Le Journal de Michel Perdrial

Le Journal de Michel Perdrial




Loïc Boyer
Je suis l’auteur de textes courts qui furent publiés depuis mil neuf cent quatre-vingt-quinze dans des revues littéraires en France (Supérieur Inconnu, Supplément d’Ame, Nouvelle Donne, Le Bord de l’Eau, Pris de Peur, l’Art du Bref, Sol’Air, Gros Textes, Salmigondis, Verso, Décharge, Bulle, Filigranes, Diérèse, Martobre, Comme ça et Autrement, (Cahier d’) Ecritures, La Nef des Fous), en Belgique (Traversées, Ecrits Vains, L’Arbre à Plumes, Inédit Nouveau, Bleu d’Encre), au Canada (Les Saisons Littéraires) et en Italie (Les Cahiers du Ru).
Les courageuses Editions du Chardon ont publié en mil neuf cent quatre-vingt-dix-neuf Erotica, un recueil de vingt-huit de ces textes, illustré par Isabelle Pio et Antoine Lopez et préfacé par Sarane Alexandrian, toujours disponible auprès de moi.
Je suis également l’auteur d’une pièce de théâtre et de plusieurs romans ou récits à ce jour inédits.
Depuis le onze novembre deux mille six, je publie mon Journal via Internet, un temps sous-titré Persiflages, moquages et autres énervages mâtinés de complimentages et de contentages. Sa première partie est lisible chez Eklablog, la deuxième ici.
Je vis au centre de Rouen dans un ancien monastère où autrefois les Sœurs de la Miséricorde se vouaient à l’éducation des jeunes filles.







Rss

17 juin 2020


Un plaisir de trouver l’abbé Mugnier sous la plume de Paul Morand dans son Journal d’un attaché d’ambassade (Gallimard) :
Dix février mil neuf cent dix-sept : Déjeuné chez Hélène avec l’abbé Mugnier, Hector de Béarn et Jean Cocteau. On parle de Victor Hugo. (…)
L’abbé cite cette phrase de Coulanghéon : « Victor Hugo fait le tonnerre, le canon, le bon Dieu et l’idiot. » (…)
L’abbé raconte qu’il alla porter l’extrême-onction, au milieu de la nuit, à Montparnasse, appelé d’urgence, à deux heures du matin, auprès d’une femme atteinte d’une péritonite foudroyante. Maison éclairée bizarrement ; dans un salon, il est reçu par une dame très digne, en robe de soie. Elle le conduit vers la chambre de la mourante ; sur le passage du Saint-Sacrement, toutes les pensionnaires sorties de leur chambre en chemise se mettent à genoux. C’était un bordel.
Neuf mars mil neuf cent dix-sept : « Après vous, monsieur le Ministre, fait à Berthelot, fort civilement, à un déjeuner, le chanoine Mugnier. – Après vous, répond Berthelot. Nous faisons toujours passer l’Eglise devant, pour mieux la frapper dans le dos. »
Vingt-quatre avril mil neuf cent dix-sept : Je dis à l’abbé Mugnier :
« M. l’abbé, je veux vous faire déjeuner avec l’actrice Gina Palerme. – C’est cela, mon cher enfant, vous faites bien ; répond l’abbé, j’en ai assez des dérèglements de la rive gauche. »
Cinq juin mil neuf cent dix-sept : Dîner, hier soir, chez Hélène. La princesse Eugène Murat, Pierre de Polignac, Proust, Cocteau, l’abbé Mugnier, Zouboff.
(…) L’abbé, le toupet dressé comme la fumée hors de l’encensoir, tire de derrière sa soutane une édition populaire des Fleurs du Mal. Grand succès. Il sourit : « Désormais, avec la préface de Paul Bourget, il faudra dire : Les Fleurs du Bien. »
Six juillet mil neuf cent dix-sept : Dîner fort agréable au Ritz, donné par Hélène. L’abbé Mugnier, Walter Berry, Mme de Béarn, les Rehbinder, Proust, Pierre de Polignac. (…) Les dames demandent en riant, à l’abbé Mugnier, de les accompagner demain aux Folies-Bergères : « Non, répond-il, demain, je confesse ; ce sont mes Folies-Brebis. »
Dix-sept juillet mil neuf cent dix-sept : Déjeuné ce matin chez Marie Scheikevitch : Hélène, Mme de Durfort, Mme de Pange, M. Briand, Léon Bérard, Pierre de Polignac, Metman, l’abbé Mugnier, Chaumeix, Recouly. (…)
Au mot de Combourg, l’abbé se déclenche. Il parle aussitôt de la jeunesse de Chateaubriand, à l’ombre de la vieille tour de l’an mille. « Comme il est moderne ! Tout ce qu’il écrit se réalise ! Je vous assure (…) notre 1917 se trouve en entier dans les Mémoires d’Outre-Tombe.
-Mais tout ce qu’on dit arrive, l’abbé, réplique Briand, c’est ce qui sauve les politiciens. »
                                                                                *
Ce mercredi après-midi, rendez-vous arraché de haute lutte avec l’ophtalmologue de la Clinique Mathilde, puis un autre rendez-vous, sur lequel je resterai discret, qui peut-être me tiendra pendant quelques jours loin d’un ordinateur.
 

16 juin 2020


Paul Morand eut l’avantage de connaître Marcel Proust avant que celui-ci ne soit connu. Ce qu’il en dit dans son Journal d’un attaché d’ambassade (Gallimard) a retenu mon attention :
Six octobre mil neuf cent seize : Proust s’attend à être appelé ; si c’est de jour, ce qui est vraisemblable, il ne pourra se rendre à la visite, puisqu’il dort ; il craint donc d’être porté déserteur. Il demande à Lucien Daudet si son frère Léon pourrait lui obtenir, par faveur spéciale, une visite médicale à minuit.
Seize décembre mil neuf cent seize : Céleste vient nous ouvrir. Curieuse personnalité que Céleste qui copie à la main tous les romans de Proust, donne son avis, lit les livres envoyés, etc., yeux baissés, voix étudiée, très sainte nitouche. (…)
Après attente, nous sommes introduits dans la chambre à coucher. Proust, roulé dans sa pelisse, en jaquette avec des souliers à empeignes de daim gris, une canne, des gants gris perle trop étroits, comme dans les tableaux de Manet, qui lui font des mains en bois ; figure fine et douce, mangée aux tempes par les cheveux noirs, le menton lourd enfoncé dans son col, les pommettes saillantes, oreilles tourmentées, l’air plus malade que jamais, jaune, le dos voûté, le thorax rentré. Une bouteille de champagne et deux coupes, sur un guéridon qui semble venir en ligne droite de chez Haas.
Premier février mil neuf cent dix-sept : Passé hier soir chez Marcel Proust. Silencieuse, digne, tout en noir, avec son sourire ineffable, Céleste m’ouvre. J’aperçois la pelisse d’Antoine Bibesco dans l’antichambre. Proust est dans son lit. Chambre glaciale, feu mort, affaissé dans ses cendres au creux d’une cheminée néo-régence. Une lampe près du lit, à l’abat-jour brûlé. Des piles croulantes de livres ; tout son roman en cahiers. Les murs recouverts de plaques de liège, le plafond aussi, barré de lames de bois. Odeurs de fumigations refroidies. Proust couché dans des draps fripés, très pâle, avec une barbe de deux jours, mains exsangues, teint terreux, cheveux embroussaillés, couvert de plusieurs gilets de chasse en laine tricotées, mités, ou brûlés.
Six mars mil neuf cent dix-sept : Avant-hier, dîné chez Larue, avec Hélène et Marcel Proust. Proust plus blanc que dans son lit, le teint d’un légume de cave, les yeux brillants, d’un orient admirable, mange d’abord une tarte, puis avale du café, et finit par une salade russe, sans quitter ses gants de suède gris. (…)
« Voulez-vous de la musique, du Franck ? dit Proust à Hélène. Je vais appeler le quatuor Poulet. » Il est dix heures et demie ; tout est éteint chez Larue (mais les garçons respectent la table de Proust) ; Proust part, seul, grelottant, réveiller les Poulet. Il est convenu que le concert aura lieu chez Hélène, au Ritz, parce que Céleste profite de ce que M. Marcel est sorti pour faire sa chambre. (C’est-à-dire à minuit ; elle secoue les tapis à minuit, la complaisance des voisins étant achetée.)
Trois avril mil neuf cent dix-sept : Dîné au Ritz, invité par Marcel Proust. Je lui dis que je compte quitter Paris. « Je suis plus triste de la pensée que je vais vous oublier que de votre départ », me dit Proust.
Vingt-sept mai mil neuf cent dix-sept : Hier soir, Céleste me téléphone : « M. Marcel Proust dînera volontiers avec M. Morand ce soir : que M. Morand invite qui il veut, si ça l’ennuie de dîner avec M. Marcel Proust, mais comme M. Marcel Proust n’est pas rasé, M. Marcel Proust prie M. Morand de ne pas lui faire de « surprises de dames ». »
Trois juin mil neuf cent dix-sept : Passé ensuite voir Proust. Il me parle d’un duel qu’il a eu avec Jean Lorrain, jadis. Il essaie de me lire une lettre confuse de J.-E. Blanche où celui-ci le prend à témoin de la conduite d’Helleu qui a vendu « pour des sommes énormes » deux Cézanne que J.-E. Blanche lui avait cédés en échange d’un Helleu. Proust est si fatigué qu’il est obligé de s’arrêter de lire.
Vingt-six juin mil neuf cent dix-sept : Petit dîner au Ritz, avec Hélène et Proust.
Prout décrit la personnalité étonnante du vieux Lubersac, avare, méchant, qui battait ses cochers, refusait les réparations locatives et ne payait jamais les honoraires du Dr Proust. (…)
Céleste dit des vers de Léger que « ce sont plutôt des devinettes que des vers ». Proust rit aux éclats de cette formule, en montrant ses superbes dents.
Cinq juillet mil neuf cent dix-sept : Céleste dit à Proust, parlant des velléités d’indépendance que son mari, le chauffeur, manifestait aux premiers temps de son mariage :
« A ce moment-là, monsieur, il avait une garçonnière dans le cœur. » 
Douze août mil neuf cent dix-sept : Il y a eu des drames en mon absence, Cocteau avait convoqué Proust pour 9h à une lecture du Cap de Bonne Espérance, chez Valentine Gross. Proust vint à minuit accompagné de W. Berry et de Scheike. Cocteau furieux les mit dehors. D’où lettres, visites, crises. Proust reprochant à Cocteau d’être sous des apparences de jeune poète un vieux beau du genre de Montesquiou.
Cinq septembre mil neuf cent dix-sept : Passé hier soir voir Proust. Il déclare qu’il ne veut pas faire paraître les quatre volumes qu’il a prêts. Que les cahiers sont illisibles, que personne ne pourra les déchiffrer, et qu’il n’a pas la force de les écrire à nouveau.
Vingt-six septembre mil neuf cent dix-sept : Proust est sorti l’après-midi. Il a été déjeuner au Ritz, ce qui ne lui était pas arrivé depuis dix ans. Il a envoyé chercher une voiture par Céleste qui n’avait jamais vu le jour et qui, aveuglée par le soleil, s’est perdue !
Céleste lit Les Nourritures terrestres de Gide. Elle lit ces énumérations : rivières, lacs, étangs… et dit : « J’en ferais bien autant.
-Non », répond Proust.
Seize novembre mil neuf cent dix-sept : Dîner hier soir avec W. Berry et Hélène et Proust au Crillon. Proust apporte au Crillon ses épreuves collées sur de grandes feuilles de papier par les soins de la dactylo de Gallimard et, les jours où Céleste le chasse du bd Hausmann pour pouvoir faire la chambre, corrige dans un petit réduit de comptable au Crillon qu’on lui laisse occuper la nuit : il est mieux qu’au Ritz où, dit-il, il se croit obligé à trop de politesses vis-à-vis d’Olivier et il peut, moyennant quelques centaines de francs, avoir du café assez avant dans la nuit.
« Il faut que je vous lise une page dans A l’ombre des jeunes filles en fleurs qui a trait à un diplomate vieille école », me dit-il. Et il sort ses épreuves de dessous le comptoir du veilleur de nuit et lit à haute voix dans le hall, sous la lanterne, tandis que les conversations nasales d’Américains en kaki, et ivres, le choc des malles des arrivants couvrent sa voix et que la porte à cylindres nous jette de terribles courants d’air dans les jambes.
 

15 juin 2020


Ce dimanche prévu plutôt beau, ou du moins sans pluie, pourquoi ne pas l’aller passer au Havre, me dis-je au réveil, oui mais, j’apprends qu’aucun train ne permet d’y arriver avant midi et que dans l’autre sens les deux de l’après-midi sont supprimés. La Senecefe, qui a déjà perdu quatre milliards, s’emploie à aggraver sa situation en m’empêchant encore une fois de voyager.
Me voici donc coincé à Rouen un dimanche.
L’après-midi, je renoue avec le Café de la Ville où les serveurs se dispensent de porter le masque. J’en suis le seul client d’intérieur et m’occupe à recenser les entrées Marcel Proust (et Céleste) et abbé Mugnier du Journal d’un attaché d’ambassade de Paul Morand publié  en mil neuf cent quatre-vingt-seize par Gallimard.
Ce journal avait déjà été publié du vivant de Morand, en quarante-sept à La Table Ronde puis en soixante-trois chez Gallimard. De nombreuses coupures y avaient été faites par l’écrivain, explique la préface de cette dernière édition (anecdotes un peu désobligeantes sur des personnes encore vivantes, notations sur sa vie intime et sur Hélène Soutzo qui deviendrait sa femme dix ans plus tard).
Pour cette réédition, Gallimard aurait pu les réintégrer mais a choisi de ne pas le faire. On ne saurait demander à cette maison d’édition de faire preuve d’audace. Une récente affaire en a été la démonstration. Elle a augmenté dans ma bibliothèque le nombre de livres interdits à la vente. Faut-il que je me procure Autant en emporte le vent, pris dan la tourmente de l’actualité, avant qu’il ne connaisse le même sort ?
Dans ce débat du moment, il y a les Policiers qui affirment qu’il n’y a pas de racisme dans la Police et il y a ceux qui admettent qu’il y en a mais pas plus que dans la population générale. Pourtant, si la population générale votait comme la Police, c’est Le Pen qui serait au pouvoir.
Alors que là on a Macron qui le soir venu s’adresse aux déconfiné(e)s, une allocution télévisée dont cette fois je me dispense, rien ne me concernant directement.
                                                                    *
Chez Morand, on croise aussi Erik Satie :
Sept octobre mil neuf cent seize : Satie entre, pareil à Socrate ; sa figure est faite de deux demi-lunes ; il gratte sa barbiche de bouc entre chaque mot.
Premier septembre mil neuf cent dix-sept : Je vais à Versailles. Erik Satie dans le train. Il espère être acquitté en appel (il a envoyé à un critique, élève de d’Indy, des cartes postales injurieuses et a attrapé huit jours de prison). M. Robert s’occupe de l’affaire.
                                                                   *
Chez Morand, aussi ceci à la date du trente juin mil neuf cent dix-sept :
De Réjane, cette définition anglaise de l’adultère : The wrong man in the right place.
 


12 juin 2020


Ce jeudi, après une lecture paisible de midi à deux au Son du Cor des Lettres à Georges de Veza & Elias Canetti (Albin Michel), je change de quartier en me rendant dans une brasserie de l’hypercentre fréquentée en terrasse par une jeunesse oisive faute de pouvoir aller au lycée collège voisin où l’on étudie en petit comité pour des raisons de distanciation physique, une sélection absurde quand on voit comment s’agglutine cette jeunesse autour des tables, filles et garçons collés les uns aux autres et embrassant chaque arrivant(e).
Je ne les côtoie que le temps d’entrer. A l’intérieur, après le moment du déjeuner, il est facile de s’asseoir loin d’autrui  car c’est toujours très calme. Encore plus aujourd’hui. Ne s’y trouve qu’un photographe de ma connaissance. Sa tâche consiste à présenter les burgueurs et les salades de la maison sous leur meilleur aspect. « Un travail alimentaire dans les deus sens du terme », me dit-il.
Je demande au personnel si je peux quand même m’installer sur le côté. Je le peux et, après commande d’un café verre d’eau, je sors moi aussi mon matériel. Ma tâche consiste à tapoter mes notes de lecture du Journal d’un attaché d’ambassade de Paul Morand (Gallimard).
Ainsi fais-je tandis que s’affaire l’homme à images. Dix-neuf avril mil neuf cent dix-sept : J’ai déjeuné avec une jeune personne rencontrée dans le métro. Elle s’est jetée, par peine d’amour, à quinze ans, dans le canal St-Martin. Elle raconte : « Un vieux qui me suivait a appelé les bateliers. » Puis très fière : « On m’a ramenée chez moi en ambulance. »
Nous échangeons quelques mots quand il en a fini. Paradoxalement, m’explique-il, la période est plutôt bonne pour lui car de nombreux restaurateurs se sont mis à la vente à emporter et ont besoin de photos valorisant leurs produits.
Lui parti, je reste longtemps seul client du dedans. Jusqu’à ce que le manque de place en terrasse y amène un grumeau de filles et de garçons qui passent un certain temps à compter leur argent pour savoir ce qu’ils peuvent commander.
Cela fait, une déception les attend. « On ne prend pas les petites pièces », leur annonce la serveuse. « Même pas les cinq centimes ? », essaie l’une en vain.
Je ne sais si cette pratique est légale mais je ne m’en mêle pas. Les cafés rouennais où je ne me sens pas malvenu ne sont pas légion.
                                                                  *
Le Point Rouen chez Morand :
Vingt-deux février mil neuf cent dix-sept : L. de Fourcaud, maire d’une commune de Normandie des environs de Rouen, a six cents soldats anglais chez lui ; les mêmes depuis deux ans. Il y a trois enfants nés dans le village : un Canadien et deux Anglais. Quand l’on demande aux Françaises si elles sont satisfaites, elles répondent : « Ma foi, avec mon Anglais et mon allocation, ça va ! ». (…) Ils touchent comme privates, cinq francs par jour et les Canadiens sept francs. C’est une pluie d’or sur le pays ; les Anglais dépensent à Rouen deux cent mille francs par jour.
                                                                  *
Un Point Le Havre aussi :
Vingt-sept janvier mil neuf cent dix-sept : Nous déjeunons au Havre, invités par Emile d’Erlanger. Il est chairman de la Société du tunnel sous la Manche. Le projet est chaque fois repoussé par le Comité anglais de défense impériale. (…)
Le Havre est mortel d’ennui. Les diplomates en crèvent. Higgins décrit le ministre du Brésil, isolé dans la ville « comme un cigare infumable ».
Après déjeuner, nous prenons une auto et allons à Sainte-Adresse. Le gouvernement belge vit sur cette grève de cailloux, en plein vent, dans des coins de cabanes en bois sans vitres, avec des lambeaux de drapeaux belges…
 

11 juin 2020


L’autre semaine au Son du Cor s’assoit pas loin de moi un comédien au faux air de Jean-Pierre Mocky. « J’attends une fille », dit-il à l’agréable serveuse quand elle lui demande ce qu’il veut boire.
Celle qui arrive un peu plus tard est une sexagénaire à chignon que je crois avoir aperçue en face de chez moi lors des lectures musicales de la galerie d’art La Page Blanche.
Elle a trop froid pour rester en terrasse. Ils vont donc à l’intérieur et je m’en réjouis car, à peine leur café bu, ces exhibitionnistes, livre en main, se mettent à répéter sans se soucier d’autrui.
Ce mercredi, le faux Mocky est encore là, en compagnie d’un de ses amis. Sans me méfier je m’installe à une table derrière eux et suis en train de tranquillement lire Lettres à Georges de Veza & Elias Canetti quand je vois arriver la fausse fille.
Cela a pour effet de chasser l’ami. Comme il fait doux, le fâcheux duo ne migre pas et je dois subir leur nouvelle répétition. Il s’agit d’une pièce de Labiche, cet auteur si apprécié par certains vieux.
-Allons faire un tour, lui dit-il
-Je te suis, répond-elle
Pas de quoi me réjouir, c’est signé Labiche.
La peste soit de ces gens de théâtre. Imagine-t-on un joueur de cornemuse venir faire ses gammes en terrasse ou un bricoleur y jouer du marteau ? L’égocentrisme et la prétention de ces sans-gênes m’exaspèrent. Je recule d’une table mais ne peux aller plus loin car La Buvette du Robec est en travaux. On y joue ponctuellement de la perceuse.
Il arrive enfin un moment où, leur représentation terminée, allons faire un tour, je te suis, Mocky et la fille partent ensemble, à mon grand contentement.
                                                                 *
En fin d’après-midi, regardant Cé dans l’air sur France Cinq, une émission consacrée au coronavirus, j’entends un certain Martin Blachier, « épidémiologiste, spécialiste en santé publique » ayant des intérêts chez Public Health Expertise ( « Il est expert des problématiques d'accès et de prix en France. Il a accompagné l'accès des plus grandes innovations en France depuis 10 ans. Il travaille sur de nombreux projets de market access local en s'appuyant sur des outils médico-économiques "sur-mesure". »), par ailleurs Gérant de l'entreprise BLV GROUP (institut de beauté) et Directeur Général de l'entreprise DIGIMED, déclarer qu’en cas de reprise du Covid Dix-Neuf en France à l’automne, il faudra confiner les personnes vulnérables. Et donc les vieux. Encore un apprenti dictateur.
 

Ce mardi annoncé beau par la météo, les trains circulent vers Dieppe. Armé d’un masque que je mets au dernier moment, j’entre dans une gare de Rouen relouquée à la chinoise et m’adresse au premier automate venu. Celui-ci, nouveauté fâcheuse, me demande un numéro de mobile, c’est obligatoire. Je lui refile mon numéro de fixe et à ma surprise, il l’accepte. Muni d’un aller et retour, je descends sur le quai Quatre par l’escalier autorisé et prends place dans le train dieppois.
A son départ, nous ne sommes qu’une dizaine de voyageurs, chacun à dix mètres du voisin. Les deux contrôleurs ne se donnent pas la peine de vérifier les billets, passant la totalité du trajet à discuter en queue de convoi.
A l’arrivée, j’ôte l’insupportable préservatif et le glisse dans une enveloppe, heureux de retrouver cette ville après tant de semaines. Le Tout Va Bien n’a guère changé, j’y prends place dans un profond fauteuil et constate que les vieilles habituées sont indemnes. A deux tables de la mienne se trouve celle à la petite voiture rouge dans laquelle elle case son chien. « Rien que de sortir, on fait des dépenses », énonce cette philosophe tandis que j’ouvre le livre emporté : Les deux bouts d’Henri Calet, édité en Suisse par Héros-Limite, que je me suis procuré gratuitement chez Gibert par voie postale via mes Super Points Rakuten.
Je lis là un bon moment sans que jamais mes deux voisines ne cessent de parler, surtout celle au chien : « Mon p’tit-fils s’est brûlé la main. C’est de ma faute. J’avais mis la plaque à dix et j’ai mis la casserole sur l’autre. Y me récitait ses leçons. Il a posé la main sur la plaque. La voisine l’a entendu crier. C’est elle qui l’a emmené aux urgences. Ça sentait le cochon grillé.»
Certains des restaurants du port ont fait traverser la rue à quelques tables qui n’attirent pas. C’est à une table traditionnelle, bien exposée au soleil, que je m’installe au Méli-Mélo à midi pour un repas des plus banals : bulots, moules de bouchot, crème caramel, avec un pot de vin blanc. A trois mètres de moi se tient un couple à cheveux blancs qui fête chichement ses vingt ans de mariage. Puis en arrive un autre, plus jeune. A peine assise, la femme demande une troisième chaise pour installer sa névrose, tenue en laisse.
-Tu gardes la petite, dit-elle à son compagnon quand elle va aux toilettes.
-C’est le bébé hein ? l’interpelle le vieux marié à son retour. On connaît ça. Nous, c’est un gros, mais c’est pareil.
L’ambiance est tout autre au Mieux Ici Qu’En Face où je bois le café en terrasse avec Henri Calet. Un ouaiche est au téléphone : « Moi aussi j’en ai fait des bêtises, na na ni na na na ». Il parle d’une fille bientôt majeure qui semble poser des problèmes à son interlocuteur : « Moi j’y aurais dit prends tes cliques et tes claques. Pourquoi tu y as pas dit dégage. Appelle les flics, fais la mettre en sychiatrie. »
Lui parti arrive un typique habitant du Pollet.
-De dos je vous ai pris pour le professeur Raoult, me dit-il. Je me suis dit ça va on est tranquille. Vous lisez quoi ?
-Henri Calet.
-Ah oui, Henri Calet ?
Comme je refuse de lui en dire plus, il m’abandonne et s’invite à la table d’un motard. Bientôt ces deux types que ne se connaissent pas se découvrent d’accord sur tout. Les vaccins, c’est des trucs pour nous surveiller, y a des nano particules dedans pour te suivre pire qu’avec un portable. C’est les francs-maçons qui contrôlent tout, ils avaient un local rue Parmentier.
Au moins y a-t-il le mouvement des bateaux de pêche dans le port et le style inégalable de Calet pour me rafraîchir l’esprit.
Un de ces navires, le Sacha Levy, fait lever le pont Ango quand je dois rejoindre la Gare. Je n’y suis donc pas en avance.
Nous sommes plus nombreux dans le train du retour, où la contrôleuse blonde regarde les billets de loin, mais avons largement de quoi être seul dans son coin. Ce qui me repose les oreilles.
                                                                      *
Pas une fois je ne mets le pied dehors sans avoir à me dire que je suis entouré de dingues.
 

9 juin 2020


Entraîné par Maxime Du Camp, Gustave Flaubert quitte sa mère en mil huit cent quarante-neuf pour un voyage en Orient qui va durer un an et demi et pendant lequel il va bien s’amuser, notamment avec sa broquette.
Dans sa correspondance, publiée sous le titre Lettres d’Orient par L’Horizon Chimérique avec un avant-propos de Pierre Bergounioux, que je viens de lire, il trouve plaisir à raconter ses frasques à ses amis, au premier rang desquels Louis Bouilhet.
A Louis Bouilhet, Le Caire, premier décembre mil huit cent quarante-neuf : Avant-hier nous fûmes chez une femme qui nous en fit baiser deux autres. (…) J’ai baisé sur une natte d’où s’est déplacée une nichée de chats, étrange coït que ceux où l’on se regarde sans pouvoir parler. Le regard est doublé par la curiosité de l’ébahissement. J’ai peu joui du reste, ayant la tête par trop excitée. Ces cons rasés font un drôle d’effet.
A Louis Bouilhet, à bord de notre cange, treize mars mil huit cent cinquante : Nous sommes maintenant, mon cher Monsieur, dans un pays où les femmes sont nues, et l’on peut dire avec le poète « comme la main », car pour tout costume elles n’ont que des bagues. J’ai baisé des filles de Nubie qui avaient des colliers de piastres d’or leur descendant jusque sur les cuisses, et qui portaient sur leur ventre noir des ceintures de perles de couleur. (…)
A Medinet-el-Fayoun nous avons logé chez un chrétien de Damas qui nous a donné l’hospitalité. Il y avait chez lui, logeant comme commensal habituel, un prêtre catholique qui m’a tout l’air de piner la dame du lieu.
A Théophile Gautier, Jérusalem, lundi treize août mil huit cent cinquante : Au Caire j’ai vu un singe masturber un âne. L’âne se débattait, le singe grinçait des dents, la foule regardait, c’était fort.
A Louis Bouilhet, Jérusalem, vingt août mil huit cent cinquante : A Beyrouth nous avons fait la connaissance d’un brave garçon, Camille Rogier, le directeur des postes du lieu. C’est un peintre de Paris, un de la clique Gautier, qui vit là en orientalisant. Cette rencontre intelligente nous a fait plaisir. Il a une jolie maison, un joli cuisinier, un vi énorme auprès duquel le tien est une broquette. (…) Il nous a donné une matinée de tendrons. J’ai foutu trois femmes et tiré quatre coups – dont trois avant de déjeuner, le quatrième après le dessert. (…) Le jeune Du Camp n’a tiré qu’un coup. Son vi lui faisait mal d’un reste de chancre gobé à Alexandrie avec une Valaque. J’ai du reste révolté les femmes turques par mon cynisme, en me lavant la pine devant la société.
A Louis Bouilhet, Damas, quatre septembre mil huit cent cinquante : Il se promène dans les bazars de Damas un drôle tout nu, c’est un santon. Qui veut, peut voir sa broquette. Je l’ai vue moi-même, et les femmes stériles la prennent et la baisent en passant par-là, tout en allant faire leurs courses et acheter quelques petites choses chez les fournisseurs. – L’année passée, il y en avait un qui faisait mieux. Il les couvrait coram populo
A Louis Bouilhet, Constantinople, quatorze novembre mil huit cent cinquante : Il faut que tu saches, mon cher monsieur, que j’ai gobé à Beyrouth (je m’en suis aperçu à Rhodes, patrie du dragon) VII chancres, lesquels ont fini par se réunir en deux, puis en un. – J’ai fait avec ça la route de Marmorisse à Smyrne à cheval. Chaque soir et matin je pansais mon malheureux vi. Enfin cela s’est guerry. Dans deux ou trois jours la cicatrice sera fermée. Je me soigne à outrance. Je soupçonne une Maronite de m’avoir fait ce cadeau, mais c’est peut-être une petite Turque. Est-ce la Turque ou la Chrétienne, qui des deux ? (…) voilà un des côtés de la question d’Orient que ne soupçonne pas La Revue des Deux-Mondes. (…)
A Mouglah, dans les environs du golfe de Cos, Maxime s’est fait polluer par un enfant (femelle) qui ignorait presque ce que c’était. C’était une petite fille de 12 à 13 ans environ. Il s’est branlé avec les mains de l’enfant posées sur son vi.
A Louis Bouilhet, Athènes, au Lazaret du Pirée, jeudi dix-neuf décembre mil huit cent cinquante : J’allais m’en aller quand la maîtresse du lieu a fait signe à mon drogman et l’on m’a conduit dans une chambre à part, très propre. Il y avait là, cachée derrière les rideaux et au lit, une toute jeune fille de 16 à 17 ans, blanche, brune, corsage de soie serré aux hanches, extrémités fines, figure douce et boudeuse. C’était la fille même de Madame, réservée exprès pour les grandes circonstances. Elle faisait des façons, on l’a forcée de rester avec moi. Mais quand nous avons été couchés ensemble et que mon index était déjà dans son vagin, après que ma main avait parcouru lentement deux belles colonnes d’albâtre couvertes de satin (style polisson empire), je l’entends qui me demande en italien à examiner mon outil pour voir si je ne suis pas malade. Or comme je possède encore à la base du gland une induration et que j’avais peur qu’elle ne s’en aperçût, j’ai fait le monsieur et j’ai sauté au bas du lit en m’écriant qu’elle me faisait injure, que c’était des procédés à révolter un galant homme, et je me suis en allé, au fond très embêté de n’avoir pas tiré un si joli coup, et très humilié de me sentir avec un vi in-présentable.
A Camille Rogier, Naples, onze mars mil huit cent cinquante et un : Ah ! tu as ri, vieux gredin, hôte perfide, au sujet de mon infortuné braquemard. Eh bien, sache qu’il est guarry pour le moment. A peine s’il y reste une légère induration, mais c’est la cicatrice du brave. Ça le rehausse de poésie. On voit qu’il a passé par des malheurs. (…) Je fous comme un âne débâté. Le contact seul de mon pantalon me fait entrer en érection. Un de ces jours je vais même m’abaisser jusqu’à enfiler la blanchisseuse qui trouve que je suis « molto gentile ». C’est peut-être le voisinage du Vésuve qui me chauffe le cul. Ce qui est certain c’est que je suis dans un furieux état que j’oserai qualifier de vénérien et même de lubrique. Et pour faire un calembour dans un état long. (…)
On m’a proposé des petites filles de dix ans, oui, monsieur, des enfants en bas âge, dont les nourrices sont sans doute en même temps les maquerelles. On m’a même proposé des mômes, ô mon ami. Mais j’ai refusé. (…) Je m’en tiens donc aux dames, aux femmes mûres, aux grosses femmes.
                                                                        *
L’amour est comme un besoin de pisser. Qu’on l’épanche dans un vase d’or ou dans un pot d’argile, il faut que ça sorte. Le hasard seul nous procure les récipients. (Gustave Flaubert, à Louis Bouilhet, le quatre septembre mil huit cent cinquante)
 

8 juin 2020


Même si mon oreille droite ne me cause plus trop de souci, de crainte de me trouver cet été loin de Rouen avec une méchante douleur dentaire, je préfère consulter. Un peu avant dix heures dix, ce samedi matin, je pousse la porte de l’immeuble du cabinet de mon dentiste puis me masque. Arrivé au deuxième étage, je trouve la porte du palier grande ouverte et l’accueil désert. Prenant place en salle d’attente, je me laisse bercer par le bruit de la roulette.
Quand sort celle qui en bénéficiait, l’assistante m’appelle et me fait asseoir sur une chaise afin que j’enfile des surchaussures en plastique bleu puis elle me gicle un peu de gel hydro alcoolique dans les mains.
Ainsi préparé, je fais face à un dentiste méconnaissable. Outre le masque, il porte une charlotte sur la tête et une blouse de plastique bleue. On ne lésine pas ici sur les précautions. Je lui explique mon problème. Il m’emmène dans une autre pièce faire une radio panoramique de mes mâchoires.
« Il n’y a rien de flagrant », me dit-il, mais, en comparant avec celle d’il y a deux ans, il trouve qu’à un certain endroit l’os faiblit. Il y a un risque de déchaussement mais pour l’instant la dent tient. Ajoutant une visière de plexiglas à son accoutrement, il la détartre puis la rabote pour qu’elle ne cogne plus sur celle d’en haut. Il ne peut rien faire de plus. Pour parer à une éventuelle douleur estivale, il me fait une ordonnance complète à n’utiliser qu’en cas de nécessité : antibiotique, paracétamol, bain de bouche.
-C’est la vieillesse, lui dis-je.
-Je préfère dire que c’est l’usure, me répond-il
J’ai à l’esprit le mot du Général de Gaulle La vieillesse est un naufrage dont j’ai appris récemment qu’il ne visait que le Maréchal Pétain et avait été emprunté à Chateaubriand. Celui-ci a même dit mieux : La vieillesse est un naufrage, les vieux sont des épaves. Ô Monsieur le Vicomte, quel galopin vous fûtes !
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La veille au soir, c’était manifestation antiraciste suite au meurtre de George Floyd par un Policier de Minneapolis et à diverses affaires mettant en cause des Policiers en France. J’y serais allé si elle n’avait été organisée par une extrême gauche que je ne veux plus côtoyer.
« Il n'y a pas de racisme au sein de la Police », a déclaré à la télé Camille Chaize, porte-parole du Ministère de l'Intérieur. Pour illustrer ce propos, Arte Radio a publié Gardien de la Paix, un documentaire de trente minutes sur l’affaire des Policiers du Palais de Justice de Rouen (on entend ces suprémacistes blancs se réjouir de l’effondrement prochain qui leur permettra de tirer dans le tas), et Street Press a mis en ligne les échanges du même genre d’un groupe privé sur Effe Bé que fréquentaient huit mille Policiers.
Je n’oublie pas que cinquante pour cent des Policiers et des Gendarmes votent Le Pen.
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Que faire ce dimanche ? Ayant appris la suppression du coupon destiné à empêcher de prendre le train, je songe à passer la journée à Dieppe. Oui mais, quand je consulte les horaires, j’apprends que seuls sont disponibles pour y aller les trains de midi et quart et de dix-huit heures quarante-trois. Les six autres sont supprimés. Ainsi en est-il de mon projet.
 

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