Le Journal de Michel Perdrial

Le Journal de Michel Perdrial




Loïc Boyer
Je suis l’auteur de textes courts qui furent publiés depuis mil neuf cent quatre-vingt-quinze dans des revues littéraires en France (Supérieur Inconnu, Supplément d’Ame, Nouvelle Donne, Le Bord de l’Eau, Pris de Peur, l’Art du Bref, Sol’Air, Gros Textes, Salmigondis, Verso, Décharge, Bulle, Filigranes, Diérèse, Martobre, Comme ça et Autrement, (Cahier d’) Ecritures, La Nef des Fous), en Belgique (Traversées, Ecrits Vains, L’Arbre à Plumes, Inédit Nouveau, Bleu d’Encre), au Canada (Les Saisons Littéraires) et en Italie (Les Cahiers du Ru).
Les courageuses Editions du Chardon ont publié en mil neuf cent quatre-vingt-dix-neuf Erotica, un recueil de vingt-huit de ces textes, illustré par Isabelle Pio et Antoine Lopez et préfacé par Sarane Alexandrian, toujours disponible auprès de moi.
Je suis également l’auteur d’une pièce de théâtre et de plusieurs romans ou récits à ce jour inédits.
Depuis le onze novembre deux mille six, je publie mon Journal via Internet, un temps sous-titré Persiflages, moquages et autres énervages mâtinés de complimentages et de contentages. Sa première partie est lisible chez Eklablog, la deuxième ici.
Je vis au centre de Rouen dans un ancien monastère où autrefois les Sœurs de la Miséricorde se vouaient à l’éducation des jeunes filles.







Rss

19 mai 2020


Soudain, le trente et un mai mil six cent soixante-neuf, Samuel Pepys décide d’arrêter son Journal commencé le premier janvier mil six cent soixante car sa vision diminue énormément. Ses yeux lui font mal, il craint de devenir aveugle s’il continue à les fatiguer en écrivant. Brutalement, je perds cet ami dont j'aime particulièrement les faiblesses, les lâchetés et les mauvaises pensées. Comme l’écrivit Robert-Louis Stevenson, Il semble que Pepys n’ait eu d’autre désir que de se montrer respectable et qu’il ait tenu un journal pour montrer qu’il ne l’était justement pas.
Ce qui est très dommage, c’est qu’il arrête son activité de diariste peu de temps avant de partir en voyage en Hollande, en Flandre et en France avec son épouse. Ce voyage, dont on ne saura donc rien, sera fatal à Elisabeth, qu’il ne nomme jamais autrement que « ma femme » dans ses écrits. Fille d’Alexandre le Marchant de Saint-Michel, huguenot sans fortune exilé en Angleterre, elle avait quatorze ans quand elle épousa Samuel Pepys, lui-même âgé de vingt-deux ans. Dès leur retour à Londres, elle mourra d’une fièvre maligne alors qu’elle n’avait que vingt-neuf ans. Lui vivra jusqu’au vingt-six mai mil sept cent trois, sans avoir perdu la vue.
A peine refermé ce deuxième tome du Journal de Samuel Pepys (Bouquins/Laffont), j’ouvre le premier tome d’une correspondance en trois volumes intitulée Lettres à sa maitresse (La Part Commune). Il s’agit des lettres que Gustave Flaubert écrivit à Louise Colet. Changements de pays, de siècle, d’univers, et un premier constat : en amour Gustave est un balourd.
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Après cela, je fais un crochet par Paul Verlaine et Arthur Rimbaud chantés par Léo Ferré. D’efficaces musiques mettent en valeur des textes poétiques pour certains fort érotiques :
L'une avait quinze ans, l'autre en avait seize / Toutes deux dormaient dans la même chambre / C'était par un soir très lourd de septembre / Frêles, des yeux bleus, des rougeurs de fraise (Paul Verlaine Pensionnaires)
Un soir, tu me sacras poète / Blond laideron / Descends ici, que je te fouette / En mon giron (Arthur Rimbaud Mes petites amoureuses)
Elles assoient l'enfant devant une croisée / Grande ouverte où l'air bleu baigne un fouillis de fleurs / Et dans ses lourds cheveux où tombe la rosée / Promènent leurs doigts fins, terribles et charmeurs (Arthur Rimbaud Les chercheuses de poux)
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Retrouvailles avec Pepys dans l’après-midi, pour le tapotage des notes prises lors de la lecture du premier tome de son Journal :
Vingt-sept août mil six cent soixante-trois : Lever, après avoir échangé avec ma femme maints propos agréables, et quelques-uns qui me fâchent, car je vois qu’elle est persuadée que tout ce que je fais est par calcul, et que le fait de laisser la maison dans un tel état de saleté, et tout ce que je fais d’autre dans la maison, n’ont d’autre but que de lui fournir de quoi s’occuper pour l’empêcher de sortir et de se distraire. Cela, bien que je sois fâché qu’elle s’en soit aperçue, est fort exact pour une large part.
Vingt-quatre septembre mil six cent soixante-trois : L’après-midi, ayant dit à ma femme que je me rendais à Deptford, j’allai en barque au palais de Westminster ; j’y trouvai Mrs Lane, l’emmenai à Lambeth au même endroit que naguère, et là fis ce que je voulais avec elle, sauf le principal, à quoi elle ne voulut pas consentir, Dieu soit loué ! et pourtant, j’en fus si près, j’étais si excité que j’éjaculai. Mais, avec l’aide de Dieu, je ne recommencerai jamais tant que je vivrai.
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Deux mails appréciables reçus ces derniers jours, de lecteurs récents de mes écritures qui me proposent de découvrir les leurs : Michel Courty pour Léautaud.com, où j’apprends que Véronique Valcault était de la Seine-Inférieure, et quelqu’un qui veut rester discret sur son identité, pour parisdiaries1990s.com/version-française. « Il est souvent question du journal de Pepys que je lisais tout au long de la décennie 1990 », m’écrit-il. Deux découvertes qu’il me faudra du temps pour explorer.
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Une nouvelle qui m’attriste ce jour : l’historique bouquinerie Boulinier du vingt boulevard Saint-Michel, aux livres de trottoir à vingt centimes, dirigée par la même famille depuis mil neuf cent trente-huit, fermera définitivement ses portes le trente juin prochain par la faute d’un propriétaire devenu trop gourmand en matière de loyer.
Un lieu dont le sous-sol m’a souvent vu passer et où je ne pourrai pas retourner avant sa fin, vu les circonstances. Restent les succursales, mais ce n’est pas pareil.
 

18 mai 2020


Dernière balade faite avant le confinement, je la reprends ce dimanche dans l’autre sens, traversant la Seine par le pont Corneille pour atteindre le quai bas de la rive gauche, direction le pont Flaubert.
Tous les sacs poubelles en plastique translucide sont emplis à ras bord de cannettes, preuve que la fièvre du samedi soir a repris (la veille chez U Express, et sans doute partout ailleurs, le rayon des bières avait l’air dévasté). Il est remarquable que pas une de ces cannettes ou tout autre déchet n’aient été laissés au bord de l’eau ni à côté des poubelles.
Il est un peu plus de sept heures, mais je croise quand même quelques êtres humains qui marchent ou courent. Parmi les bateaux amarrés, je retiens Illusion, immatriculé à Bruges, et Vascœuil, transportant des ferrailles rouillées.
Après avoir longé le Cent Six, salle de musiques zarrêtées, puis le prétentieux siège de la Métropole, dont l’emballage ne réagit pas encore aux rayons du soleil, je grimpe sans m’arrêter le raide escalier qui permet d’atteindre le tablier du pont Flaubert. Ici, pendant le confinement, un candidat au suicide s’est jeté dans le fleuve sous les yeux d’un jeune pompier qui n’a pas hésité à plonger et l’a sauvé.
Descendu sur le quai bas de la rive droite, je constate qu’on y boit moins de bière qu’en face. Alors que je marche en direction de la Cathédrale, je suis rattrapé par un train de fret (ce qui me fait penser à mon vieux copain d’école que je n’imagine pas mettre le pied dehors sans porter un masque). Ici, sous l’un des ponts, pendant le confinement, un homme est mort, sans abri tué par d’autres pendant une de leurs disputes d’ivrognes.
Quelques-uns dorment encore le long des bâtiments portuaires reconvertis en bars du soir fermés jusqu’à nouvel ordre. L’un d’eux a choisi de s’allonger contre les studios de France Bleu, cette nuisance sonore qui émet à l’extérieur au mépris de la tranquillité publique.
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Au programme du concert de carillon de la veille, outre des airs classiques bien connus que je ne sais pas reconnaître, j’ai pu entendre Les trois cloches, Le lion est mort ce soir et Le p’tit Quinquin.

 

16 mai 2020


Peu à peu, je me réhabitue à marcher dans des rues où je ne suis pas seul, la plupart piétonnières et de bonne largeur  (j’ai condamné l’une des issues de ma ruelle, celle en forme d’étroit couloir sous maison où l’on risque de se trouver nez à nez avec un quidam, du moins après dix heures, avant elle reste déserte, ainsi ce vendredi vers sept heures trente-cinq quand je vais acheter du pain, constatant que pour la première fois, la patronne porte un masque).
Ceux qui marchent dans les rues rouennaises sont le plus souvent seuls ou à deux. Ils ne respirent pas la joie de vivre, qu’ils portent un masque ou non. Nous n’avons pas de mal à nous éviter. Le seul danger vient de qui a les yeux sur son écran et par conséquent divague. « Regarde devant toi », dis-je à une fille qui se rapproche dangereusement, rue de la Croix de Pierre. Elle s’écarte en me regardant comme si je lui avais fait une proposition inappropriée (comme on dit).
                                                                         *
L’emploi du temps rigide que je suivais pour ne pas devenir dingue durant le confinement n’est plus de mise. Je continue néanmoins à réécouter ma cédéthèque francophone par ordre alphabétique, mais de façon sporadique. J’en suis donc pour longtemps dans Ferré (dans lequel j’espère ne pas m’enferrer), ce jour avec un cédé marqué « Document » qui regroupe des enregistrements n’ayant été commercialisés que sous forme de trente-trois tours vingt-cinq centimètres ou de quarante-cinq tours, entre soixante et un et soixante-douze, ainsi l’énorme Avec le temps.
Parmi ces chansons, des politiques dont les hardiesses d’hier semblent bien minces aujourd’hui. Certaines sont enregistrées en public, ponctuées d’applaudissements à chaque audace. On devine dans la salle les anarchistes à qui on ne la fait pas.
Ils sont vieux ou morts aujourd’hui et leurs idées de même. L’une des caractéristiques des anars, si j’en juge par ceux que je connais ou ai connu, c’est que leurs enfants ne le sont pas.
                                                                         *
J’approche de la fin du Journal de Samuel Pepys. Sa femme le fait accompagner par un valet où qu’il aille, ce qui rend ses frasques impossibles. Du moins un moment. Quand la surveillance se relâche, sa nature reprend le dessus.
L’après-midi je poursuis à l’extérieur mon tapotage d’extraits du premier tome. J’en suis au vingt-neuf juin mil six cent soixante-trois :
… et engageai la conversation avec Mrs Lane (…) la persuadai d’un mot de sortir avec moi et de me retrouver à la deuxième taverne rhénane, où je lui offris un homard : puis je la chiffonne et lui passe la main partout en la persuadant qu’elle a la peau si belle et si blanche – et elle a en effet la cuisse et la jambe fort blanches, mais monstrueusement grasses. Quand je fus las, je cessai, et quelqu’un ayant assisté à une partie de notre badinage cria tout haut dans la rue : « Monsieur, pourquoi embrassez-vous tant cette dame ? » et jeta une pierre en direction de la fenêtre – j’en fus bien mécontent – mais je crois que l’on n’a pas pu me voir la chiffonner.
                                                                          *
Retour à la vie normale dans la copropriété. Plus de codétenus mais des voisins vaquant à leurs occupations. Certains ont repris le travail à l’extérieur. L’un attend encore et plante des tomates. Un étudiant est de retour. Les travaux menés par un ouvrier (et non pas par le nouveau propriétaire comme je le pensais) se poursuivent dans le studio du rez-de-chaussée qu’une jolie future étudiante vient visiter. Du premier étage, comme chaque jour, la conversation téléphonique descend dans le jardin  « Je lisais hier dans un magazine, comme quoi, il paraît que, c’est très bon pour la poitrine. » Il n’est pas question du Covid Dix-Neuf, mais du non port de soutien-gorge.
 

15 mai 2020


Comme au temps de l’occupation nazie en France et soviétique en Europe de l’Est, il faut désormais faire la file, ce dont j’ai horreur. Heureusement, celle de la Poste de la rue de Jeanne avance assez rapidement et est gérée par un vigile sympathique.
D’autres files sont encore plus longues et laissées à l’inorganisation des présents. Ainsi celle qui attend l’ouverture tardive (onze heures) de Zara, rue des Carmes. Des présents qui sont des présentes, dont des agglutinées ignorant la distance de sécurité. Pour rien au monde, je me ne mettrai dans une file d’achat de vêtements.
Un achat qui ne m’aura pas obligé à attendre devant une porte, c’est celui du tome trois des Lettres à sa maîtresse de Gustave Flaubert (La Part Commune). Je le trouve dans ma boîte à lettres, envoyé par Momox, la pieuvre de Leipzig, après l’avoir commandé via Rakuten et payé avec mes Super Points.
Une enveloppe brune de la Ville de Rouen l’accompagne où je découvre le masque promis. Il a été envoyé glissé directement dans l’enveloppe, sans aucune protection, et donc touché par je ne sais qui. Il est en forme de bateau et en tissu du genre nylon de couleur mauve.
La dame patronnesse de Jacques Brel tricotait en laine couleur caca d’oie pour reconnaître ses pauvres. On va bientôt pouvoir reconnaître dans les rues de la ville les assistés d’Yvon Robert, le toujours Maire. Si toutefois, ils osent le mettre. Pour ma part, je m’en abstiendrai.
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La peau de l’ours au sommaire de l’actualité du jour. Il s’agit du vaccin qui c’est sûr devrait bientôt arriver. Je me souviens que c’était la même chose au début du sida et presque quarante ans plus tard : nada.
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Il en est aussi qui parlent du monde d’après comme si on y était depuis le déconfinement. Où ça ? On est toujours dans le monde du pendant. Jusqu’à quand ? Nul ne le sait.
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Ainsi donc il ne faudrait pas dire le Covid Dix-Neuf mais la Covid Dix-Neuf au prétexte que cet acronyme est celui de l’anglais COronaVIrus Disease, que Disease se traduit par maladie et que maladie c’est féminin. C’est la Cadémie Française qui pense ça.
Dans ce cas, pourquoi ne pas traduire Covid en Macovi comme on traduisit Aids en Sida ?
 

14 mai 2020


Midi sonne ce mercredi au clocher de l’église Saint-Hilaire au moment où, après avoir contourné la clinique du même nom, j’arrive sur le chemin qui suit le Robec pour ma première balade de plus d’une heure à plus d’un kilomètre.
C’est un endroit que je connais bien, pour l’avoir parcouru avec qui me tenait la main, avec d’autres aussi. En résumé la campagne en pleine ville, un frais ruisseau où nagent des canards, de la verdure autour, quelques bâtiments remarquables de la période industrielle, des maisons d’architecte, la voie ferrée du train que je ne peux plus prendre pour aller à Paris le mercredi, et sur le sentier bien trop de sportifs pédestres ou bicyclistes, dont je me méfie de la ventilation.
Je fais des photos tout du long jusqu’à arriver au four à pain près duquel est dressée une plaque commémorative où l’on peut lire : « Ce samedi 8 octobre 1870, Gambetta, parti en ballon la veille de Paris, investi pour se rendre à Tours, après atterrissage en dehors des lignes ennemies, passa par Rouen et s’arrêta en ce lieu. Reçu par les autorités et acclamé par la foule, il lança ce vibrant appel : « Montrons que si nous n’avons pas conclu un pacte avec la victoire, nous en avons conclu un avec la mort. »
Un banc ensoleillé entre deux nuages n’est pas loin. Il me permet de poursuivre la lecture du Journal de Samuel Pepys ailleurs que cloîtré au jardin. Le pauvre Pepys a des soucis en mil six cent soixante-six. Sa femme vient de le surprendre la main sous la jupe de sa jeune suivante alors qu’il lui touchait la chose (comme il dit, parfois en langue étrangère pour brouiller les pistes).
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Même affluence de voitures garées dans la cour du Palais de Justice ce mercredi matin. L’hypothèse d’une réunion n’était sans doute pas la bonne. Peut-être que Juges et autres personnels ont abandonné les transports en commun (notamment le métro qui s’y arrête).
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« Montrons que si nous n’avons pas conclu un pacte avec la victoire, nous en avons conclu un avec la mort. », c’est ce que chacun(e) pourrait dire en ce moment
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Nés peu après la Guerre de Soixante-Dix, ils moururent à la suivante, âgés de vingt à trente ans.
Nés peu après la Guerre de Quatorze, ils moururent à la suivante, âgés de vingt à trente ans.
Nés peu après la guerre de Quarante, ils moururent à la suivante, âgés de soixante-cinq à soixante-quinze ans.
 

13 mai 2020


Longtemps je fus client régulier de l’Intermarché de la place Saint-Marc, puis à l’occasion de sa fermeture pour travaux, je l’ai abandonné pour plus petit et plus près et surtout sans attente à la caisse. J’y retourne ce mardi matin pour me procurer deux produits de première nécessité qu’on ne vend pas chez U Express.
Cet Intermarché n’a pas changé, toujours aussi peu attrayant avec sa galerie marchande perpétuellement moribonde. A l’accueil, il y a déjà file d’attente. C’est pour des masques qu’on pouvait réserver si on a la carte de fidélité, autrement dit pas pour moi. Le portillon automatique passé, je trouve le rayon papeterie à sa place habituelle, m’empare de deux ramettes de papier quatre-vingts grammes dont je ferai du papier d’emballage et deux pochettes de dix stylos Bic noirs « cristal original ».
Les caisses automatiques étant rendues inutilisables, je choisis la caissière qui me semble aller le plus vite. Il fut un temps où j’en choisissais une jeune et jolie, ce qui me valut autrefois d’accueillir la nuit dans mon lit l’une du Mammouth de Val-de-Reuil tandis que son copain gardait les prisonniers au Centre de Détention Les Vignettes. Ce temps-là n’est plus. Mammouth non plus.
Cette redécouverte d’Intermarché n’en est pas une. L’opération stylos ramettes n’aura duré que dix minutes. Je ne l’aurai qu’à peine pénétré.
Sur l’une des boutiques de la rue Martainville, par laquelle je rentre, une affichette prévient : « une personne à la fois, port du masque obligatoire ». Cette façon de vouloir retrouver la clientèle en multipliant les obstacles me rend perplexe.
J’ai l’impression que beaucoup de marchands et de clients pensent que la situation actuelle ne va durer que quelques semaines. Or, on en sera peut-être au même point dans six mois, dans un an, dans trois ans, à jamais, va savoir.
Un autre monde est possible, disaient certains rassemblés sur des places. Eh bien, on l’a. Un peu différent de ce qu’ils imaginaient.
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Rue Ganterie, une mendiante assise en tailleur. Sur ses genoux, un lot de papier toilette sous plastique. « Dix euros », me dit-elle.
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Grosse réunion au Palais de Justice de Rouen ce mardi matin. La cour est pleine de voitures et un groupe de plus de dix personnes stagne devant l’entrée des piétons. Ainsi naissent les cleusteures.
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Masque : se porte aussi autour du cou, et même pendu à une oreille tandis que l’on mange son croissant.
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Ferré du jour, un cédé où il chante Aragon, parfois avec une emphase nuisible, puis  celui des années soixante-deux à soixante-six : T’es rock, coco ! Tellement écouté au temps des vinyles.
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Toujours Pepys au jardin, où je dois compter avec l’ouvrier (en fait le nouveau propriétaire) qui fait des travaux plus importants que je ne le prévoyais dans son studio en forme de couloir où il logera un étudiant à l’étroit. Bien sûr, il écoute Nostalgie. Heureusement, pas trop fort.
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Ces gens qui ne peuvent acheter un bien (comme ils disent) sans y faire des travaux.
 

12 mai 2020


Quel vent pour ce premier jour de déconfinerie ! S’engouffrant bruyamment dans le pansement de plastique blanc de la flèche de la Cathédrale, il nuit à mon sommeil et joue avec mes nerfs.
Au réveil, pour ce qui est d’assurer ma subsistance, je ne change pas mes habitudes. Sept heures trente-cinq à la boulangerie où la patronne est désormais munie d’une visière en plexiglas. Huit heures trente-cinq, chez U Express où je dois prendre en compte la présence d’un jeune obèse qui occupe une allée à lui tout seul chargeant son panier de plats cuisinés bien gras.
Rentré, je poursuis la réécoute de ma cédéthèque francophone, à la lettre Effe, comme Ferré pour un long moment. J’en suis aux années soixante à soixante-deux, époque riche en chefs-d’œuvre qu’à dix ans j’entendais à la radio: Paname, Les poètes, Merde à Vauban, Si tu t’en vas, Quand c’est fini, ça recommence, Jolie môme, Comme à Ostende, etc. Je complète avec son enregistrement public en mil neuf cent soixante et un à l’Alhambra.
Vers dix heures et demie, dans un vent à faire voler les postillons bien au-delà d’un mètre, j’innove en portant un Colissimo à la Poste de la rue de la Jeanne, croisant rue des Carmes et rue aux Juifs des sans masques et des avec masques. Certaines en portent un insuffisant fait à la maison, simple rectangle qui ne couvre que la bouche tel un bâillon. Deux l’ont autour du poignet à la façon d’un bracelet. Certains en ont un dit chirurgical mais ne le mettent que sur la bouche, des vieux surtout. Ayant vu un dessin comparant ceux qui le portent ainsi à qui porte son slip en laissant dépasser la queue, je ne peux m’empêcher d’en voir une à la place de leur nez.
Moi qui n’en porte pas (de masque), je me demande si on va me laisser entrer à la Poste. Un vigile filtre et me laisse passer. C’est avec la guichetière, derrière sa plaque de plexiglas, que j’ai un problème. Elle estime peu mon emballage en papier. J’ai toujours fait comme ça, lui dis-je d’un ton qui n’admet pas la discussion. Je vais ensuite me procurer des vignettes d’affranchissement auprès d’un automate qui ne trouve rien à redire.
Après cette folle sortie, je rentre par la rue du Gros. Peu de boutiques sont ouvertes ce lundi matin. Quelques restaurants des rues adjacentes vont tenter le plat à emporter. Des Policiers dans des voitures arrêtées surveillent les déconfinés.
Le vent toujours énervant ne m’empêche pas de lire Pepys au soleil du jardin sur le banc protégé de son souffle. Par l’oreille, j’apprends le retour du balayeur de la ruelle. Le verre cassé, au bout de cinquante-six jours, est enfin ramassé.
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Masques partout à Paris. Vendus dans les boutiques. Distribués gratuitement à l’entrée des métros. Masques nulle part à Rouen.
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Quand même, Yvon Robert, le toujours Maire de Rouen et toujours Chef de la Métropole, va m’en envoyer un par la Poste, à titre de personne vulnérable inscrite sur la liste électorale. Il s’en enverra aussi un à lui-même.
 

11 mai 2020


Dernière fois, du moins je l’espère, que je prends mon ausweis pour aller faire un tour ce dimanche vers sept heures trente. Je mets le cap sur la Gare, car devant la Poste du coin se trouve une boîte à lettres suffisamment grande pour contenir un livre vendu. Les affaires reprennent. J’ai rouvert la boutique. Il faut bien que je me débarrasse de tous ces livres achetés avant-guerre, qu’après avoir parcouru ou lu en diagonale je comptais revendre ici ou là. Ici ou là ne me sont plus accessibles, reste Internet. Que n’ai-je eu la sagesse de Pepys (c’est le seul domaine où il en a) et pratiqué depuis toujours comme il le raconte le dix janvier mil six cent soixante-huit : La vérité, c’est que j’ai récemment acheté beaucoup de livres pour une grosse somme, mais je ne pense pas en acheter davantage avant la Noël, et ceux que j’ai vont tellement remplir mes deux armoires que je vais être forcé d’en donner quelques-uns pour faire de la place, mon dessein étant de n’en avoir jamais plus destinés à ma bibliothèque personnelle que les armoires ne puissent en contenir.
Débarrassé du poids de ce livre consacré au cinéma érotique, je longe le parvis de la Gare, décevant les Policiers qui s’attendaient à m’y voir entrer sans masque. Qu’irai-je y faire ? En plus de la réglementation nationale, le Duc de Normandie impose « le coupon », une sorte de préréservation à télécharger dans son smartphone ou à matérialiser avec son imprimante. Et comme je n’ai ni l’un ni l’autre. Il fut un temps où la Senecefe voulait nous faire préférer le train. Aujourd’hui, elle fait en sorte de m’en dégoûter.
Je redescends par les petites rues qui mènent au Vieux Marché, continue vers le Temple Saint-Eloi puis longe la voie des bus Teor jusqu’à la Cathédrale. Nul drame animalier ne se joue sur son parvis. Il est huit heures vingt quand j’entre à la maison.
Je n’écoute qu’un seul disque de Léo Ferré, un cédé publié post mortem par son fils Mathieu, qui regroupe les chansons de l’année cinquante-neuf, malheureusement entrecoupées d’une interviou d’époque.
Après avoir poursuivi la lecture du second tome du Journal de Samuel Pepys jusqu’à la page mille deux cent (sur mille sept cent), je prends une photo de ce que je vois depuis le banc du jardin, comme je l’avais fait le premier jour du confinement. Cinquante-cinq jours plus tard, le ciel n’est plus bleu mais la végétation a bien pris ses aises.
J’ai entendu une fois Edouard Philippe dire qu’il n’avait le choix qu’entre des mauvaises solutions. Sûr que le confinement en était une bien mauvaise. Une fois au fond de l’impasse, il faut revenir sur ses pas, découvrir un paysage économique dévasté et l’ennemi est toujours là.
Je n’ai rien à espérer de la semi-liberté qui commence ce lundi. Tout ce que j’aurais envie de faire est toujours impossible. Et globalement rien n’a changé. Je ne suis pas assuré d’échapper au pire.
 

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