Dernières notes
Loïc Boyer
Je suis l’auteur de textes courts qui furent publiés depuis mil neuf cent quatre-vingt-quinze dans des revues littéraires en France (Supérieur Inconnu, Supplément d’Ame, Nouvelle Donne, Le Bord de l’Eau, Pris de Peur, l’Art du Bref, Sol’Air, Gros Textes, Salmigondis, Verso, Décharge, Bulle, Filigranes, Diérèse, Martobre, Comme ça et Autrement, (Cahier d’) Ecritures, La Nef des Fous), en Belgique (Traversées, Ecrits Vains, L’Arbre à Plumes, Inédit Nouveau, Bleu d’Encre), au Canada (Les Saisons Littéraires) et en Italie (Les Cahiers du Ru).
Les courageuses Editions du Chardon ont publié en mil neuf cent quatre-vingt-dix-neuf Erotica, un recueil de vingt-huit de ces textes, illustré par Isabelle Pio et Antoine Lopez et préfacé par Sarane Alexandrian, toujours disponible auprès de moi.
Je suis également l’auteur d’une pièce de théâtre et de plusieurs romans ou récits à ce jour inédits.
Depuis le onze novembre deux mille six, je publie mon Journal via Internet, un temps sous-titré Persiflages, moquages et autres énervages mâtinés de complimentages et de contentages. Sa première partie est lisible chez Eklablog, la deuxième ici.
Je vis au centre de Rouen dans un ancien monastère où autrefois les Sœurs de la Miséricorde se vouaient à l’éducation des jeunes filles.
Les courageuses Editions du Chardon ont publié en mil neuf cent quatre-vingt-dix-neuf Erotica, un recueil de vingt-huit de ces textes, illustré par Isabelle Pio et Antoine Lopez et préfacé par Sarane Alexandrian, toujours disponible auprès de moi.
Je suis également l’auteur d’une pièce de théâtre et de plusieurs romans ou récits à ce jour inédits.
Depuis le onze novembre deux mille six, je publie mon Journal via Internet, un temps sous-titré Persiflages, moquages et autres énervages mâtinés de complimentages et de contentages. Sa première partie est lisible chez Eklablog, la deuxième ici.
Je vis au centre de Rouen dans un ancien monastère où autrefois les Sœurs de la Miséricorde se vouaient à l’éducation des jeunes filles.
26 décembre 2020
Toutes les matinées de la semaine menant à Noël noyées par la pluie, bien chiant pour qui comme moi n’a pas la moindre envie de sortir l’après-midi. Reclus, j’assiste à la fin de ma réserve de bougies, constituée au temps des vide greniers, lorsque celle qui me tenait la main m’y accompagnait. Pas moins de six brûlées chaque jour depuis le début du deuxième confinement, la dernière achève de se consumer ce vendredi à l’heure où la plupart fêtent Noël. Reste à jeter les bougeoirs.
Le calme règne dans le voisinage. Quelques-un(e)s réveillonnent ailleurs. D’autres sont seul(e)s comme moi. Aboyus et Abrutus n’ont pu revoir leur Normandie. L’autre chien a déménagé. La vieille femme à chats du dernier étage a disparu. Ma longue absence itinérante m’a fait rater des épisodes.
En cette soirée de Noël, je suis au lit avec les filles du Docteur Marx. Jenny, Laura et Eleanor sont d’agréables épistolières.
*
Comme chaque année, je suis réveillé vers une heure du matin par le grand carillonnage de la Cathédrale. Il témoigne de l’achèvement de la cérémonie nocturne. Dans certaines villes, les messes de minuit ont eu lieu dans des gymnases ou des patinoires, là où le public est d’ordinaire interdit. Cet entassement de catholiques dans ces lieux réputés dangereux me laisse perplexe.
*
Dans les familles, le réveillon c’est six à tables. Certaines, nombreuses, ont prévu d’en faire plusieurs, deux ou trois. Ce qu’une psychologue appelle un Noël sécable. Pour les grands-parents, c’est se mettre en présence du danger deux ou trois fois plus longtemps.
*
Le mort de Noël s’appelle Ivry Gitlis, à quatre-vingt-dix-huit ans. Je me souviens de lui sur la scène de l’Opéra de Rouen, invité par David Stern. C’était il y a bien longtemps, avant que je commence l’écriture de ce Journal.
*
Et maintenant, Karl Marx, Docteur en mauvaise philosophie, j’espère que tu tiendras ta promesse et que tu viendras jeudi. (Eleanor, onze ans, à son père, le dix-neuf mars mil huit cent soixante-six)
Le calme règne dans le voisinage. Quelques-un(e)s réveillonnent ailleurs. D’autres sont seul(e)s comme moi. Aboyus et Abrutus n’ont pu revoir leur Normandie. L’autre chien a déménagé. La vieille femme à chats du dernier étage a disparu. Ma longue absence itinérante m’a fait rater des épisodes.
En cette soirée de Noël, je suis au lit avec les filles du Docteur Marx. Jenny, Laura et Eleanor sont d’agréables épistolières.
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Comme chaque année, je suis réveillé vers une heure du matin par le grand carillonnage de la Cathédrale. Il témoigne de l’achèvement de la cérémonie nocturne. Dans certaines villes, les messes de minuit ont eu lieu dans des gymnases ou des patinoires, là où le public est d’ordinaire interdit. Cet entassement de catholiques dans ces lieux réputés dangereux me laisse perplexe.
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Dans les familles, le réveillon c’est six à tables. Certaines, nombreuses, ont prévu d’en faire plusieurs, deux ou trois. Ce qu’une psychologue appelle un Noël sécable. Pour les grands-parents, c’est se mettre en présence du danger deux ou trois fois plus longtemps.
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Le mort de Noël s’appelle Ivry Gitlis, à quatre-vingt-dix-huit ans. Je me souviens de lui sur la scène de l’Opéra de Rouen, invité par David Stern. C’était il y a bien longtemps, avant que je commence l’écriture de ce Journal.
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Et maintenant, Karl Marx, Docteur en mauvaise philosophie, j’espère que tu tiendras ta promesse et que tu viendras jeudi. (Eleanor, onze ans, à son père, le dix-neuf mars mil huit cent soixante-six)
24 décembre 2020
Très rares sont les occurrences dans les Cahiers de Cioran où est évoquée sa compagne Simone Boué, professeure d’anglais, et encore ne l’est-elle que sous la forme d’une initiale, S., ou incluse dans un « nous ». Presque toujours, c’est « je « quand elle est avec lui, notamment lors de longues marches dans la Beauce, le Vexin ou autour de Dieppe alors qu’il ne serait jamais arrivé là sans elle. Ci-après le duo à Dieppe et alentour :
3 juillet. Une semaine à Dieppe. A partir de Berneval, promenade sur la falaise jusqu’à Pleny. Sentier « peureux » (comme disent les paysans). Un des spectacles les plus beaux que j’aie jamais vus. (Pleny = Penly, je suppose)
8 avril 1969 C’est mon anniversaire. Je l’avais complétement oublié. Cinquante-huit ans bien sonnés. Ai passé l’après-midi sur la plage de Berneval, en pensant à quoi ? à rien, sinon à sentir les éléments. Temps radieux : on se serait cru dans quelque Ibiza du Nord.
Dans un village à quelques kilomètres de Dieppe, Aupegard, discussion avec la boulangère. Elle nous raconte qu’elle s’en va à Sainte-Geneviève-des-Bois, près de Paris, qu’elle en a assez de ce village où le gens sont renfermés (elle et son mari viennent de Toulouse) et où ils n’ont encore jamais pénétré dans une seule maison. On se parle sur le pas de la porte, mais personne ne vous invite à l’intérieur. Ils sont drôles, ces Normands, Vikings casaniers, crétinisés par l’excès de lait et d’alcool.
*
Incidente :
Henri Thomas m’a raconté, il y a bien longtemps, qu’il avait vu dans un cimetière normand un tombeau avec l’inscription : X, né le…, mort le …, – et en dessous : Propriétaire.
*
Lorsque Vanessa Springora a publié Le Consentement, Cioran s’est retrouvé au rang des accusés car, raconte-t-elle, étant allée lui demander conseil il l’avait renvoyée auprès de Gabriel Matzneff en lui expliquant qu’une compagne d’écrivain devait être à son service, comme l’était Simone Boué au sien. Une ancienne élève de Simone Boué a alors dénoncé le peu de personnalité (selon elle) de celle qui se présentait au début de l’année scolaire par cette formule : « Je m’appelle Simone Boué et cette année en anglais je serai votre bouée de sauvetage ». Si elle a aussi été celle de Cioran, personne ne lui a en lancé une le onze septembre mil neuf cent quatre-vingt-dix-sept, deux ans après la mort de son compagnon, quand elle s’est noyée dans la Manche du côté de Dieppe. Simone Boué souffrait d’une grave polyarthrite. Le suicide n’est pas avéré.
*
A la mort de Simone Boué, l’appartement de deux pièces sous les toits du vingt et un de la rue de l’Odéon où elle vivait avec Cioran a été inventorié par un notaire, sauf la cave où n’avait été vu qu’« un lot de débarras ne méritant pas description ». Ultérieurement, la brocanteuse des Puces de Montreuil chargée de vider cette cave y dénicha divers manuscrits dont les Cahiers de la période postérieure à mil neuf cent soixante-douze. Quand elle voulut les vendre chez Drouot la Bibliothèque Doucet, légataire officielle des manuscrits de l’écrivain, s’en émut. Une cascade de procès s’ensuivit et à la fin des fins c’est la brocanteuse qui gagna. Elle s’appelle Simone Baulez (une Simone peut en cacher une autre). La Roumanie voulait lui acheter ses manuscrits un million d’euros, mais je ne sais ce qu’ils sont devenus. J’aurais pourtant été curieux de lire la suite des Cahiers.
3 juillet. Une semaine à Dieppe. A partir de Berneval, promenade sur la falaise jusqu’à Pleny. Sentier « peureux » (comme disent les paysans). Un des spectacles les plus beaux que j’aie jamais vus. (Pleny = Penly, je suppose)
8 avril 1969 C’est mon anniversaire. Je l’avais complétement oublié. Cinquante-huit ans bien sonnés. Ai passé l’après-midi sur la plage de Berneval, en pensant à quoi ? à rien, sinon à sentir les éléments. Temps radieux : on se serait cru dans quelque Ibiza du Nord.
Dans un village à quelques kilomètres de Dieppe, Aupegard, discussion avec la boulangère. Elle nous raconte qu’elle s’en va à Sainte-Geneviève-des-Bois, près de Paris, qu’elle en a assez de ce village où le gens sont renfermés (elle et son mari viennent de Toulouse) et où ils n’ont encore jamais pénétré dans une seule maison. On se parle sur le pas de la porte, mais personne ne vous invite à l’intérieur. Ils sont drôles, ces Normands, Vikings casaniers, crétinisés par l’excès de lait et d’alcool.
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Incidente :
Henri Thomas m’a raconté, il y a bien longtemps, qu’il avait vu dans un cimetière normand un tombeau avec l’inscription : X, né le…, mort le …, – et en dessous : Propriétaire.
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Lorsque Vanessa Springora a publié Le Consentement, Cioran s’est retrouvé au rang des accusés car, raconte-t-elle, étant allée lui demander conseil il l’avait renvoyée auprès de Gabriel Matzneff en lui expliquant qu’une compagne d’écrivain devait être à son service, comme l’était Simone Boué au sien. Une ancienne élève de Simone Boué a alors dénoncé le peu de personnalité (selon elle) de celle qui se présentait au début de l’année scolaire par cette formule : « Je m’appelle Simone Boué et cette année en anglais je serai votre bouée de sauvetage ». Si elle a aussi été celle de Cioran, personne ne lui a en lancé une le onze septembre mil neuf cent quatre-vingt-dix-sept, deux ans après la mort de son compagnon, quand elle s’est noyée dans la Manche du côté de Dieppe. Simone Boué souffrait d’une grave polyarthrite. Le suicide n’est pas avéré.
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A la mort de Simone Boué, l’appartement de deux pièces sous les toits du vingt et un de la rue de l’Odéon où elle vivait avec Cioran a été inventorié par un notaire, sauf la cave où n’avait été vu qu’« un lot de débarras ne méritant pas description ». Ultérieurement, la brocanteuse des Puces de Montreuil chargée de vider cette cave y dénicha divers manuscrits dont les Cahiers de la période postérieure à mil neuf cent soixante-douze. Quand elle voulut les vendre chez Drouot la Bibliothèque Doucet, légataire officielle des manuscrits de l’écrivain, s’en émut. Une cascade de procès s’ensuivit et à la fin des fins c’est la brocanteuse qui gagna. Elle s’appelle Simone Baulez (une Simone peut en cacher une autre). La Roumanie voulait lui acheter ses manuscrits un million d’euros, mais je ne sais ce qu’ils sont devenus. J’aurais pourtant été curieux de lire la suite des Cahiers.
23 décembre 2020
Vers la fin de ses Cahiers (1957-1972) publiés chez Gallimard, Cioran s’inquiète plus qu’à d’ordinaire de son état de santé. Pour cause sa vieillesse, il est au début de la soixantaine :
29 mars 1972 Ai vu trois médecins aujourd’hui. Hypertrophie de la prostate. Maladie des vieillards. Hypertension artérielle, hypertrophie du foie, etc., etc.
A vingt ans, je n’avais en tête que l’extermination des vieux ; je persiste à la croire urgente mais j’y ajouterais maintenant celle des jeunes ; avec l’âge on a une vision plus complète des choses.
Dans le Journal d’exil de Trotski, entre deux considérations politiques qui datent forcément, il intercale cette remarque, qui rachète tout le reste : « La vieillesse est la chose la plus inattendue de toutes celles qui arrivent à l’homme. »
L’avantage de vieillir est de pouvoir observer de près la lente et méthodique dégradation des organes ; ils commencent tous à craquer, les uns d’une façon voyante, les autres, discrète. Ils se détachent du corps, comme le corps se détache de nous : il nous échappe, il nous fuit, il ne nous appartient plus.
Hier soir, dans le métro, une jeune fille (seize, dix-sept ans), assise, m’a proposé sa place. J’ai décliné, naturellement. M’offrir sa place, à moi, qui venais de faire, dans l’après-midi, vingt-cinq kilomètres à pied ! Elle avait l’air plutôt frêle, et je doute qu’elle puisse faire la moitié de ce que je viens de faire. N’empêche qu’à ses yeux, j’étais un vieux. Et je le suis, en effet, avec cette gueule de bagnard reposé. (J’ai déjà cité dans ce Journal une lettre de Cioran évoquant la jeune fille du métro)
On dit des morts : les disparus. Et ils sont bien disparus en effet. Sans laisser de trace, et comme s’ils n’avaient jamais été. On croit employer un euphémisme, en réalité disparu est plus fort, plus terrible que mort.
*
Emil Cioran ne mourra, sans disparaître, qu’à l’âge de quatre-vingt-cinq ans, le vingt juin mil neuf cent quatre-vingt-quinze, de la maladie d’Alzheimer, dont il sera victime pendant une dizaine d’années, incapable d’observer sa lente et méthodique dégradation.
29 mars 1972 Ai vu trois médecins aujourd’hui. Hypertrophie de la prostate. Maladie des vieillards. Hypertension artérielle, hypertrophie du foie, etc., etc.
A vingt ans, je n’avais en tête que l’extermination des vieux ; je persiste à la croire urgente mais j’y ajouterais maintenant celle des jeunes ; avec l’âge on a une vision plus complète des choses.
Dans le Journal d’exil de Trotski, entre deux considérations politiques qui datent forcément, il intercale cette remarque, qui rachète tout le reste : « La vieillesse est la chose la plus inattendue de toutes celles qui arrivent à l’homme. »
L’avantage de vieillir est de pouvoir observer de près la lente et méthodique dégradation des organes ; ils commencent tous à craquer, les uns d’une façon voyante, les autres, discrète. Ils se détachent du corps, comme le corps se détache de nous : il nous échappe, il nous fuit, il ne nous appartient plus.
Hier soir, dans le métro, une jeune fille (seize, dix-sept ans), assise, m’a proposé sa place. J’ai décliné, naturellement. M’offrir sa place, à moi, qui venais de faire, dans l’après-midi, vingt-cinq kilomètres à pied ! Elle avait l’air plutôt frêle, et je doute qu’elle puisse faire la moitié de ce que je viens de faire. N’empêche qu’à ses yeux, j’étais un vieux. Et je le suis, en effet, avec cette gueule de bagnard reposé. (J’ai déjà cité dans ce Journal une lettre de Cioran évoquant la jeune fille du métro)
On dit des morts : les disparus. Et ils sont bien disparus en effet. Sans laisser de trace, et comme s’ils n’avaient jamais été. On croit employer un euphémisme, en réalité disparu est plus fort, plus terrible que mort.
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Emil Cioran ne mourra, sans disparaître, qu’à l’âge de quatre-vingt-cinq ans, le vingt juin mil neuf cent quatre-vingt-quinze, de la maladie d’Alzheimer, dont il sera victime pendant une dizaine d’années, incapable d’observer sa lente et méthodique dégradation.
22 décembre 2020
Habitant le Quartier Latin, au vingt et un de la rue de l’Odéon, Cioran est un témoin privilégié de l’effervescence étudiante de Mai Soixante-Huit, et de ses suites. Il en retient quelques anecdotes et en tire pour ses Cahiers quelques réflexions regroupées ci-après :
Ce peuple grammairien. A l’Odéon, occupé par les étudiants, l’un deux disait tout à l’heure que les ouvriers n’aiment pas prendre part aux discussions par peur de faire des fautes de français.
Les enfants se retournent contre les parents ; et les parents méritent leur sort. Tout se retourne contre tout, chacun engendre son propre ennemi. Telle est la loi.
1er juin 1968. Devant l’Odéon. Au milieu d’étudiants plus ou moins anarchistes, un monsieur d’un certain âge vend La Lumière, organe des guérisseurs ( ?), et parle de « Dieu » comme seule réponse aux grandes questions. La discussion s’échauffe, les étudiants deviennent agressifs, et l’un d'eux demande au monsieur en question :
« Savez-vous en quoi consiste la preuve ontologique ?
-Je ne suis pas savant », répond le vieux colporteur.
L’histoire n’est qu’un malentendu interminable. Les jeunes en France jurent par Mao. Demain on révélera ses crimes, on le dénoncera comme on l’a fait pour Staline. Rien ne sera changé ; on se trouvera une idole de rechange, le plus loin possible, pour qu’elle ne soit pas vue de près, pour qu’elle ne puisse pas décevoir tout de suite.
20 septembre La rentrée. Samedi après-midi, boulevard Saint-Michel. Comment croire que cette foule de jeunes, impropres à rien, puissent permettre à la société de continuer comme auparavant ! D’ailleurs la société, ce sont eux qui la constituent. Ces filles pratiquement nues, ces garçons aux longs cheveux, quelle sinistre dégueulasserie ! Tout cela craquera, inexorablement !
Je ne suis pas réactionnaire, j’admets toutes les réformes et toutes les révolutions qu’on voudra. Mais n’exigez pas de moi de croire que l’Histoire ait un sens et l’humanité un avenir. L’homme passera de difficultés en difficultés ; et il en sera ainsi, jusqu’à ce qu’il en crève.
*
Ces filles pratiquement nues, ces garçons aux longs cheveux, quelle sinistre dégueulasserie !, un témoignage de l’ouverture d’esprit du neurasthénique. Un autre, récurrent : si lorsqu’il évoque un homme dans ses Cahiers, Cioran écrit « un monsieur » ; lorsque c’est une femme, il écrit « une bonne femme ».
Ce peuple grammairien. A l’Odéon, occupé par les étudiants, l’un deux disait tout à l’heure que les ouvriers n’aiment pas prendre part aux discussions par peur de faire des fautes de français.
Les enfants se retournent contre les parents ; et les parents méritent leur sort. Tout se retourne contre tout, chacun engendre son propre ennemi. Telle est la loi.
1er juin 1968. Devant l’Odéon. Au milieu d’étudiants plus ou moins anarchistes, un monsieur d’un certain âge vend La Lumière, organe des guérisseurs ( ?), et parle de « Dieu » comme seule réponse aux grandes questions. La discussion s’échauffe, les étudiants deviennent agressifs, et l’un d'eux demande au monsieur en question :
« Savez-vous en quoi consiste la preuve ontologique ?
-Je ne suis pas savant », répond le vieux colporteur.
L’histoire n’est qu’un malentendu interminable. Les jeunes en France jurent par Mao. Demain on révélera ses crimes, on le dénoncera comme on l’a fait pour Staline. Rien ne sera changé ; on se trouvera une idole de rechange, le plus loin possible, pour qu’elle ne soit pas vue de près, pour qu’elle ne puisse pas décevoir tout de suite.
20 septembre La rentrée. Samedi après-midi, boulevard Saint-Michel. Comment croire que cette foule de jeunes, impropres à rien, puissent permettre à la société de continuer comme auparavant ! D’ailleurs la société, ce sont eux qui la constituent. Ces filles pratiquement nues, ces garçons aux longs cheveux, quelle sinistre dégueulasserie ! Tout cela craquera, inexorablement !
Je ne suis pas réactionnaire, j’admets toutes les réformes et toutes les révolutions qu’on voudra. Mais n’exigez pas de moi de croire que l’Histoire ait un sens et l’humanité un avenir. L’homme passera de difficultés en difficultés ; et il en sera ainsi, jusqu’à ce qu’il en crève.
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Ces filles pratiquement nues, ces garçons aux longs cheveux, quelle sinistre dégueulasserie !, un témoignage de l’ouverture d’esprit du neurasthénique. Un autre, récurrent : si lorsqu’il évoque un homme dans ses Cahiers, Cioran écrit « un monsieur » ; lorsque c’est une femme, il écrit « une bonne femme ».
21 décembre 2020
Parvenu au bout des mille pages des Cahiers de Cioran (Gallimard) qui couvrent une période allant de mil neuf cent cinquante-sept à mil neuf cent soixante-douze, j’en extrais quelques pépites personnelles, en vrac :
5 novembre. Tenir un journal, c’est prendre des habitudes de concierge, remarquer des riens, s’y arrêter, donner aussi trop d’importance à ce qui vous arrive, négliger l’essentiel, devenir écrivain dans le pire sens du mot.
On cesse d’être écrivain, dès qu’on ne s’intéresse plus à sa propre vie. Le détachement de soi ruine son talent.
Le fanatique est souvent ascète. J’aime manger – comme tous les hommes sans convictions profondes.
Cherché pendant plus de deux heures mes déclarations d’impôt des cinq dernières années pour pouvoir compléter une déclaration que m’envoient les Allocations familiales. C’est à devenir fou. Que je sois mêlé à ce bordel. Comme si je faisais partie de la société !
Je viens de téléphoner à mon éditeur. Dans deux services différents, on ne connaissait pas mon nom. Cela m’a vexé, et puis j’ai eu honte d’avoir été vexé. Qu’est-ce qu’on peut être petit !
Cet après-midi je suis allé payer ma cotisation à la Société des gens de lettres. En un an, on a cité de moi absolument rien, à la radio ni ailleurs, puisqu’à mon compte il y avait : néant. Boycottage ? Indifférence ? Je me suis installé dans la condition confortable de « philosophe inconnu ».
On me demande de faire des cours à Chicago. Comme si je pouvais parler d’autre chose que de moi !
A quelqu'un qui me demande pourquoi je ne rentre pas dans mon pays :
-De ceux que j’ai connus, les uns sont morts, les autres, c’est pire.
Parmi les écrivains, tous sont faiseurs, sauf les malades et les malheureux.
Ne pas lire les écrivains dont on parle.
Lire uniquement par besoin et par hasard, comme cela vient.
Entendre Bach dans des grands magasins, pendant qu’on achète un caleçon !
11 avril Quel plaisir de vivre dans une ville où personne ne vous connait ! On y est dans la position d’un malfaiteur qui se cache, la peur en moins.
Il faut beaucoup de courage et de réflexion pour ne pas devenir anarchiste.
Dès que quelqu’un s’intéresse à mes livres, je sais qu’il est « fichu », que quelque chose s’est cassé en lui, qu’il ne pourra pas se « débrouiller » dans la vie. Je n’attire que les vaincus.
En bonus :
En permettant l’homme, la nature a fait une erreur de calcul.
On peut aimer n’importe qui, sauf son voisin.
5 novembre. Tenir un journal, c’est prendre des habitudes de concierge, remarquer des riens, s’y arrêter, donner aussi trop d’importance à ce qui vous arrive, négliger l’essentiel, devenir écrivain dans le pire sens du mot.
On cesse d’être écrivain, dès qu’on ne s’intéresse plus à sa propre vie. Le détachement de soi ruine son talent.
Le fanatique est souvent ascète. J’aime manger – comme tous les hommes sans convictions profondes.
Cherché pendant plus de deux heures mes déclarations d’impôt des cinq dernières années pour pouvoir compléter une déclaration que m’envoient les Allocations familiales. C’est à devenir fou. Que je sois mêlé à ce bordel. Comme si je faisais partie de la société !
Je viens de téléphoner à mon éditeur. Dans deux services différents, on ne connaissait pas mon nom. Cela m’a vexé, et puis j’ai eu honte d’avoir été vexé. Qu’est-ce qu’on peut être petit !
Cet après-midi je suis allé payer ma cotisation à la Société des gens de lettres. En un an, on a cité de moi absolument rien, à la radio ni ailleurs, puisqu’à mon compte il y avait : néant. Boycottage ? Indifférence ? Je me suis installé dans la condition confortable de « philosophe inconnu ».
On me demande de faire des cours à Chicago. Comme si je pouvais parler d’autre chose que de moi !
A quelqu'un qui me demande pourquoi je ne rentre pas dans mon pays :
-De ceux que j’ai connus, les uns sont morts, les autres, c’est pire.
Parmi les écrivains, tous sont faiseurs, sauf les malades et les malheureux.
Ne pas lire les écrivains dont on parle.
Lire uniquement par besoin et par hasard, comme cela vient.
Entendre Bach dans des grands magasins, pendant qu’on achète un caleçon !
11 avril Quel plaisir de vivre dans une ville où personne ne vous connait ! On y est dans la position d’un malfaiteur qui se cache, la peur en moins.
Il faut beaucoup de courage et de réflexion pour ne pas devenir anarchiste.
Dès que quelqu’un s’intéresse à mes livres, je sais qu’il est « fichu », que quelque chose s’est cassé en lui, qu’il ne pourra pas se « débrouiller » dans la vie. Je n’attire que les vaincus.
En bonus :
En permettant l’homme, la nature a fait une erreur de calcul.
On peut aimer n’importe qui, sauf son voisin.
19 décembre 2020
Bien qu’encore jeune, l’a pas l’air en forme le Président Macron, et les jours à risque ne sont pas encore passés. Que de petits commentaires envieux sur un repas pris à dix à l’heure du couvre-feu. Comme si le six à table était autre chose qu’une recommandation et qu’il fallait être au lit à vingt heures. Je retiens de ce dîner que les choses sérieuses se discutent toujours entre hommes.
Plus généralement, ça ne va pas mieux sur le front du Covid, même cela tend à s’aggraver. De passage dans les rues de Rouen ce vendredi après-midi, je constate que le nombre de celles et ceux qui prennent le risque de faire des achats est supérieur à celui de celles et ceux qui choisissent de s’autoconfiner avant de retrouver leurs vieux dans une semaine.
Le troisième confinement guette. Pourquoi pas dès le lendemain de Noël.
*
Dans ma boîte à lettres, une enveloppe timbrée sur laquelle mon adresse est libellée d’une écriture féminine inconnue. Qui donc peut m’écrire ainsi, me dis-je en déchirant l’enveloppe, un peu excité. Dépliant la missive, écrite elle aussi à la main, je suis bien déçu. Ma correspondante est une Témoin de Jéhovah. Il paraît que la Bible pourrait m’aider à résoudre des problèmes bien actuels, voire même m’indiquer ce que nous réserve l’avenir.
*
Ce que ne me réserve pas l’avenir : une vraie lettre de vraie fille dans ma boîte à lettres.
Plus généralement, ça ne va pas mieux sur le front du Covid, même cela tend à s’aggraver. De passage dans les rues de Rouen ce vendredi après-midi, je constate que le nombre de celles et ceux qui prennent le risque de faire des achats est supérieur à celui de celles et ceux qui choisissent de s’autoconfiner avant de retrouver leurs vieux dans une semaine.
Le troisième confinement guette. Pourquoi pas dès le lendemain de Noël.
*
Dans ma boîte à lettres, une enveloppe timbrée sur laquelle mon adresse est libellée d’une écriture féminine inconnue. Qui donc peut m’écrire ainsi, me dis-je en déchirant l’enveloppe, un peu excité. Dépliant la missive, écrite elle aussi à la main, je suis bien déçu. Ma correspondante est une Témoin de Jéhovah. Il paraît que la Bible pourrait m’aider à résoudre des problèmes bien actuels, voire même m’indiquer ce que nous réserve l’avenir.
*
Ce que ne me réserve pas l’avenir : une vraie lettre de vraie fille dans ma boîte à lettres.
18 décembre 2020
Ce jeudi, vers onze heures, peu après que le monde entier a appris qu’Emmanuel Macron est atteint du Covid, je sors profiter de la belle journée ensoleillée de fin d’automne, objectif Robec, le vrai, celui qui coule parallèlement à la rue de Darnétal.
Pour ce faire je rejoins la rue Eau-de-Robec où coule le faux Robec dans son lit de béton. Quelques restaurants y proposent de l’emporter. D’autres sont on ne peut plus fermés. Derrière le Musée National de l’Education, l’opération immobilière qui vise à remplacer une maison de retraite par des logements est en bonne voie. Au bout de la rue, place Saint-Vivien, l’église du même nom a plus ou moins disparu sous des échafaudages permettant la réfection de sa toiture. Un peu plus loin, rue du même nom, c’est la caserne Philippon qui est en voie de transformation en résidence pour personnes âgées. Cela fait bien six mois que je ne suis pas passé dans ce quartier de la Croix de Pierre où il ne faut pas compter sur le masque mis comme il faut. J’évite les plus négligents. Arrivé au bout de la rue Saint-Hilaire, je constate que là aussi on construit.
Le boulevard traversé, la clinique Saint-Hilaire en travaux d’extension contournée, me voici dans la fausse campagne. Peu de piétons sur le chemin goudronné qui suit le Robec, mais il faut compter avec coureurs et pédaleurs. A un endroit, la berge est tombée dans la rivière. Des sacs de gravas empêchent que cela s’aggrave. Arrivé à la hauteur de Lideule, dont le parquigne est empli, je me détourne pour rejoindre le sentier qui longe l’Aubette. Cette boucle faite, je n’ai que le choix de revenir en retraversant cette moitié de Rouen où le bâtiment va.
*
Suite à la parution sur le site Seine Maritime Actu d’un reportage illustré montrant l’intérieur dévasté de l’ancien cinéma Le Melville qui va être remplacé par un immeuble résidentiel et grâce à une ancienne Rouennaise devenue Lilloise, je découvre le site qu’Olivier Poupion, dont j’ai toujours apprécié l’ironie narquoise, consacre au cinéma et à la vie culturelle rouennaise à travers les âges. Ce Rouentographe est un site en construction depuis dix ans. Sa partie chronologique me réjouit.
Un extrait faisant écho au mois de mars mil neuf cent soixante-dix-huit :
Lundi 30, au Ciné Bijou, sortie de Perversités suédoises (non identifié). La publicité souligne : « Venez-voir ce film qui stupéfie les Suédois eux-mêmes ; culbute définitivement tous les interdits. »
Pour ce faire je rejoins la rue Eau-de-Robec où coule le faux Robec dans son lit de béton. Quelques restaurants y proposent de l’emporter. D’autres sont on ne peut plus fermés. Derrière le Musée National de l’Education, l’opération immobilière qui vise à remplacer une maison de retraite par des logements est en bonne voie. Au bout de la rue, place Saint-Vivien, l’église du même nom a plus ou moins disparu sous des échafaudages permettant la réfection de sa toiture. Un peu plus loin, rue du même nom, c’est la caserne Philippon qui est en voie de transformation en résidence pour personnes âgées. Cela fait bien six mois que je ne suis pas passé dans ce quartier de la Croix de Pierre où il ne faut pas compter sur le masque mis comme il faut. J’évite les plus négligents. Arrivé au bout de la rue Saint-Hilaire, je constate que là aussi on construit.
Le boulevard traversé, la clinique Saint-Hilaire en travaux d’extension contournée, me voici dans la fausse campagne. Peu de piétons sur le chemin goudronné qui suit le Robec, mais il faut compter avec coureurs et pédaleurs. A un endroit, la berge est tombée dans la rivière. Des sacs de gravas empêchent que cela s’aggrave. Arrivé à la hauteur de Lideule, dont le parquigne est empli, je me détourne pour rejoindre le sentier qui longe l’Aubette. Cette boucle faite, je n’ai que le choix de revenir en retraversant cette moitié de Rouen où le bâtiment va.
*
Suite à la parution sur le site Seine Maritime Actu d’un reportage illustré montrant l’intérieur dévasté de l’ancien cinéma Le Melville qui va être remplacé par un immeuble résidentiel et grâce à une ancienne Rouennaise devenue Lilloise, je découvre le site qu’Olivier Poupion, dont j’ai toujours apprécié l’ironie narquoise, consacre au cinéma et à la vie culturelle rouennaise à travers les âges. Ce Rouentographe est un site en construction depuis dix ans. Sa partie chronologique me réjouit.
Un extrait faisant écho au mois de mars mil neuf cent soixante-dix-huit :
Lundi 30, au Ciné Bijou, sortie de Perversités suédoises (non identifié). La publicité souligne : « Venez-voir ce film qui stupéfie les Suédois eux-mêmes ; culbute définitivement tous les interdits. »
17 décembre 2020
Ayant réussi à prendre via Internet mon rendez-vous d’hiver chez l’ophtalmo, je me dirige ce mercredi, le jour pas encore levé, pédestrement, jusqu’à la Clinique Mathilde où je dois être pour huit heures quarante-cinq.
Arrivé en avance au bout du couloir du deuxième étage, je le trouve encombré de cinq porteurs de lunettes (quatre vieux, un jeune). L’ouverture de la porte du cabinet est promise pour huit heures trente. Il est clair que je ne passerai pas à l’heure.
Le moment venu, tout le monde se case aussi loin que possible d’autrui dans la salle d’attente. Je la trouvais agréable avant la pandémie. Maintenant je la vois trop petite et impossible à aérer. Bientôt arrivent une jeune mère et sa fille, puis une autre avec fille et garçon, journée de congé scolaire oblige. Ce mélange de vieux et de moutards n’est sûrement pas sans risque, même si tous les plus de trois ans sont masqués.
Il est neuf heures et quart lorsque j’entends enfin mon nom. Une jeune orthoptiste à qui je n’ai jamais eu affaire me soumet à une série d’examens, dont certains qui manquaient la fois précédente pour évaluer l’état de mon glaucome, puis elle me renvoie dans la salle d’attente.
L’autre orthoptiste, ne portant qu’une mini protection de plexiglas sous le nez, m’appelle à son tour et se livre à d’autres examens sur ma petite personne, pas loin de me gronder quand je cligne alors qu’il faut regarder la petite croix verte.
Invité à aller attendre dans l’entrée, je suis ensuite appelé par la médecin ophtalmologue que j’ai déjà vue la dernière fois, la remplaçante du patron de cette usine à bigleux. Elle étudie les images qui lui ont été transmises par ses deux petites mains, me fait un dernier examen puis m’annonce que c’est stable. « Ce n’est pas nécessaire que vous veniez tous les six mois, une fois par an suffira. Je vais vous faire une ordonnance de traitement pour douze mois », conclut-elle.
Il est dix heures et quart quand je dis au revoir au pompier qui filtre les entrées en bas du bâtiment, soulagé d’avoir obtenu un sursis.
*
J’ose espérer que les machines où l’on pose front et menton sont désinfectées entre deux patients.
*
Coïncidence troublante, je lis au retour le compte-rendu du procès d’un instituteur âgé de cinquante-neuf ans qui exerçait à l’école maternelle Graindor de Rouen dont il était le directeur. Son méfait : avoir brutalisé certains de ses élèves de trois ans. Son explication : avoir appris qu’il avait un glaucome et qu’il risquait de devenir aveugle.
Arrivé en avance au bout du couloir du deuxième étage, je le trouve encombré de cinq porteurs de lunettes (quatre vieux, un jeune). L’ouverture de la porte du cabinet est promise pour huit heures trente. Il est clair que je ne passerai pas à l’heure.
Le moment venu, tout le monde se case aussi loin que possible d’autrui dans la salle d’attente. Je la trouvais agréable avant la pandémie. Maintenant je la vois trop petite et impossible à aérer. Bientôt arrivent une jeune mère et sa fille, puis une autre avec fille et garçon, journée de congé scolaire oblige. Ce mélange de vieux et de moutards n’est sûrement pas sans risque, même si tous les plus de trois ans sont masqués.
Il est neuf heures et quart lorsque j’entends enfin mon nom. Une jeune orthoptiste à qui je n’ai jamais eu affaire me soumet à une série d’examens, dont certains qui manquaient la fois précédente pour évaluer l’état de mon glaucome, puis elle me renvoie dans la salle d’attente.
L’autre orthoptiste, ne portant qu’une mini protection de plexiglas sous le nez, m’appelle à son tour et se livre à d’autres examens sur ma petite personne, pas loin de me gronder quand je cligne alors qu’il faut regarder la petite croix verte.
Invité à aller attendre dans l’entrée, je suis ensuite appelé par la médecin ophtalmologue que j’ai déjà vue la dernière fois, la remplaçante du patron de cette usine à bigleux. Elle étudie les images qui lui ont été transmises par ses deux petites mains, me fait un dernier examen puis m’annonce que c’est stable. « Ce n’est pas nécessaire que vous veniez tous les six mois, une fois par an suffira. Je vais vous faire une ordonnance de traitement pour douze mois », conclut-elle.
Il est dix heures et quart quand je dis au revoir au pompier qui filtre les entrées en bas du bâtiment, soulagé d’avoir obtenu un sursis.
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J’ose espérer que les machines où l’on pose front et menton sont désinfectées entre deux patients.
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Coïncidence troublante, je lis au retour le compte-rendu du procès d’un instituteur âgé de cinquante-neuf ans qui exerçait à l’école maternelle Graindor de Rouen dont il était le directeur. Son méfait : avoir brutalisé certains de ses élèves de trois ans. Son explication : avoir appris qu’il avait un glaucome et qu’il risquait de devenir aveugle.
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