Le Journal de Michel Perdrial

Le Journal de Michel Perdrial




Loïc Boyer
Je suis l’auteur de textes courts qui furent publiés depuis mil neuf cent quatre-vingt-quinze dans des revues littéraires en France (Supérieur Inconnu, Supplément d’Ame, Nouvelle Donne, Le Bord de l’Eau, Pris de Peur, l’Art du Bref, Sol’Air, Gros Textes, Salmigondis, Verso, Décharge, Bulle, Filigranes, Diérèse, Martobre, Comme ça et Autrement, (Cahier d’) Ecritures, La Nef des Fous), en Belgique (Traversées, Ecrits Vains, L’Arbre à Plumes, Inédit Nouveau, Bleu d’Encre), au Canada (Les Saisons Littéraires) et en Italie (Les Cahiers du Ru).
Les courageuses Editions du Chardon ont publié en mil neuf cent quatre-vingt-dix-neuf Erotica, un recueil de vingt-huit de ces textes, illustré par Isabelle Pio et Antoine Lopez et préfacé par Sarane Alexandrian, toujours disponible auprès de moi.
Je suis également l’auteur d’une pièce de théâtre et de plusieurs romans ou récits à ce jour inédits.
Depuis le onze novembre deux mille six, je publie mon Journal via Internet, un temps sous-titré Persiflages, moquages et autres énervages mâtinés de complimentages et de contentages. Sa première partie est lisible chez Eklablog, la deuxième ici.
Je vis au centre de Rouen dans un ancien monastère où autrefois les Sœurs de la Miséricorde se vouaient à l’éducation des jeunes filles.







Rss

10 mai 2018


C’est aujourd’hui l’anniversaire de celle qui travaille non loin d’ici mais elle n’est pas disponible pour qu’on le fête ensemble. A midi je déjeune donc seul, d’un confit de canard au Péhemmu chinois Le Rallye, servi par la gentille serveuse qui porte un ticheurte «  the gentlewoman ». Elle libère une table dressée pour un sexagénaire et un trentenaire qui commandent un verre. Je comprends vite pourquoi. Ce sont des joueurs atteints d’addiction, deux comédiens qui boivent, se lèvent, jouent, perdent, se rassoient, recommencent, tout en évoquant leur boulot.
Précisément, c’est le plus vieux qui parle et l’autre acquiesce vaguement à ses assertions : « j’essaie de prendre des distances avec moi-même » « les sacrifices que j’ai faits, déjà les enfants que je n’ai pas eus »  « la jeunesse qui n’est plus là, l’urgence, le compte à rebours » « des rôles, j’en ai fait assez pour savoir que je peux être drôle »
-Tiens c’est moi qui sonne, comprend ce désenchanté alors que chacun dans la brasserie se demande d’où ça vient. Il décroche : « Oui, ma poupée. Cette semaine tu fais quoi. Ça va ? Moi moyen moyen. »
Quand j’en ai fini, ils en sont toujours à jeter leurs cachets dans les caisses de la Française des Jeux, de l’Etat et du Péhemmu chinois.
Le beau temps m’incite à rejoindre le port de l’Arsenal. J’y lis à l’ombre le Journal de l’Année de la Peste de Daniel Defoe dans l’édition Folio près de deux lycéennes et de deux lycéens qui leur ressemblent, toutes amateures de repas veggie et de soleil ardent mais au bout d’un quart d’heure, l’une ne tient plus, il faut qu’il aille s’acheter de la crème solaire.
Il fait une chaleur épuisante dans la bétaillère de dix-sept heures quarante-huit qui me ramène à Rouen. Heureusement, elle n’arrive qu’avec dix minutes de retard.
                                                             *
Devant moi dans le bus Vingt une femme d’origine africaine et sa neuf/dix ans. Cette dernière :
-Quand je serai adulte, j’achèterai une voiture de huit places et toi tu seras assise à côté de moi.
-Et ton père ?
-Derrière avec les enfants.
(Rire de la mère)
                                                            *
Dans le second Book-Off un livre à la couverture jaune de chez Grasset déclenche le mouvement de ma main vers lui puis mon œil m’éclaire sur mon erreur : Jean Octeau, et non pas Jean Cocteau.
A quand un Gustave Laubert ou un Marcel Roust ?
 

9 mai 2018


Ne pas croire qu’un lundi coincé entre deux jours fériés, il n’y a personne dans le train de sept heures vingt-cinq pour Paris. Il est complet comme d’habitude. A l’arrivée, je prends le bus Vingt face à La Maison du Sandwich où deux Témoins de Jéhovah petit-déjeunent avant d’aller mettre sous les yeux des passants un panneau où est écrit « Que nous réserve l’avenir ? », question on ne peut plus ouverte qui amènera de leur part une réponse fermée.
Peu avant Bastille, je constate que les vitrines des banques et de certains commerces du boulevard Beaumarchais sont encore protégées par des plaques de contreplaqué. Des révolutionnaires y ont peint leurs doléances. « Tu ferais mieux de chercher du boulot au lieu de foutre le bordel », a répondu sur l’une un contre-révolutionnaire.
Un serveur que je ne connais pas est en action au Café du Faubourg. Il a fort à faire avec les nombreux touristes avides de tartines beurrées. Cela me fait presque rater l’ouverture de Book-Off où m’attendait à ma grande joie le volume des Carnets d’André Blanchard consacré aux années mil neuf cent quatre-vingt-dix à quatre-vingt-douze. Il est intitulé Messe basse et fut publié chez le confidentiel éditeur Erti en quatre-vingt-quinze. Ce livre est scandaleusement rangé en « Témoignage » au lieu de « Littérature », mais c’est peut-être pour cela qu’il est encore là, quoique peu connaissent l’écrivain de Vesoul.
Moi-même, j’en dois la connaissance à l’ami d’Orléans, qui me l’a fait découvrir à l’époque où il était l’ami de Vesoul.
                                                             *
Le hasard étant ce qu’il est, je venais de me procurer gratuitement, avec le reliquat de mes Super Points Rakuten, l’ultime et posthume recueil d’André Blanchard, récemment paru au Dilettante sous le titre Un début loin de la vie. Il comprend les Carnets des années soixante-dix-huit à quatre-vingt-six, jamais publiés.
Un exemplaire sans code barre que m’a envoyé un critique littéraire qui l’avait reçu de l’éditeur avant parution. Il le garantissait « comme neuf » puisqu’il ne l’avait pas lu. Peut-être un adepte de Pierre Bayard.
 

8 mai 2018


Après être passé par la rue Saint-Romain, la place de la Cathédrale et la rue du Gros, toutes constellées des déchets de celles et ceux qui passent le samedi soir à manger et à boire dans les rues (les municipaux nettoieront ça avant l’arrivée des touristes), j’arrive encore une fois bien trop tôt ce dimanche au vide grenier rouennais du quartier Saint-Eloi.
J’y trouve à la terrasse d’un bar quelqu’un que je connais un peu, grande taille, chapeau et petite barbe pointue. Autrefois il est venu chez moi acheter des livres. Je ne le vois jamais dans ce genre de déballage. Nous échangeons quelques mots et je me rends compte qu’il n’entre pas dans la catégorie des matinaux mais dans celle des pas encore couchés après quelques excès nocturnes.
Peu d’exposants sont prêts et la fourrière n’en a pas encore terminé. Je vais de rue en rue et trouve quelques livres, ce qui m’amène à rester plus longtemps que je l’aurais cru.
-Encore là, c’est de l’obstination, me dit l’homme grand quand je le recroise.
-Pire que ça, de l’acharnement, lui réponds-je, et ça paie.
Je lui ouvre mon sac mais il n’a pas envie d’en voir plus. Il ne saura donc pas que je repars avec des ouvrages dont l’aspect pratique est la première qualité : Comment réussir à échouer de Paul Watzlawick publié au Seuil (auteur dont je possède déjà Faites vous-même votre malheur) et Comment parler des livres que l’on n’a pas lus ? de Pierre Bayard  publié par les Editions de Minuit (un livre qu’il conviendrait de ne pas lire).
                                                              *
L’occupation du bâtiment désaffecté du service fluvial par le collectif Surgissement n’aura pas duré longtemps. Un recours au Tribunal et hop évacuation par les Céhéresses ce vendredi quatre mai.
Les autorités, qui nous veulent toujours du bien, ont eu peur que le public n’y soit pas accueilli en toute sécurité.
                                                              *
On ne va pas se mentir, ça me saoule d’entendre de plus en plus de quidams employer cette expression, ou sa variante : On ne va pas se raconter d’histoires.
 

7 mai 2018


Le beau temps assuré, je me lève tôt ce samedi afin d’aller à Dieppe où dans le quartier du Pollet on vide les greniers, sans illusion cependant car je n’y trouve jamais rien. Il s’agit avant tout de passer la journée au bord de la mer.
Le train de six heures trente-huit part avec « environ quatorze minutes de retard ». J’y voyage en compagnie d’un duo de filles un peu saoules (elles n’ont pas dormi de la nuit) et d’un duo de garçons énervés (l’un donne des coups de poing dans son siège car il n’a pas le budget pour se payer un scouteur le mois prochain). Ces deux duos descendent au même arrêt, eux pas calmés mais elles apparemment dessoûlées par la proximité du logement familial.
A l’arrivée à Dieppe, il n’y a plus que cinq minutes de retard. Je file tout dret au Pollet. Le déballage est clairsemé dans les rues intérieures. C’est un peu mieux sur le quai. La faute, semble-t-il, au prix de six euros le mètre demandé par les organisateurs.
Deux locaux se désolent :
-Y a pas beaucoup de monde, paraît.
-Bah non, paremment.
Je fais deux fois le tour et me prépare à en partir bredouille quand, sur un tas de livres sans intérêt, je vois flotter une Pléiade. Il s’agit du volume trois des Œuvres poétiques de Victor Hugo. Je m’en empare et demande à l’homme à la parka rouge combien.
-Deux euros, me répond-il
Ça ne se discute pas. La voici mienne. De quoi rembourser le prix du voyage quand je la revendrai, me dis-je. Par le pont tournant Colbert exceptionnellement piétonnier, je rejoins le centre-ville. J’y prends un café verre d’eau au soleil sur le port à L’Escale. La clientèle matinale est surtout faite d’habitué(e)s. S’y ajoutent ce samedi une famille de touristes anglais à qui le patron explique que sur la plage c’est du sable mais les grains sont gros et deux lascars qui évoquent le souvenir d’un Bar du Centre où ils burent une bière à six heures du matin en sortant d’une garde à vue.
-Tu sais comment ça se passe à Val-de-Reuil, dit l’un d’eux, j’y suis allé une fois ça m’a suffi.
Il ne parle pas de la ville, mais de la prison, puis soudain se laisse aller à l’émotion :
-Tu te souviens du premier jour où je t’ai vu devant Brisout ?
Ainsi nomme-t-on à Rouen l’Hôtel de Police, sis rive gauche, rue Brisout-de-Barneville.
Je m’installe ensuite sur l’un des bancs de la dunette, sorte d’avancée au-dessus de l’eau du port, et y lis, ou plutôt relis, l’édition Folio des Chroniques maritales de Marcel Jouhandeau.
A midi, je déjeune face au port à l’une des trois tables de trottoir du restaurant La Bocca. Le « menu du quai aux produits frais » est au prix psychologique de quatorze euros quatre-vingt-dix. J’y choisis les bulots cuits maison, la ficelle picarde maison et la crêpe chocolat maison, tout cela accompagné de merlot en carafe.
Près de moi s’installe un couple de trentenaires en ouiquennede à la mer, lui chauve à barbe et elle que je ne pourrais décrire qu’avec des mots qu’il est interdit d’employer au vingt et unième siècle. Il la filme en direct pour les amis, mais trop de soleil nuit à l’image, alors elle se rabat sur le téléphone :
-Si vous voulez en savoir plus sur notre histoire, vous me rappellerez.
Il fait une photo d’elle attaquant sa copieuse entrée au fromage.
-Je suis sûre que Cindy va être jalouse. Elle est capable d’être ici dans une semaine.
-Est-ce que tu veux qu’on l’envoie aussi à Sophie et à Robert ? lui demande-t-il.
-Non, je n’ai pas envie de leur faire ce plaisir.
-Alors, on l’envoie à Bouboule ?
-Oui, je suis contente, j’ai ma petite vengeance.
Il est ensuite question d’un Michel qui ne sait rien faire, même pas mettre une vis. Ce pourrait être moi.
-Quand il va déménager, dit-elle, il va te demander ta sollicitude.
-Tiens, on a une réponse de Vincent, annonce-t-il, « Profitez bien ! »
Je n’envie pas ce garçon mais il n’a que ce qu’il mérite et je me dis que je n’aurais dû choisir une crêpe pour dessert. Je ne me souvenais plus que la ficelle picarde, c’était aussi une crêpe, et quelle !
Je quitte néanmoins La Bocca content. On y est aimable et rien à redire côté cuisine. Comme promenade digestive je vais voir de près un fameux trois-mâts fin comme un oiseau qui est à quai de l’autre côté du port à l’entrée du Pollet, son grand drapeau russe flottant au vent léger.
C’est marée basse, on le voit de haut, difficile de déchiffrer son nom et que de cordages. Une fille du bord le quitte par l’échelle métallique. Dans mon anglais passable, je lui demande comment s’appelle son navire et même de l’écrire sur mon carnet Muji. C’est le Shtandart.
Après avoir été voir la mer et sa plage de gros sable (« Il fait tellement beau, on se croirait à Deauville », entends-je), je lis à la terrasse de la Potinière puis rentre à Rouen avec le train de seize heures neuf, découvrant à l’arrivée que, comme Perrette, j’ai fait des plans sur la comète.
Ma Pléiade des Œuvres poétiques de Victor Hugo porte le tampon d’une bibliothèque municipale d’une commune de l’Essonne. Rien n’indique qu’elle ait été officiellement désherbée. Me voici coupable malgré moi de recel.
                                                        *
Je n’aggraverai pas mon cas en tentant de la revendre, pas envie de me retrouver à Brisout.
 

4 avril 2018


Mon rendez-vous avec le psychanalyste est à quinze heures trente dans le vingtième arrondissement. Je lui ai acheté les Cahiers de Cioran, publiés chez Gallimard, neuf cent quatre-vingt-dix-neuf pages, trente-huit euros soixante, qu’il vendait « comme neuf » pour vingt et un euros cinquante, une dépense qui n’en est pas une car je l’ai réglée avec les Super Points Rakuten accumulés au fil de mes ventes de livres.
D’un coup de métro avec changement à République, j’arrive à Télégraphe, la station qui doit posséder le plus long escalier mécanique. Me voilà au sommet de la seconde colline de Paris (deux centimètres et demi de moins que Montmartre). Je reconnais le boulodrome où autrefois j’ai acheté des cédés de Philip Glass dans le vide grenier qui s’y tenait.
Etant en avance, j’entre dans l’espace vert le plus proche, sis entre ce boulodrome et le double château d’eau. Il s’agit du cimetière de Belleville, pas plus grand qu’une division du Père Lachaise. Clos de murs, il est ombragé par de grands arbres qui cachent plus ou moins les hauts immeubles qui l’entourent. J’y suis seul. J’en parcours les sentiers à la recherche d’une célébrité mais la seule artiste que je découvre m’est inconnue : Suzy Prim, qui a eu le rôle titre dans La Dame aux Camélias entre les deux guerres.
L’un des deux bancs est au soleil. Je m’y assois et me rends alors compte que je suis entré dans un cimetière pour le vingt-troisième anniversaire de la mort de mon frère Jacques, décédé dans la nuit du deux au trois mai à La Rochelle. Bien longtemps que je ne suis allé sur sa tombe (comme au dit), au cimetière de Louviers.
Vers quinze heures quinze, je quitte mon banc et par le joli passage Gambetta, dont la chaussée est constituée de gros pavés, me rapproche de mon rendez-vous. Ce quartier de Paris ressemble à un bourg de province avec sa caserne de pompiers, sa poste, son cimetière et sa récente église Notre-Dame-de-Lourdes qui passe presque inaperçue au rez-de-chaussée d’un immeuble.
A quinze heure trente précises, j’appuie sur l’interphone. « Entrez et deuxième interphone à gauche sous le porche ». J’y sonne. « Quatrième étage, en face de l’ascenseur ». L’homme m’attend porte ouverte. Il me remet le livre. « N’oubliez pas de me noter rapidement », m’enjoint-il. Je n’ai jamais eu envie de consulter un psychanalyste. Celui-ci me fait plutôt penser à un militaire de carrière ; mais s’il l’était, il n’aurait pas lu Cioran.
Mon retour à Rouen est difficultueux. Le train de dix-sept heures quarante-huit est mis à quai avec une heure de retard, puis après plusieurs faux départs il est détourné au ralenti par Conflans-Sainte-Honorine car un train de banlieue est tombé en panne à Maisons-Laffitte. Au lieu d’être à la maison à dix-neuf heures trente, j’y arrive à vingt et une heures.
                                                               *
nous avions vingt ans
et pleins d’allégresse
nous creusions le temps
à coup de pelles fraîches
Jacques Perdrial, extrait de Poèmes et chansons pour la madone de cuir (Editions Didier-Michel Bidard, mil neuf cent quatre-vingt)
Dans cette même plaquette :
ce qui est vrai n’est pas forcément faux.
 

3 avril 2018


Le même train Corail que mercredi dernier entre en gare de Rouen à sept heures vingt-cinq mais cette fois quand il s’arrête je suis devant une porte et j’ai donc une place assise. D’autres voyageront debout jusqu’à Paris. Parmi lesquels des possesseurs de billets de première classe. A deux reprises, la cheffe de bord demande à ceux munis d’un billet de seconde qui se sont assis en première de libérer les sièges. Je doute de son succès. Comme d’habitude depuis le début de la grève, et bien que ce jour n’en soit pas, aucun contrôle n’a lieu.
Ce train arrive dans la capitale avec peu de retard. La cheffe de bord présente ses excuses pour sa suroccupation mais pas pour le fait qu’il soit inadapté au nombre de voyageurs.
Le bus Vingt a repris son point de départ habituel. Il me dépose place de la Bastille où des ouvriers repavent. Hier, ici, mais surtout boulevard de l’Hôpital, les mâles du Black Bloc en parasitant la manif du Premier Mai ont font usage de leur testostérone.
Arrivé au Café du Faubourg, je descends aux toilettes et ai la surprise de trouver devant la porte de celles réservées aux hommes, qui sont occupées, un bicycliste rouennais à cheveux blancs, avec qui (et d’autres) j’ai empêché l’abattage des arbres de la rue d’Amiens, mais qui ne juge pas utile de me dire bonjour lorsqu’on se croise. Là, bien obligé. Le partisan de la mixité que je suis entre dans les toilettes des femmes et le laisse attendre.
La pêche est bonne chez Book-Off. Parmi les livres à un euro que j’emporte : La théorie de l’information d’Aurélien Bellanger, dans son édition blanche de chez Gallimard, qui me fera faire exception à ma non lecture de romans. C’est que j’entends son auteur tous les matins sur France Culture et que la forme et le fond de sa chronique me plaisent.
Sans passer par le marché d’Aligre ni par Emmaüs, je prends le métro Huit à Ledru-Rollin et en sors à Opéra afin de déjeuner au Royal Bourse Opéra, rue du Quatre-Septembre. Le menu complet est à seize euros. Le quart de côtes-du-rhône est à six.
J’opte pour le hareng pommes à l’huile (peu reluisant), le jambon grillé sauce porto mousseline de choux-fleurs (peu copieux) et le tiramisu (bizarre). Un habitué mangeant au comptoir raconte qu’il est allé voir les dégâts. Il n’y a pas que le McDo qui a été saccagé, d’autres restaurants aussi, un cassé, un intact, un cassé, tu ne sais pas pourquoi celui-là et pas l’autre.
La pêche est moins fructueuse au second Book-Off, un seul livre à un euro : Ping-pong de Valérie Mréjen publié chez Allia pour le compte du Jeu de Paume.
Ce programme inhabituel a une raison. L’après-midi, j’ai rendez-vous avec un psychanalyste (et non pas chez un psychanalyste).
                                                             *
En Mai Soixante-Huit, il y en a eu des voitures détruites. Elles servaient pour les barricades. C’était un moyen et non une fin. Et les insurgés étaient à visage découvert
En mai deux mille dix-huit, les voitures sont cassées parce que ce sont des Mercedes.
L’un des cagoulés, interrogé par un journaliste, explique qu’il a un travail dans l’informatique, qu’il est marié et a des enfants. Que fait maman pendant que papa est parti casser le McDo ? Elle garde les enfants.
                                                            *
Prémonitoire, ma citation du Manifeste Chap le trente avril.
 

2 mai 2018


De la neige vers midi ce lundi (deux degrés) après une matinée de pluie intense et avant que celle-ci reprenne de plus belle. Il y a dix jours, c’était l’été (vingt-huit degrés). Nous voici en hiver. Les touristes, déjà encombrants par temps clément, prennent encore plus de place dans la ruelle avec leurs parapluies mais me gênent moins que d’ordinaire car je ne multiplie pas les sorties. C’est au Bovary que je prends le café, lisant le numéro deux de l’épaisse revue Le Courage, publiée chez Grasset et dirigée par Charles Dantzig, dont le thème est Les Salauds. Son contenu m’intéresse peu. Heureusement, je ne l’ai payée qu’un euro chez Book-Off (au lieu de vingt-huit).
Pendant ce temps, les bateaux des Vingt-Quatre Heures Motonautiques qui devraient tourner en pure inutilité sous les ponts de Rouen depuis dix heures du matin sont à l’arrêt victimes du climat perturbé (et donc de leur propre action néfaste). Ils ne partiront qu’à dix-sept heures. Lors des essais dimanche, un médecin venu au secours du pilote d’un bateau retourné a été grièvement blessé.
Finie la pluie mardi premier mai, les grosses mouches aquatiques vrombissent autour de l’île Lacroix quand l’habituelle manifestation syndicale traverse la Seine. Elle doit être maigre car je ne l’entends pas de chez moi.
Depuis quelques semaines des affiches « Surgissement », collées la nuit dans les rues rouennaises par des mains invisibles, implorent mai deux mille dix-huit de nous faire une révolution inspirée par les mânes de Mai Soixante-Huit. Elles sont signées « Rouen dans la rue » et l’opération doit débuter à l’issue de la manifestation du jour par une « assemblée de lutte » avec concert dans un « lieu secret ».
« Un nouvel espace en surgira, pour une durée d'un mois. Un mois pour prendre le temps, le suspendre, comme il y a 50 ans. Entre discussions, banquets, rencontres, concerts, présentations de livres, assemblées de lutte... Nous surgirons ensemble, dans ce qui pourrait devenir notre maison de lutte, le quartier général de la grève, et donc de la fête. »
Le lieu de Surgissement est le bâtiment désaffecté du service de navigation fluviale situé à l’entrée de l’île Lacroix. L’envie d’y mettre le pied ne m’habite pas. Je préfère lire la correspondance entre Kerouac et Ginsberg à la terrasse du Sacre.
                                                            *
Elle raconte à sa copine que pendant qu’il dormait à moitié il lui a tripoté les nichons puis soudain il l’a soulevée et l’a posée sur lui en disant : «  Allez, laisse-toi faire ! ». Un vrai pervers. Elle s’est pas laissé faire. Ça va pas non ! Il se rappelait plus de rien le matin. Ils vont aller au Portugal cinq jours avec le p’tit. Elle est déjà déprimée à l’idée de la valise à défaire en rentrant. C’est pas tant la lessive, c’est le repassage à faire derrière.
Eux, au même endroit un autre jour, racontent que la mère d’un de leurs copains a couché avec un garçon de leur âge. Leur avis unanime : « Quand on est une daronne, on se respecte ».
Elle et eux, échantillons témoins (savoir où on en est dans la jeunesse cinquante ans après Mai Soixante-Huit).
 

30 avril 2018


Lecture du soir en diagonale : le Dictionnaire des œuvres érotique dans sa réédition en Bouquins/Laffont de deux mille un, un exemplaire acheté un euro l’an dernier au vide grenier de la Butte-aux-Cailles. Cet ouvrage collectif préfacé par Pascal Pia fut publié pour la première fois en mil neuf cent soixante et onze au Mercure de France. Il comporte sept cents notices.
Je suis arrêté par celle concernant Le Fouët des luxurieux et paillards ou Juste punition des voluptueux et charnels conforme aux arrêts divins et humains de Mathurin Le Picard, curé du Mesnil-Jourdain, village proche de Louviers, ma ville natale. Dans cet ouvrage publié à Rouen en mil six cent vingt-huit avec l’approbation des docteurs, la femme paillarde est comparée à une nasse de pêcheur. Y sont évoquées les diverses espèces de paillardise, concubinaires, incestueuses ou sacrilèges. L’une des occasions du péché de paillardise est l’œil. Ce livre connut une grande diffusion tout au long du dix-septième siècle, indique le rédacteur anonyme.
Ouiquipédia m’apprend que Mathurin Le Picard, considéré comme sorcier, fut accusé d'actes de débauche et de profanation. Après sa mort à Louviers en septembre mil six cent quarante-deux, fut intenté un procès à sa mémoire, et son corps, exhumé, fut brûlé à Rouen le vingt et un août mil six cent quarante-sept par arrêt du Parlement.
J’en sais plus grâce au site Mythologica. Le Père Mathurin Le Picard fut accusé d’avoir séduit Madeleine Bavent entrée à l'âge de dix-huit ans au petit couvent des Tertiaires franciscaines de Louviers. Les faits, qui durèrent de mil six cent vingt-huit à mil six cent quarante-deux, ne transpirèrent qu'à la mort du Père Le Picard. A ce moment, Madeleine Bavent accusa le défunt de lui avoir préparé des philtres, d'avoir célébré des messes noires et organisé des sabbats, avec l'aide de son assistant, le Père Thomas Boullé. Le deux juillet mil six cent quarante-quatre, le Père Boullé fut arrêté pour sorcellerie, torturé et finalement brûlé vif, le vingt et un août mil six cent quarante-sept, malgré ses protestations d'innocence. Ce jour-là, on alla déterrer le corps du Père Le Picard et celui d'un autre inculpé, le Père David, pour les jeter dans le bûcher.
Madeleine Bavent, explique aussi Ouiquipédia, avait reçu un enseignement quelque peu étrange auprès du précédent directeur de la maison, Pierre David, qui proclamait « qu'il fallait faire mourir le péché par le péché, pour rentrer en innocence, et ressembler à nos premiers parents, qui étaient sans aucune honte de leur nudité… » et obligeait ses religieuses à vivre nues au sein du monastère. Elle mourut en mil six cent cinquante-deux à la prison de Rouen.
C’est ainsi que m’est revenue en mémoire cette histoire que je connais depuis mon adolescence sous le nom de l’affaire des Possédées de Louviers.
                                                                      *
Lu aussi au lit Le Manifeste Chap (Savoir-vivre révolutionnaire pour gentleman moderne) de Gustav Temple et Vic Darkwood (Editions des Equateurs, deux mille dix, vingt euros) acheté un euro chez Book-Off, dont Elisabeth Philippe dans Les Inrocks à sa sortie disait :
« Le Manifeste chap est tout aussi subversif - et nettement plus distrayant - que L'insurrection qui vient. On y retrouve d'ailleurs des idées assez proches, comme le rejet viscéral du travail, cette abomination ô combien avilissante et inélégante. »
Extrait :Tandis que des jeunes mal peignés, vêtus de passe-montagne, hurlent des slogans et brisent les vitrines des McDonald's, les Anarcho-Dandys se contentent d'exposer le pli impeccable de leurs pantalons en serge de coton, le sourcil levé au-dessus de leur monocle, un sourire ironique aux lèvres.
 

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