux mille vingt, à sa demande, la Région s’occupera aussi des trains Rouen Paris. N’ayant ni imprimante, ni mobile, cela me promet bien du plaisir.
*
Les cylindres de l’E-Ship One sont des rotors Flettner à effet Magnus permettant d’utiliser le vent comme force motrice complémentaire à la motorisation conventionnelle, apprends-je au retour.
Ce train régional part à neuf heures quatorze et arrive à Dieppe sous un ciel gris deux minutes avant dix heures. L’un des voyageurs, venu de Paris, s’épanche auprès de celui venu le chercher :
-Tu sais pas ce qui m’est arrivé ? J’ai acheté mon billet à la machine. C’était pour le train suivant. Y en avait deux à peu près à la même heure. Je suis pas monté dans le bon. Cinquante euros d’amende.
Voilà qui relativise ma propre perte.
J’achève de m’en consoler au Tout Va Bien où l’on est d’humeur joyeuse. Un des serveurs a enfilé le costume du Père Noël et distribue des bonbons à tous les moutards passant sur le quai. L’établissement a installé une extension temporaire de terrasse en forme de téléphérique, trois cabines rouges avec une table à l’intérieur, en face de la ridiculement petite patinoire municipale. L’ambiance musicale est de saison, des noëls américains. Pas loin de la table où je lis Rien où poser sa tête de Françoise Frenkel s’installent deux très vieilles.
-Couchée neuf heures, réveillée trois heures, dit l’une à l’autre. Y avait du bruit dans la rue. Je me suis dit : si ça continue, je vais me lever.
-Un franc soixante le café, remarque l’autre sans être corrigé par son amie.
Celle-ci travaillait dans un bar quand elle était toute jeune. Un jour de Noël, un client lui avait dit « Vous savez ce qu’on fait cette nuit : on met Jésus dans la crèche. » « Ça, c’est pour les gens mariés », lui avait-elle répondu.
Le téléphone sonne :
-C’est soixante-neuf euros par personne pour le réveillon du jour de l’an, hors consommation. Non, pas de menu enfant. Il ne reste qu’une table de quatre. Tenez-nous au courant vraiment vite.
Celle qui je pense est la patronne arrive de courses :
-Je viens de Monoprix. J’ai acheté un rouleau de papier cadeau. Trois euros. C’est cher. Heureusement, il m’en reste un autre, un moche. Les gamins que j’aime bien, je vais leur mettre le beau. Les gamins que j’aime pas, je leur mettrai le papier pourri.
-Et vous ouvrez demain ? demande un habitué.
-Vous, vous allez finir dans le port.
Le soleil n’est toujours pas là quand je longe ce port à la recherche d’un restaurant ouvert, mais il fait doux et c’est marée haute, de quoi bien voir les bateaux. Le Sully a le mérite de proposer un menu à treize euros cinquante. J’y prends place à une table donnant sur le port. La serveuse et le serveur sont habillés comme on l’était pour ce travail il y a quarante ans. La déco de Noël est surabondante. Côté bande son, c’est Starmania en boucle. Je choisis les bulots à l’ail puis la dorade grillée avec pommes vapeur et prends un quart de vin blanc à six euros. A ma droite s’installent un couple de quinquagénaires et leur fils trentenaire. C’est ce dernier qui choisit le vin. « Notre œnologue préféré », explique sa mère au serveur (elle n’a pas droit au gluten).
Au milieu du repas se présente un immense navire vert à quatre cylindres dressés vers le ciel transportant des pales d’éolienne. Le pont tournant lui permet d’entrer dans le port en frôlant une maison qui n’arrive qu’à la moitié de sa hauteur. C’est le E-Ship One de la société allemande Enercon, sur sa coque « Energy for the World ».
La « pâtisserie du jour » est une salade de fruits et c’est le meilleur moment du repas.
Quand je règle l’addition, le monde est stone encore une fois. Je suis la promenade de la plage, quasi déserte, jusqu’au bout. Côté mer, le ciel est bleu mais le soleil est de l’autre côté, caché par les nuages. Quelques jolies filles nagent dans la piscine à ciel ouvert.
De retour en ville, je trouve place à ma table préférée au Café des Tribunaux qui sert de cantine à la bourgeoisie locale. Après mon café, je poursuis la lecture de Rien où poser sa tête. A ma droite, deux quinquagénaires bien mis sont rejoints par leur fille vingtenaire et son copain qui fait connaissance. A un moment, sans que je comprenne pourquoi, le ton monte entre le père et la fille. Celui-ci se lève excédé et se dirige vers la porte.
-Bon aprèm, lui lance sa descendante.
-Il est comme ça, dit la mère au peut-être futur gendre.
Je rentre par le train de seize heures. Comme chaque année, ma nuit de Noël est animée par les carillonnages de la Cathédrale où certains célèbrent la naissance du nommé Jésus. S’y ajoutent les hurlements d’Aboyus venu revoir sa Normandie pour les fêtes.
*
Cette mésaventure du billet de train payé deux fois ne va pas faire baisser mon animosité envers Herve Morin, Duc de Normandie, Centriste de Droite et Gilet Jaune (comme pour Wauquiez, il y a des photos). En deux mille vingt, à sa demande, la Région s’occupera aussi des trains Rouen Paris. N’ayant ni imprimante, ni mobile, cela me promet bien du plaisir.
*
Les cylindres de l’E-Ship One sont des rotors Flettner à effet Magnus permettant d’utiliser le vent comme force motrice complémentaire à la motorisation conventionnelle, apprends-je au retour.
25 décembre 2018
Ce vingt-trois décembre paraît sur 76actu un article de Julien Bouteiller titré Ce Rouennais, inventeur d’un moteur à eau et alcool, contraint de s’exiler au Brésil. J’ai connu celui dont il est question, Jean Chambrin, pour une raison qui n’a rien à voir avec la mécanique, c’était l’amant de ma grand-tante Marthe.
Celle que dans la famille nous appelions la tante Marthe habitait à Rouen, rue Beauvoisine. Elle était la sœur cadette de ma grand-mère Eugénie, femme de mon grand-père Jules. Cartomancienne et radiesthésiste (je me souviens qu’elle craignait d’être poursuivie pour exercice illégal de la médecine), elle n’était pas très bien vue par mes grands-parents et par mon père, des catholiques de première. Cependant, au temps de ma petite enfance, ils ne dédaignaient pas recourir à ses services. J’ai un très vague souvenir de ma présence chez elle avec sur la table une de mes photos et au-dessus un pendule qui va et vient. Plus tard, la critique l’emporta.
Dans la maison du huit bis route de Pacy à Louviers, mes grands-parents occupaient le rez-de-chaussée et mes parents et leurs quatre enfants vivaient à l’étage. Quand la tante Marthe (assez rarement) venait voir sa sœur, elle montait dire bonjour avant de repartir. Elle était accompagnée de son amant du moment (cette succession d’hommes était une autre raison de la critiquer). C’est ainsi que, vers la fin des années soixante ou au tout début des années soixante-dix, avant que je quitte la maison, j’ai rencontré deux ou trois fois celui que dans la famille on appelait Monsieur Chambrin. Il nous parlait un peu de son moteur à eau. Quand ils évoquaient entre eux cette invention, mes parents et mes grands-parents n’y croyaient guère, et moi pareillement.
*
La tante Marthe ne s’intéressait pas à nous les enfants. Jamais elle ne nous apportait de cadeau, pas même un paquet de bonbons. Nos échanges se résumaient à un bonjour et un au revoir. Néanmoins, ma sœur, devenue adulte et davantage douée pour les relations familiales que moi, a parfois été invitée dans une maison dont elle était propriétaire à Martot dans l’Eure.
*
Un autre des amants de la tante Marthe m’a marqué. C’était bien avant Monsieur Chambrin. Mes deux frères, ma soeur et moi étions très jeunes. Ce jour-là elle a monté l’escalier et est entrée suivie d’un Africain. De peur, nous prîmes la fuite en criant « un négro un négro ». Comme je suis l’aîné, je crains que ce soit moi qui aie crié le premier. Ce n’est pas sans honte que je raconte cela. J’imagine ce qu’il a ressenti.
Nous n’avions jamais vu un homme à la peau noire ailleurs que dans des livres. Ma mère nous a grondés et lui a demandé de nous excuser.
D’où me venait ce mot de négro ? Pas de mes parents. De la cour de recréation, je suppose.
A Louviers, pendant les dix-sept années où je fus élève de l’enseignement public entre mil neuf cent cinquante-quatre et mil neuf cent soixante et onze, jamais je n’ai côtoyé un(e) élève noir(e).
Celle que dans la famille nous appelions la tante Marthe habitait à Rouen, rue Beauvoisine. Elle était la sœur cadette de ma grand-mère Eugénie, femme de mon grand-père Jules. Cartomancienne et radiesthésiste (je me souviens qu’elle craignait d’être poursuivie pour exercice illégal de la médecine), elle n’était pas très bien vue par mes grands-parents et par mon père, des catholiques de première. Cependant, au temps de ma petite enfance, ils ne dédaignaient pas recourir à ses services. J’ai un très vague souvenir de ma présence chez elle avec sur la table une de mes photos et au-dessus un pendule qui va et vient. Plus tard, la critique l’emporta.
Dans la maison du huit bis route de Pacy à Louviers, mes grands-parents occupaient le rez-de-chaussée et mes parents et leurs quatre enfants vivaient à l’étage. Quand la tante Marthe (assez rarement) venait voir sa sœur, elle montait dire bonjour avant de repartir. Elle était accompagnée de son amant du moment (cette succession d’hommes était une autre raison de la critiquer). C’est ainsi que, vers la fin des années soixante ou au tout début des années soixante-dix, avant que je quitte la maison, j’ai rencontré deux ou trois fois celui que dans la famille on appelait Monsieur Chambrin. Il nous parlait un peu de son moteur à eau. Quand ils évoquaient entre eux cette invention, mes parents et mes grands-parents n’y croyaient guère, et moi pareillement.
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La tante Marthe ne s’intéressait pas à nous les enfants. Jamais elle ne nous apportait de cadeau, pas même un paquet de bonbons. Nos échanges se résumaient à un bonjour et un au revoir. Néanmoins, ma sœur, devenue adulte et davantage douée pour les relations familiales que moi, a parfois été invitée dans une maison dont elle était propriétaire à Martot dans l’Eure.
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Un autre des amants de la tante Marthe m’a marqué. C’était bien avant Monsieur Chambrin. Mes deux frères, ma soeur et moi étions très jeunes. Ce jour-là elle a monté l’escalier et est entrée suivie d’un Africain. De peur, nous prîmes la fuite en criant « un négro un négro ». Comme je suis l’aîné, je crains que ce soit moi qui aie crié le premier. Ce n’est pas sans honte que je raconte cela. J’imagine ce qu’il a ressenti.
Nous n’avions jamais vu un homme à la peau noire ailleurs que dans des livres. Ma mère nous a grondés et lui a demandé de nous excuser.
D’où me venait ce mot de négro ? Pas de mes parents. De la cour de recréation, je suppose.
A Louviers, pendant les dix-sept années où je fus élève de l’enseignement public entre mil neuf cent cinquante-quatre et mil neuf cent soixante et onze, jamais je n’ai côtoyé un(e) élève noir(e).
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