Quoi de mieux à faire, après avoir lu au soleil dans le jardin en compagnie de deux chats, que de se replonger dans le Journal de Korneï Tchoukovski en ouvrant le second volume à son début.
L’année mil neuf cent trente est dramatique pour Tchoukovski. Sa fille préférée, Moura, meurt de tuberculose osseuse à onze ans et son ami Maïakovski se suicide. Plus globalement, dans la première partie des années trente il souffre de la misère matérielle et intellectuelle qui règne dans la Russie soviétique et de n’avoir du succès qu’avec ses livres pour enfants.
Quatorze avril mil neuf cent trente : Et pour couronner le tout, j’apprends à l’instant que Maïakovski s’est suicidé. Décidément, je crois que je ferais mieux d’y renoncer au bonheur Je suis seul chez moi, je marche et je pleure ; à chaque pas je dis : « Très cher Vladimir Vladimirovtch »…
Vingt-cinq novembre mil neuf cent trente et un : Les riches sont de plus en plus riches, et les pauvres de plus en plus pauvres. Je n’ai toujours pas de manteau chaud pour l’hiver, et le froid arrive.
Premier juillet mil neuf cent trente-deux : J’ai cinquante ans, et mon esprit est occupé à des choses petites et mesquines. Le chagrin ne m’a pas grandi, il m’a désagrégé encore davantage. Je suis un guignard et un raté. Au bout de trente ans de travaux littéraires forcés, je suis sans le sou, sans nom – un « débutant », quoi.
Quatre juillet mil neuf cent trente-deux : Comme par le passé, les Russes semblent faits pour attendre le train pendant des journées entières et pour s’entasser dans des salles d’attente, sur des quais ou des embarcadères, dans l’horrible voisinage des porteurs, des trafiquants, des ivrognes et des voleurs.
Vingt-cinq janvier mil neuf cent trente-trois : Je ne tiens plus mon journal pour une raison ahurissante : je n’ai pas de cahier pour continuer. Dès que celui-ci sera fini, terminus, tout le monde descend.
Vingt-huit janvier mil neuf cent trente-trois : Ce que j’ai toujours détesté chez les trotskistes, c’est non pas leur orientation politique, mais leur caractère. Ce sont des beaux parleurs, des cabotins, des gesticulateurs qui se complaisent dans l’emphase Leur chef de file m’est esthétiquement insupportable : je déteste sa chevelure, sa petite barbiche dont il joue pour essayer (en vain) de se donner un air diabolique… Ce n’est qu’un petit démon de province, un mélange de Méphistophélès et de greffier de tribunal.
Vingt-six août mil neuf cent trente-trois : A peine arrivé à Tiflis, j’ai pris le tramway jusqu’à la rue Plékhanov où se trouve le « Parc de Culture et de Repos pour les Enfants » -réalisation dont la presse a beaucoup parlé. Je voulais voir le seul parc socialiste pour enfants de toute l’URSS. J’ai vu. C’est nul et de mauvais goût. C’est une sorte de petit café-concert, coincé entre deux immeubles et souillé par les visiteurs nocturnes.
Vingt-six novembre mil neuf cent trente-trois : Le public m’a gâté. Mais ça ne m’empêche pas de me sentir très seul. Sans que je sache pourquoi. Lida qui s’intéresse tant aux enfants ne m’a même pas demandé comment s’était passé le spectacle. Je suis certes un écrivain pour enfants mais personne ne veut savoir que je suis aussi un écrivain pour adultes.
Vingt-cinq décembre mil neuf cent trente-trois : J’ai dit à Tynianov que j’avais été choqué par un mot, l’adverbe mécaniquement dans la phrase : « Il l’embrassa mécaniquement. » A l’époque, on ne disait pas mécaniquement mais machinalement. Il s’est confondu en remerciements et en compliments à propos de mon oreille littéraire absolue.
Treize janvier mil neuf cent trente-quatre : Au moment où je donnais à composer la quatrième édition de mon recueil De deux à cinq ans, quelqu’un m’a apporté un ouvrage de Piaget. Je regrette tellement de ne pas avoir pu inclure dans mon livre des extraits de ce merveilleux savant bourgeois.
Quinze janvier mil neuf cent trente-quatre : Eléna Alexandrovna est démoralisée par ce qui vient d’arriver à son ouvrage sur Stradivarius. Le livre lui avait été commandé par les Editions musicales. Elle a travaillé dessus pendant toute une année et voilà qu’en haut lieu on décrète que nous avons nos propres Stradivarius et qu’il est inutile de chanter les louanges des Italiens.
Vingt janvier mil neuf cent trente-quatre : Puis je suis allé aux Editions enfantines. J’ai demandé : « Vous ne publiez pas un seul de mes livres. A qui dois-je casser la gueule ? » Tout le monde m’a répondu dans un chœur parfait : « A Smirnov. » Je suis allé voir ce fou.
Vingt et un juin mil neuf cent trente-quatre : Je sais ce que je vaux, et je dois dire que je préfère l’époque où on me dénigrait à celle où on m’encense. Maintenant, à Moscou tout le monde fait comme si je n’avais jamais rien écrit d’autre que des histoires pour enfants et comme si dans ce domaine j’étais déjà un classique. Tout cela m’afflige.
Cinq décembre mil neuf cent trente-quatre : Ces vieux communistes se recyclent avec une facilité ! Je me rappelle l’époque où Zinoviev, gros, gras, répugnant, ne daignait même pas m’accorder un regard ; c’était l’époque où il faisait figure de mythe (du moins chez nous à Leningrad). A présent c’est un vieil homme sec, vif, gai, qui rit sans arrêt – d’un rire franc et communicatif.
Vingt décembre mil neuf cent trente-quatre : Chez Académia des bruits courent selon lesquels Kaménev a été arrêté il y a quatre jours. Personne ne sait rien de précis, mais ce doit être vrai, car tout le monde se tait.
L’année mil neuf cent trente est dramatique pour Tchoukovski. Sa fille préférée, Moura, meurt de tuberculose osseuse à onze ans et son ami Maïakovski se suicide. Plus globalement, dans la première partie des années trente il souffre de la misère matérielle et intellectuelle qui règne dans la Russie soviétique et de n’avoir du succès qu’avec ses livres pour enfants.
Quatorze avril mil neuf cent trente : Et pour couronner le tout, j’apprends à l’instant que Maïakovski s’est suicidé. Décidément, je crois que je ferais mieux d’y renoncer au bonheur Je suis seul chez moi, je marche et je pleure ; à chaque pas je dis : « Très cher Vladimir Vladimirovtch »…
Vingt-cinq novembre mil neuf cent trente et un : Les riches sont de plus en plus riches, et les pauvres de plus en plus pauvres. Je n’ai toujours pas de manteau chaud pour l’hiver, et le froid arrive.
Premier juillet mil neuf cent trente-deux : J’ai cinquante ans, et mon esprit est occupé à des choses petites et mesquines. Le chagrin ne m’a pas grandi, il m’a désagrégé encore davantage. Je suis un guignard et un raté. Au bout de trente ans de travaux littéraires forcés, je suis sans le sou, sans nom – un « débutant », quoi.
Quatre juillet mil neuf cent trente-deux : Comme par le passé, les Russes semblent faits pour attendre le train pendant des journées entières et pour s’entasser dans des salles d’attente, sur des quais ou des embarcadères, dans l’horrible voisinage des porteurs, des trafiquants, des ivrognes et des voleurs.
Vingt-cinq janvier mil neuf cent trente-trois : Je ne tiens plus mon journal pour une raison ahurissante : je n’ai pas de cahier pour continuer. Dès que celui-ci sera fini, terminus, tout le monde descend.
Vingt-huit janvier mil neuf cent trente-trois : Ce que j’ai toujours détesté chez les trotskistes, c’est non pas leur orientation politique, mais leur caractère. Ce sont des beaux parleurs, des cabotins, des gesticulateurs qui se complaisent dans l’emphase Leur chef de file m’est esthétiquement insupportable : je déteste sa chevelure, sa petite barbiche dont il joue pour essayer (en vain) de se donner un air diabolique… Ce n’est qu’un petit démon de province, un mélange de Méphistophélès et de greffier de tribunal.
Vingt-six août mil neuf cent trente-trois : A peine arrivé à Tiflis, j’ai pris le tramway jusqu’à la rue Plékhanov où se trouve le « Parc de Culture et de Repos pour les Enfants » -réalisation dont la presse a beaucoup parlé. Je voulais voir le seul parc socialiste pour enfants de toute l’URSS. J’ai vu. C’est nul et de mauvais goût. C’est une sorte de petit café-concert, coincé entre deux immeubles et souillé par les visiteurs nocturnes.
Vingt-six novembre mil neuf cent trente-trois : Le public m’a gâté. Mais ça ne m’empêche pas de me sentir très seul. Sans que je sache pourquoi. Lida qui s’intéresse tant aux enfants ne m’a même pas demandé comment s’était passé le spectacle. Je suis certes un écrivain pour enfants mais personne ne veut savoir que je suis aussi un écrivain pour adultes.
Vingt-cinq décembre mil neuf cent trente-trois : J’ai dit à Tynianov que j’avais été choqué par un mot, l’adverbe mécaniquement dans la phrase : « Il l’embrassa mécaniquement. » A l’époque, on ne disait pas mécaniquement mais machinalement. Il s’est confondu en remerciements et en compliments à propos de mon oreille littéraire absolue.
Treize janvier mil neuf cent trente-quatre : Au moment où je donnais à composer la quatrième édition de mon recueil De deux à cinq ans, quelqu’un m’a apporté un ouvrage de Piaget. Je regrette tellement de ne pas avoir pu inclure dans mon livre des extraits de ce merveilleux savant bourgeois.
Quinze janvier mil neuf cent trente-quatre : Eléna Alexandrovna est démoralisée par ce qui vient d’arriver à son ouvrage sur Stradivarius. Le livre lui avait été commandé par les Editions musicales. Elle a travaillé dessus pendant toute une année et voilà qu’en haut lieu on décrète que nous avons nos propres Stradivarius et qu’il est inutile de chanter les louanges des Italiens.
Vingt janvier mil neuf cent trente-quatre : Puis je suis allé aux Editions enfantines. J’ai demandé : « Vous ne publiez pas un seul de mes livres. A qui dois-je casser la gueule ? » Tout le monde m’a répondu dans un chœur parfait : « A Smirnov. » Je suis allé voir ce fou.
Vingt et un juin mil neuf cent trente-quatre : Je sais ce que je vaux, et je dois dire que je préfère l’époque où on me dénigrait à celle où on m’encense. Maintenant, à Moscou tout le monde fait comme si je n’avais jamais rien écrit d’autre que des histoires pour enfants et comme si dans ce domaine j’étais déjà un classique. Tout cela m’afflige.
Cinq décembre mil neuf cent trente-quatre : Ces vieux communistes se recyclent avec une facilité ! Je me rappelle l’époque où Zinoviev, gros, gras, répugnant, ne daignait même pas m’accorder un regard ; c’était l’époque où il faisait figure de mythe (du moins chez nous à Leningrad). A présent c’est un vieil homme sec, vif, gai, qui rit sans arrêt – d’un rire franc et communicatif.
Vingt décembre mil neuf cent trente-quatre : Chez Académia des bruits courent selon lesquels Kaménev a été arrêté il y a quatre jours. Personne ne sait rien de précis, mais ce doit être vrai, car tout le monde se tait.