Le Journal de Michel Perdrial

Le Journal de Michel Perdrial




Loïc Boyer
Je suis l’auteur de textes courts qui furent publiés depuis mil neuf cent quatre-vingt-quinze dans des revues littéraires en France (Supérieur Inconnu, Supplément d’Ame, Nouvelle Donne, Le Bord de l’Eau, Pris de Peur, l’Art du Bref, Sol’Air, Gros Textes, Salmigondis, Verso, Décharge, Bulle, Filigranes, Diérèse, Martobre, Comme ça et Autrement, (Cahier d’) Ecritures, La Nef des Fous), en Belgique (Traversées, Ecrits Vains, L’Arbre à Plumes, Inédit Nouveau, Bleu d’Encre), au Canada (Les Saisons Littéraires) et en Italie (Les Cahiers du Ru).
Les courageuses Editions du Chardon ont publié en mil neuf cent quatre-vingt-dix-neuf Erotica, un recueil de vingt-huit de ces textes, illustré par Isabelle Pio et Antoine Lopez et préfacé par Sarane Alexandrian, toujours disponible auprès de moi.
Je suis également l’auteur d’une pièce de théâtre et de plusieurs romans ou récits à ce jour inédits.
Depuis le onze novembre deux mille six, je publie mon Journal via Internet, un temps sous-titré Persiflages, moquages et autres énervages mâtinés de complimentages et de contentages. Sa première partie est lisible chez Eklablog, la deuxième ici.
Je vis au centre de Rouen dans un ancien monastère où autrefois les Sœurs de la Miséricorde se vouaient à l’éducation des jeunes filles.







Rss

25 juillet 2019


« Votre train pourrait être impacté par les conditions météorologiques. Pour votre bien-être à bord et en raison des fortes chaleurs, nous vous invitons à vous munir d’une bouteille d’eau. Si vous souhaitez reprogrammer votre voyage ou obtenir son remboursement, sans frais, nous vous invitons à vous rendre en ligne. », m’écrit mardi soir la Senecefe.
Bien qu’il m’en coûte de renoncer à passer un moment avec celle que je devais retrouver ce mercredi à treize heures sous Beaumarchais, je donne suite à cette proposition, la perspective d’une journée à suer dans la capitale, où il fait deux degrés de plus qu’à Rouen, et d’un retour dans la bétaillère dont on ne peut plus baisser les vitres ne m’enchantant pas.
Cette fois, inutile d’aller à Dieppe. Il y fait si chaud que le pont métallique tournant Colbert est dilaté et reste par prudence en position ouverte afin de permettre le passage des navires. Pour rejoindre le Mieux Ici Qu’En Face, il me faudrait faire un détour au-dessus de mes forces.
Plus qu’à rester à Rouen où je ne sors que le matin pour assurer ma subsistance puis à midi pour lire au Son du Cor. Hier, assis à l’une des trois seules tables disponibles le long de la façade donnant sur le terrain de pétanque depuis qu’y ont été installés les perchoirs publicitaires pour les oies, j’ai dû subir la proximité d’un autre lecteur dont même le bruit de la respiration m’exaspère. Un porteur de djine bleu et de chaussures de sport en plastique qui une fois m’a interpellé bruyamment pour me parler de Sylvain Tesson. Il m’avait vu lors de la venue de celui à L’Armitière et/ou avait lu mon texte à ce propos. Je déteste le manque de discrétion. Ce jour-là je l’ai envoyé bouler, mais je ne peux l’empêcher de s’asseoir à côté de moi.
Ce mercredi midi, pour y échapper, je m’installe côté rue et je fais bien car il arrive peu après et s’assoit à la même table qu’hier où il lit Dostoïevski de manière ostentatoire. Une jeune femme lit également à une table rapidement rattrapée par le soleil. Elle déménage et vient s’installer à la table voisine de la mienne, du côté opposé. Désormais, en lisant, j’ai trois plans sous les yeux : la page du Journal de Matzneff, mon bras nu et sa cuisse nue.
Cette lectrice ne se soucie pas davantage de moi que si j’étais une chaise ou une table. Aussi avant qu’elle ne parte n’ai-je pas l’occasion de lui demander si elle a choisi le livre qu’elle lit dans l’espoir d’avoir moins chaud, un policier signé Fred Vargas, Temps glaciaire.
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Symptomatique et consternant, ce déchaînement de haine, ce torrent d’insultes, contre Greta Thunberg, âgée de seize ans mais en paraissant bien moins et fragilisée par un syndrome d’Asperger. Il est surtout le fait d’hommes d’un certain âge qui font une fixette sur elle, la plupart de Droite. L’un de ma connaissance n’hésitant pas à user d’arguments du genre « Ça rappelle les enfants endoctrinés de l’Union Soviétique » ou bien « Et dire que pendant ce temps-là dans certains pays des filles aimeraient bien pouvoir aller à l’école »,  puis à appeler en renfort un texte odieux signé Michel Onfray. Or, que dit cette jeune personne à ceux qui ont le pouvoir ? « Notre maison brûle et vous regardez ailleurs. » Rien d’autre que ce qu’a dit Chirac, cet ancien Président de Droite, en deux mille deux à Johannesburg, en s’incluant parmi les responsables indifférents.
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Une autre fille en avance sur son âge, dont le sort fut tragique, Anne Frank, de laquelle je viens de relire au lit le Journal, écrit entre treize et quinze ans, dans la version non expurgée par son père qui en avait caviardé les propos sur sa sexualité et ses critiques sur sa famille. Extrait :
Ainsi la radio est déjà allumée à huit heures du matin (sinon neuf) et on l’écoute toutes les heures jusqu’à neuf heures, dix heures ou parfois même onze heures du soir. Voilà la plus belle preuve que les adultes ont de la patience et un cerveau difficile à atteindre… (lundi vingt-sept mars mil neuf cent quarante-quatre)
 

24 juillet 2019


Dimanche midi, en terrasse au Son du Cor, je lis La Jeune Moabite (Journal 2013-2016) de Gabriel Matzneff qu’a publié Gallimard. A plusieurs reprises, l’auteur évoque les jeûnes qu’il s’impose pour rester ultramince (une de ses obsessions), pensant par ailleurs qu’ils ont aussi pour vertu de contenir son cancer de la prostate. A force de lire le mot jeûne me revient en mémoire un livre orange sur le sujet que j’ai eu en ma possession il y a fort longtemps. Je retrouve le nom de l’auteur : Shelton. Surgissent alors successivement dans mon esprit Nature et Vie, Kervénanec et Désiré Mérien.
Au début des années soixante-dix, j’étais abonné à toutes les revues écologistes de France. Parmi celles-ci : Nature et Vie rédigée par un certain Désiré Mérien résidant à Kervénanec près de Lorient. Etant de passage dans cette ville pour le Festival Interceltique qui avait alors lieu pendant les vacances de Pâques (j’y vis les sœurs Goadec), il me vint l’idée de rendre visite à Désiré Mérien au lieu-dit Kervénanec dans ce que j’imaginais être un beau bâtiment de pierre brune niché dans la campagne bretonne.
Point du tout, je découvris que Kervénanec était une banlieue de Lorient composée d’une succession d’immeubles de style cages à lapins jouxtés de banals pavillons. Désiré Mérien habitait l’un de ces derniers. C’est sa femme qui répondit à mon coup de sonnette. Elle me dit que son mari faisait la sieste et qu’il n’était pas question de le déranger. Que je repasse à telle heure.
Ce que je fis. Un presque quadragénaire barbu m’ouvrit la porte. Il me semble qu’il me raconta que grâce au jeûne il avait guéri d’un cancer et me vanta si bien les écrits de Shelton que je lui achetais les deux livres orange de cet hygiéniste américain. Que je n’ai jamais lus et dont j’ai fini par me débarrasser.
Vers quatorze heures, je quitte le Son du Cor et décide d’aller voir si oui ou non le Sacre est ouvert ce dimanche (on ne peut jamais savoir avec la bande de fêtards qui tiennent ce bar). En chemin, je fais un crochet par la boîte à livres du square Saint-Pierre-du-Châtel et y trouve les deux livres orange d’Herbert M. Shelton Le jeûne et Les combinaisons alimentaires et votre santé (tous deux édités par Le Courrier du Livre) ainsi qu’un livre vert publié en mil neuf cent quatre-vingt-deux aux Editions Dangles Les clefs de la nutrition de Désiré Mérien.
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Une recherche sur Internet m’apprend que Désiré Mérien a ensuite déménagé à Ploemeur. Toujours barbu, il y poursuit son prosélytisme.
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Gabriel Matzneff étant désormais ami avec Emmanuel Pierrat, rien ne dépasse dans son Journal des années deux mille treize deux mille seize.
 

23 juillet 2019


Il est un peu plus de dix heures lorsque ce dimanche matin, muni d’un plan parsemé de points d’exclamation rouges signalant les endroits où sont installés les dix chefs-d’œuvre que dans sa grande générosité François Pinault prête pour un an au Musée des Beaux-Arts de Rouen, je pars à leur découverte au sein de la collection permanente, ce qui me permet au passage de revoir mes œuvres favorites et Le Christ à la colonne du Caravage tout juste rentré de Naples.
C’est d’abord Cry de Gilbert et George dont la référence explicite à Munch dit tout (j’apprends au passage les patronymes du duo : Prousch pour Gilbert et Passmore pour George) puis dans le désordre : Dark Soul de Damien Hirst dont le papillon « évoque la libération de l’âme humaine après l’existence terrestre », Three Charred Crosses de David Nash qui dialogue avec Le Christ en croix du dix-septième siècle d’Adrien Sacquespée, Phylogenetic fantasy de Toby Ziegler composé d’images glanées sur Internet et transformées à l’aide d’un logiciel, Uncle of the Garden de Lynette Yiadom-Boakye triple portrait d’homme fictif à la peau noire, Re-Enactment Society, Group series n°5 de Jonathan Wateridge relecture ironique de la peinture militaire, The Bigger Picture Emerges (Geno-Pheno Painting) de Keith Tyson inventeur de l’Art Machine, un outil programmé pour générer de façon aléatoire des idées qui alimentent sa création, 1989 de Nigel Cooke auteur d’une thèse sur la mort de la peinture, Battle II de Thomas Houssago sculpture hybride dans laquelle un crâne apparaît au milieu d’une bouteille, enfin Pietà (The Empire Never Ended) de Paul Fryer installation on ne peut plus réaliste qui met en scène le Christ mort sur une chaise électrique, la seule des dix œuvres dont je me souviendrai peut-être.
Parallèlement à cette itinérance d’œuvre anglo-saxonne en œuvre anglo-saxonne, je vais de surveillant(e) en surveillant(e), lesquel(le)s n’ont que moi à surveiller. Un bonjour pour chaque et une attention particulière pour une charmante ancienne beauzarteuse que je croisais autrefois rue Saint-Romain quand l’Ecole était dans l’aître Saint-Maclou ainsi que pour une très jolie jeune fille à la peau noire. D’ailleurs, me dis-je, on pourrait ne venir dans ce Musée que pour visiter ceux, et surtout celles, qui gardent les lieux, sans se soucier le moins du monde de ce qui est exposé.
Quand même, je m’attarde près de la Bacchante de Jean-Jacques Pradier, dit James Pradier, sculpture à la nudité si tentante. Celle que j’espère voir mercredi à Paris ne pouvait s’empêcher de la caresser clandestinement à chaque fois que nous venions ici.
Avant de quitter les lieux, je rends au jeune homme de l’accueil le plan m’ayant permis de ne rater aucune des dix œuvres So British ! que je ne qualifierais pas toutes de chefs-d’œuvre et lui demande pourquoi, dans la salle des Vélasquez, les œuvres offertes au Musée par Bernard Ollier ne sont pas accompagnées d’un cartel explicatif à son nom. Il ne sait pas. « On nous demande souvent ce que c’est, en plus », me dit-il. Il me suggère de signaler ce manque par écrit, ce que je fais en me demandant ce que devient cet artiste qui, par l’intermédiaire de sa femme, m’avait invité, il y a maintenant un certain temps, au vernissage de son exposition parisienne au Musée des Arts Décoratifs.
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Le Musée des Beaux-Arts de Rouen présente également l’exposition localiste temporaire Braque Miró Calder Nelson « Varengeville, un atelier sur les falaises ». Braque ayant eu sa carte d’habitant du département, lui et ses invités peuvent être montrés à Rouen. Je n’ai pu bénéficier de la visite gratuite lors du vernissage car j’étais à Arcachon, et n’ai pas envie d’y mettre un kopeck.
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« La libération de l’âme humaine après l’existence terrestre », comment peut-on croire à une chose pareille ?
 

22 juillet 2019


Peut-être qu’un jour je raconterai dans quelle circonstance j’ai fait la connaissance de Lady Arlette il y a environ un an et demi. Ce n’était pas lors d’un de ses concerts. Je n’ai assisté à aucun jusqu’à ce jour, mais comme elle est au programme de cette troisième semaine des Terrasses du Jeudi rouennaises, et à cent mètres de chez moi, devant l’église Saint Maclou, à dix-neuf heures quinze, j’y vais voir, trouvant place derrière l’abri sous lequel est installée la technique.
Son rock à la française ne me déplaît pas, bien que côté textes je reste sur ma faim. J’ai un faible pour sa jolie bassiste et pour le jeune trompettiste dont je ne sais à le voir rougissant si c’est par timidité ou d’avoir soufflé. Le clarinettiste est également appréciable. Vers la fin, la Lady fait monter sur scène un complice à longs cheveux frisés que je croise souvent en ville et dont la performance vocale m’étonne. Elle est complétée par celle d’une autre complice, allant et venant parmi le public. Celui-ci est en partie constitué d’habitué(e)s des concerts de la Diva qui termine seule à la guitare en reprenant une chanson de Juliette, si je ne me trompe pas, laquelle évoque le triste sort des migrants.
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Auparavant ce jeudi de pluie persistante n’est point triste pour la raison qu’en matinée j’ose faire sonner le téléphone de la plus rohmérienne des Rouennaises afin de lui demander si elle a envie qu’on se voie avant son départ au Mexique avec frère et mari.
Rendez-vous pris au Sacre pour l’après-midi, je l’attends en lisant Oui sous le parasol transformé en parapluie.
Quand elle arrive, vers trois heures moins le quart, nous nous installons sous l’auvent, plus au calme et bien à l’abri, où nous devisons en buvant du chardonnay. Elle me parle notamment des deux écrivaines et de l’écrivain avec qui elle a rendez-vous à Mexico et avec qui elle s’entretiendra afin d’enrichir le contenu de son mémoire.
J’ai plaisir à passer du temps avec cette jeune personne qui, je le découvre, a certains goûts communs avec moi. Quand, après un deuxième verre, nous faisons chemin ensemble vers l’hypercentre, dix-sept heures sonnent au Palais de Justice. Nous nous quittons rue des Carmes, elle allant chez son frère et moi rentrant à la maison.
 

20 juillet 2019


Au moment où je le découvre, cet ancien abonné de première catégorie à l’Opéra de Rouen, où il bénéficiait d’un fauteuil à lui réservé situé en bout de rangée, ce qui lui permettait de se lever précipitamment à l’entracte pour être le premier au bar, a les yeux sur moi et doit se poser la même question que moi : « Qu’est-ce qu’il fait là ? » Pourvu qu’il ne vienne pas me voir, me dis-je. Heureusement non, il traverse le boulevard, regarde les horaires du bus Quatre-Vingt-Sept direction Invalides et s’assoit sur un banc pour attendre le prochain.
Il y a une dizaine d’années, j’avais fait sa connaissance sans l’avoir cherché. Après un concert, il m’avait rejoint alors que je rentrais chez moi, me demandant ce que j’en avais pensé. Cela s’était reproduit une deuxième fois, puis une troisième.
Quand, au vide grenier du quartier Augustins Molière, il m’avait abordé pour me dire d’une voix mielleuse « L’opéra, la brocante, on a les mêmes goûts tous les deux, c’est merveilleux», je n’avais plus eu de doute. « Nous ne sommes pas les seuls », lui avais-je répondu du ton le plus décourageant qui soit.
Peu de temps après, je croisais à nouveau, au Théâtre des Deux Rives, ce membre non enseignant de l’Education Nationale (que je n’ai vu dans une manifestation, porteur d’une jolie banderole rose, que le jour où il fut question de supprimer son service). Debout avant le début du spectacle, il discutait boulot avec celui assis devant moi, ce qui m’exaspéra au point que je le lui reprochais vertement. Cela eut pour avantage qu’il ne me dit plus jamais bonjour.
Le temps que je me remémore tout ça le bus arrive et plus personne sur le banc. Je reprends la lecture de Oui de Thomas Bernhard jusqu’au moment où je juge qu’il est l’heure d’aller voir ce qui m’attend au second Book-Off. Avant d’y entrer, je prends un autre café au Bistrot d’Edmond. On s’y plaint du manque de clientèle « Ils sont partis plus tôt cette année, l’an dernier il y avait la Coupe du Monde ». Un employé renverse les cendriers dans lesquels était triée la monnaie. C’est la première fois que je vois quelqu’un ramasser de l’argent avec un balai.
Je trouve peu à mettre dans mon panier, quand même Ma vie douce (Journal) d’Alina Reyes (Zulma). « Vous n’avez pas du Houellebecq ? » demande un homme. (Vous m’en mettrez deux tranches, pas trop épaisses, s’il vous plaît).
Le train de dix-sept heures vingt-trois étant supprimé l’été, j’ai choisi le dix-sept heures quarante-neuf pour rentrer. Mauvaise pioche, c’est la bétaillère. Dans la voiture où j’ai place, les vitres destinées à être baissées sont bloquées. Je ne peux même pas lire dans ce sauna ambulant.
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La nouvelle canicule n’est pas encore arrivée à Paris que déjà sortent par portes et fenêtres les trompes d’éléphant des climatiseurs.
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Conversation de commerciaux :
-C’est un vendeur. Oui c’est un vendeur de balais. T’achète ton balai sur le marché, tu rentres chez toi, ton balai il est cassé. Tu vas pas aller gueuler.
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Fille en bicyclette qui tient sa jupe de crainte que l’on voie.
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Chez Book-Off, conversation entre un moutard et son père divorcé :
-C’est facile à faire la crème chantilly.
-Faut un batteur?
-Oui.
-On n’en a pas (ton soulagé du géniteur).
 

19 juillet 2019


« Y a pas une salle d’attente ? » demande à son mari ce mercredi matin en gare de Rouen une dame qui part en vacances et n’a pas pris le train depuis longtemps. Ma salle d’attente personnelle est le banc du quai Deux d’où je sais que partira le train pour Paris quand sera parti celui pour Elbeuf Saint-Aubin. Face à moi une affiche publicitaire incite à visiter le jardin de Claude Monet à Giverny. Il y a un problème d’échelle entre le peintre en pied et les deux bancs verts dans l’allée derrière lui.
Dans le train de sept heures cinquante-neuf, l’un de mes voisins lit Le Canard Enchaîné dont le titre de une me fait marrer « Exclusif : François de Rugy justifie sa démission « Ça suffit, j’en ai crustacé ! » tandis qu’un autre tape comme un forcené sur le clavier de son ordinateur et qu’une s’esclaffe régulièrement devant l’écran de son smartphone. Nous allons à bonne vitesse jusqu’à ce que se produise un arrêt non prévu en gare de Vernon Giverny. Il est dû à un « problème de porte sur un train nous précédant ». Cela génère vingt minutes de retard. A l’approche de Paris, les inquiets pour la suite se lèvent et marchent vers l’avant en espérant que les quelques minutes gagnées suffiront.
Au comptoir du Café du Faubourg, je lis l’article consacré par le Parisien à la mort de Johnny Clegg d’un cancer du pancréas à soixante-six ans en me souvenant de son concert rouennais lors de l’Armada de deux mille trois, où j’étais avec celle qui me tenait alors la main.
Décidé à acheter peu de livres chez Book-Off, je vois ma résolution fondre face au rayon des livres de poche à un euro. Mon panier en contient bientôt plus qu’il n’est raisonnable, dont plusieurs Poésie/Gallimard : Choix de poèmes réunis par l’auteur de Paul Celan, Le condamné à mort de Jean Genet, Le ciel brûle de Marina Tsvétaîéva et Air de la solitude de Gustave Roud, ainsi que Cartes postales de Henry Jean-Marie Levet (La Petite Vermillon), Le Voyage à Nuremberg d’Hermann Hesse (Poche Biblio) et La longue route de sable de Pier Paolo Pasolini (Arléa-Poche).
Le poids de mon sac à dos, les douleurs dans mon pied gauche et mon genou droit et la chaleur qui monte me dissuadent d’aller jusqu’au Centre Pompidou comme j’en avais l’intention. Je m’arrête à la Bastille et renoue avec le restaurant Le Rempart que je ne fréquentais plus depuis son changement de direction. Face au spectacle de la rue Saint-Antoine, je déjeune d’un travers de porc à la texane, pommes sarladaises, suivi d’un creume-beule aux fruits rouges, cela accompagné d’un verre de vin du mois. La clientèle est rare. « Merde, ils sont tous partis en vacances », se lamente le restaurateur qui, lorsque je paie mes dix-sept euros, veut savoir si c’était bien. Je réponds oui sans préciser que c’était mieux avant.
Pour le café je choisis parmi les terrasses du Week-End celle donnant sur le boulevard Henri le Quatrième. J’y relis Oui, acheté tout à l’heure à l’intention des amis de Stockholm qui n’ont jamais lu Thomas Bernhard, tout en écoutant la conversation des deux étudiantes assises devant moi «  Mais enfin je pensais, tu es marié, ta femme est assise en face de nous, t’as une fille qu’a mon âge, c’est chelou quand même. ». A un moment, levant les yeux, je vois arriver un que je connais, abonné à l’Opéra de Rouen.
 

18 juillet 2019


Pendant ma lecture de Lettres intimes d’Eugène Delacroix (L’Imaginaire/Gallimard), missives écrites dans sa jeunesse, adressées à des amis connus au lycée et à son frère Charles, j’ai prélevé ceci :
On trouve en province de certaines beautés qui ne manquent ni de tournure ni d’agréments de toute espèce. Il n’est pas rare d’y trouver au milieu de ces troupeaux de niaises prétentieuses qui y fourmillent, quelques caractères singuliers et saillants dans de jolis petits corps. A Félix Guillemardet, Paris, le premier décembre mil huit cent vingt-trois
Il y avait quinze ans à peu près que j’y étais venu. Juge de mon étonnement d’y trouver tout si peu changé qu’il pouvait me sembler que je ne l’avais pas quitté un instant. C’est une chose incroyable ou qui l’était pour moi jusqu’à ce jour ; c’est combien les choses changent peu et combien nous autres nous changeons. Si j’ai tout trouvé à la même place et avec la même figure, en revanche n’ai-je pas été reconnu par un seul des individus qui m’y avaient vu autrefois. Quelques-uns de ceux qui y étaient alors sont furieusement changés, car ils sont morts… A Félix Guillemardet, Valmont (où il passa ses vacances à quinze ans chez son cousin propriétaire de l’abbaye), le deux novembre mil huit cent vingt-neuf
Au reste, bien que tout aille de travers, nous n’avons pas le droit de crier plus haut que tous les humains qui nous ont précédés. De tout temps, on a dit que cela allait mal, que le monde touchait à sa fin et que tout était épuisé. Nos neveux sont encore destinés à nous trouver plus heureux qu’eux. A Félix Guillemardet, Paris, le quinze février mil huit cent trente et un
Encore ce matin en me levant, je me disais : où est le bon temps, celui où j’étais malheureux. A Charles Soulier, Paris, mil huit cent vingt-neuf
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De tout temps, on a dit que cela allait mal, que le monde touchait à sa fin et que tout était épuisé. Delacroix a trente-deux ans lorsqu’il écrit cela au début du dix-neuvième siècle. Les temps et le temps ont changé depuis.
 

16 juillet 2019


En lisant Le Monde d’hier (Souvenirs d’un européen) de Stefan Zweig, édité chez Belfond en mil neuf cent quatre-vingt-treize dans une nouvelle traduction de Serge Niémetz,  un ouvrage initialement paru en mil neuf cent quarante-quatre chez Bermann-Fisher Verlag AB à Stockholm, dans lequel l’écrivain fit le bilan de sa vie avant de se suicider en entraînant sa femme avec lui le vingt-deux février mil neuf cent quarante-deux, je découvre qu’il passa par Rouen peu avant le déclenchement de ce que l’on appellera la Grande Guerre :
Durant ces derniers jours, j’accompagnai Verhaeren à Rouen, où il devait donner une conférence. Dans la nuit, nous nous tînmes devant la cathédrale, dont les flèches brillaient d’une lueur magique à la clarté de la lune. De telles merveilles de douceur appartiennent-elles encore à une « patrie », ne nous appartiennent-elles pas à nous tous ? A la gare de Rouen, à l’endroit même où, deux ans plus tard, une de ces machines qu’il avait chantées allait le déchirer, nous prîmes congé. Il m’embrassa : « Au 1er août, chez moi, au Caillou qui bique. » Je le lui promis : chaque année, je lui rendais visite dans sa maison de campagne pour traduire avec lui, la main dans la main, ses derniers vers. Pourquoi pas cette année aussi ? Sans éprouver aucune appréhension, je pris congé de mes autres amis, je pris congé de Paris, un congé insouciant, nullement sentimental, comme lorsqu’on quitte sa propre maison pour quelques semaines. Mes plans pour les mois suivants étaient bien tracés. (…) Tout se présentait uni et clair à mes yeux en cette trente-deuxième année de ma vie ; le monde s’offrait à moi beau et chargé de sens comme un fruit délicieux dans cet été rayonnant. Et je l’aimais pour son présent et pour son avenir encore plus beau.
Alors, le 28 juin 1914, retentit à Sarajevo ce coup de feu qui, en une seconde, fit voler en mille éclats, comme un vase de terre creux, ce monde de la sécurité et de la raison créatrice dans lequel nous avions été élevés, dans lequel nous avions grandi, et où nous nous sentions chez nous.
 

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