Le Journal de Michel Perdrial

Le Journal de Michel Perdrial




Loïc Boyer
Je suis l’auteur de textes courts qui furent publiés depuis mil neuf cent quatre-vingt-quinze dans des revues littéraires en France (Supérieur Inconnu, Supplément d’Ame, Nouvelle Donne, Le Bord de l’Eau, Pris de Peur, l’Art du Bref, Sol’Air, Gros Textes, Salmigondis, Verso, Décharge, Bulle, Filigranes, Diérèse, Martobre, Comme ça et Autrement, (Cahier d’) Ecritures, La Nef des Fous), en Belgique (Traversées, Ecrits Vains, L’Arbre à Plumes, Inédit Nouveau, Bleu d’Encre), au Canada (Les Saisons Littéraires) et en Italie (Les Cahiers du Ru).
Les courageuses Editions du Chardon ont publié en mil neuf cent quatre-vingt-dix-neuf Erotica, un recueil de vingt-huit de ces textes, illustré par Isabelle Pio et Antoine Lopez et préfacé par Sarane Alexandrian, toujours disponible auprès de moi.
Je suis également l’auteur d’une pièce de théâtre et de plusieurs romans ou récits à ce jour inédits.
Depuis le onze novembre deux mille six, je publie mon Journal via Internet, un temps sous-titré Persiflages, moquages et autres énervages mâtinés de complimentages et de contentages. Sa première partie est lisible chez Eklablog, la deuxième ici.
Je vis au centre de Rouen dans un ancien monastère où autrefois les Sœurs de la Miséricorde se vouaient à l’éducation des jeunes filles.







Rss

6 avril 2016


C’est en contournant le vide grenier du quartier Lelieur Cathédrale, exploré à l’aube pour rien, que je me rends ce dimanche après-midi à l’Opéra de Rouen où l’on donne de la musique de chambre. J’y suis trop tôt comme d’habitude et cette attente que je m’impose est encore plus idiote que d’ordinaire car les portes de la salle ne sont ouvertes qu’un quart d’heure avant le concert et non pas une demi-heure comme il est d’usage. Peut-être est-ce parce que, contrairement à moi, l’essentiel du public ne se presse pas, profitant du soleil jusqu’à la dernière minute.
Dans ces conditions, j’ai à peine le temps de lire le livret programme, d’autant que je suis distrait par l’arrivée d’une famille deux rangs plus bas. Les trois enfants se chamaillent pour trouver à côté de qui s’asseoir. La mère en rajoute. Le père semble ailleurs.
-Heureusement qu’ils n’en ont pas fait dix, commente un peu trop fort l’homme assis devant moi.
En première partie est donnée le Dixtuor pour deux flûtes, hautbois, cor anglais, deux clarinettes, deux bassons, deux cors de Georges Enesco, une œuvre qui suscite l’enthousiasme de deux ou trois applaudisseurs prématurés à la fin du deuxième mouvement pourtant joué « modérément » mais qui  laisse indécis l’un que je côtoie à l’entracte : « Si si si, c’était bien, je crois. »
La seconde partie, que je suis d’un fauteuil isolé resté libre, fait en revanche l’unanimité. Il s’agit de l’Octuor pour clarinette, cor, basson, deux violons, alto, violoncelle et contrebasse de Franz Schubert, l’un de mes musiciens préférés. Cette œuvre qui dure près d’une heure ne me lasse à aucun moment et suscite de forts et longs applaudissements de toutes et tous.
Il est presque dix-huit heures lorsque je contourne à nouveau le vide grenier. Les vendeurs remballent, chargeant leurs voitures de quasiment autant de vieilleries qu’ils en avaient déballées.
                                                              *
Ce dimanche matin au Clos Saint-Marc un vieux papier (comme on dit dans le milieu de la brocante) attire mon attention, une page imprimée recto verso pliée en quatre. Il s’agit de l’édition spéciale datée du mardi vingt-trois août mil neuf cent vingt-sept du Libertaire consécutive à l’exécution de Sacco et Vanzetti.
En énormes capitales « ASSASSINÉS ! » suivi de « Tous à l’Ambassade américaine ! ».
« C’est fini maintenant. Il sont morts. Ils sont morts parce qu’ils rêvaient d’une humanité meilleure. » (La coquille marque peut-être l’émotion de l’ouvrier qui a composé le texte).
Pour un euro, ce document historique devient mien.
 

5 avril 2016


S’il en est un que je ne suis pas surpris de trouver là avant moi devant la porte de la Halle aux Toiles en ce deuxième jour de la vente de livres d’occasion du Secours Populaire, c’est Adji, l’ancien bouquiniste de la rue Bouvreuil. Cela permet une conversation intéressante en attendant l’ouverture. Il me parle notamment du travail sur le conte qu’il mène dans différents collèges et puis je me souviens tout à coup avoir vu ici hier deux romans de Mongo Beti. Je lui demande si ça l’intéresse. Bien sûr, il a eu l’occasion d’entendre Mongo Beti en conférence quand il était étudiant en Afrique. C’est quelqu’un qui a toujours été fidèle à ses idées, me dit-il, quand il a pris sa retraite de professeur (il enseignait à Rouen au lycée Corneille) il aurait pu rester tranquillement en France, mais non, il est retourné au Cameroun où à la descente de l’avion il a été accueilli avec des œufs pourris. Il a monté une librairie là-bas et puis a aidé les paysans à s’émanciper.
A cette époque du retour au Cameroun, L’Armitière lui a téléphoné à lui Adji pour qu’il intervienne avec un conte lors de la venue dans la librairie de Mongo Beti de passage en France. C’était extraordinaire pour lui. Rencontrer ce personnage dont les textes étaient déjà utilisés en dictée à l’école quand il était enfant. Hélas, Mongo Beti est tombé malade, a été mal soigné et est mort avant de revenir à Rouen.
Quand les portes s’ouvrent, nous allons jusqu’à la table où je me souviens avoir vu les deux livres jaunes de Mongo Beti. Ils y sont encore, Les Deux Mères de Guillaume Ismaël Dzewatama, futur camionneur et La Revanche de Guillaume Ismaël Dzewatama, et donc pour Adji. Nous furetons ensuite chacun pour soi. Ce samedi matin, je me concentre sur les cédés à un euro et trouve entre autres Un homme d’Albin de la Simone, ce sympathique être humain avec lequel j’ai discuté à Paris en ce début d’année sans savoir qui il était.
                                                              *
A la sortie, je passe à La Poste de la rue de la Jeanne, où l’antipathique vigile a disparu depuis un moment, afin d’affranchir un courrier avec l’automate.
-Ça va, monsieur, tout se passe bien ? me demande une employée sans doute stagiaire.
-Oui, si on ne me dérange pas.
Elle me souhaite quand même un bon ouiquennede lorsque je m’en vais.
Je remonte la rue jusqu’à la gare afin de retirer des billets à l’automate. Là aussi on me dérange. C’est le Play-Boy Communiste (rentré de Paris) qui me demande une pièce.
Je la lui donne. Il ne me dit pas merci.
                                                             *
Toujours une clientèle particulière au Sushi Tokyo de la rue Verte : des guiques, des nerdes, des lesbiennes camionneuses. Deux ouaiches à casquette à l’envers aussi ce samedi midi, comme on ne voit plus guère.
Demander à des ouaiches s’il veulent une soupe, il n’y a qu’une serveuse chinoise pour oser ça.
 

4 avril 2016


« On est quand même mieux ici qu’à la Chapelle Corneille », se réjouit le couple qui prend ses aises derrière moi ce vendredi soir premier avril au premier balcon de l’Opéra de Rouen. Je m’en doute mais ne puis confirmer n’ayant pas mis les fesses dans cette chapelle reconvertie en auditorium. Ce qui est certain, c’est que de cette hauteur, côté jardin, je verrai bien l’ensemble de l’Orchestre et courir les mains de la pianiste Lise de la Salle (née à Cherbourg en quatre-vingt-huit).
Avant qu’elle ne s’assoie au piano est donné Fabrique vocale de la chanteuse Rosa Silber (musique de ballet sur un tableau de Paul Klee et sur des motifs de Stravinsky), composition de mil neuf cent cinquante de Hans Werner Henze, musicien dont l’enfance fut nazifiée, une agréable découverte qui donne place au trombone, instrument souvent effacé. A l’issue, le couple de derrière cherche le tableau de Klee sur son téléphone et trouve la musique ressemblante et réciproquement, ce qui dans son esprit n’est un compliment ni pour l’un ni pour l’autre.
Lise de la Salle arrive vêtue d’une robe qui lui irait mieux si elle avait vingt ans de plus. Elle est accompagnée de Franck Paque, premier trompette de l’Orchestre pour le Concerto pour piano et trompette numéro un en ut mineur de Dimitri Chostakovitch. Point besoin de partition à l’éblouissante pianiste dont le jeu rapide et vigoureux est un régal et lui vaut de chauds applaudissements partagés avec un trompettiste moins souvent à la manœuvre. Plusieurs rappels ne nous donnent cependant pas droit à un petit bonus de Lise.
Après l’entracte, le maestro Leo Hussain se passe à son tour de partition pour diriger la Symphonie numéro quarante et un (dite Jupiter) en do majeur de Wolfgang Amadeus Mozart, Elle vaut un beau succès aux musicien(ne)s et à leur chef, bien que comme le remarque le couple de derrière : « C’est très bien, mais ce n’est pas le meilleur Mozart. »
                                                                 *
Ne pas avoir encore trente ans et bientôt fêter ses vingt ans de carrière, c’est ce qui arrive à Lise de la Salle qui se fit entendre en direct sur Radio France à l’âge de neuf ans.
 

2 avril 2016


La file d’attente a déjà commencé à se constituer devant la porte du rez-de-chaussée de la Halle aux Toiles lorsque j’y arrive ce vendredi matin quinze minutes avant l’heure de l’ouverture de la vente de livres d’occasion du Secours Populaire. S’y trouvent certains de mes habituels concurrents, dont quelques sympathiques, mais pas le bouquiniste qui se fait d’ordinaire remarquer en courant comme un fou d’un livre à l’autre. L’impatience de l’attente est partiellement diminuée par une conversation d’ascenseur à laquelle je ne participe pas.
Ensuite la déception est également habituelle chez ceux que je connais et moi-même. Il n’empêche que nos sacs se remplissent peu à peu et qu’en définitive ce n’est pas si mal que ça. L’organisation est toujours un peu soviétique mais j’ai appris à la supporter, on pose ses achats, l’une compte ce que l’on doit et inscrit une lettre sur la note, un deuxième remise les livres à l’arrière en posant dessus un carton avec la même lettre, on paie à un troisième tandis qu’un quatrième note la somme réglée dans un ordinateur, notre lettre est criée par le caissier, notre pile de livres nous est redonnée.
De retour dehors, j’emprunte le raccourci du transept de la Cathédrale qui consiste à entrer par la porte de la Calende pour ressortir par celle des Libraires, mais à l’intérieur du bâtiment je fais un détour par les soixante-quatre cloches du futur carillon que des ouvriers terminent d’installer dans la nef. Certaines sont couvertes de fleurs. D’autres se font lustrer.
A la maison, vidant mon sac, j’y trouve notamment Flâneries parisiennes de Franz Hessel (Rivages Poche), Lettres à Fanny du général Bertrand (Albin Michel) et Facéties et bons mots du Pogge Florentin et du curé Arlotto (Anatolia/Le Rocher), ce dernier trouvé en mauvaise compagnie, celle des ouvrages niais des comiques de télévision.
Ce même vendredi, à dix-sept heures, je rejoins le rassemblement décidé par la Cégété, la Haie Fessue, Sud (Solidaires) et l’Unef pour protester contre les violences policières ayant eu lieu la veille pendant la manifestation contre la « Loi Travail », attaques de Céhéresses devant la Préfecture pour empêcher son approche et devant l’Hôtel de Ville pour empêcher que s’y installent pour la nuit celles et ceux qui voulaient la passer debout, gazages, matraquages, treize arrestations.
Nous sommes environ trois cents dont deux porteurs de drapeaux du Saf, le Syndicat des Avocats de France dont j’ignorais l’existence. Se relayant au micro, les représentants des quatre syndicats disent clairement ce qu’ils pensent de l‘action de la Police. La Cégété notamment s’engage à défendre les jeunes manifestants interpellés s’il y avait des poursuites judiciaires et, en cas de futures arrestations, à participer aux protestations devant Brisout (ainsi appelle-t-on à Rouen l’Hôtel de Police sis dans la rue Brisout-de-Barneville). Elle a bien changé, cette Cégété. Dans les années soixante-dix, elle tapait sur les étudiants avant que la Police s’en charge.
Un représentant de la coordination des étudiants prend la parole et déclare que ce rassemblement c’est bien gentil mais que le mieux c’est d’aller en manifestation jusqu’à l’Hôtel de Ville d’où on s’est fait chasser hier. Le représentant de la Cégété appelle ceux qui se reconnaîtront à se mettre en branle pour bloquer la circulation automobile et nous voilà partis. Participer à une manifestation non autorisée est plus jouissif que de suivre un itinéraire défini à l’avance avec la Préfecture comme ce fut la cas la veille (une partie des manifestants s’étant échappée pour aller encore une fois maculer de peinture rouge la façade du local du Péhesse).
A l’approche de l’Hôtel de Ville la jeunesse étudiante se met à courir et s’engage dans le bâtiment. Robert, Maire, Socialiste, a de la visite.
Quant à moi, je rentre à la maison, ayant à voir et entendre Lise de la Salle à l’Opéra.
                                                              *
Ce vendredi ensoleillé, entre achat de livres et manifestation, je prends pour la première fois de l’année un café en chemise en terrasse. J’ai choisi le bar Le Sacre. Quoi de mieux pour célébrer le printemps, comme aurait dit Stravinsky s’il avait parlé français. J’y lis le numéro d’Europe consacré à Georges Perros. Adji, l’ancien bouquiniste de la rue Bouvreuil, passe par là. Je lui apprends qu’il a raté une fois encore l’ouverture de la vente de livres du Secours Pop.
                                                              *
Détruit et reconstruit en une semaine, la Café des Floralies s’est malheureusement transformé en Flo’s Café, « bar à salades ».
(Ne pas confondre un bar à salades avec un bar à embrouilles.)
 

1er avril 2016


Ce mercredi matin, remontant la rue de la Jeanne pour me rendre à la gare, je constate que le contenu de plusieurs bacs d’ordures a été déversé devant la porte de la boutique Normandie Philatélie. C’était déjà le cas la semaine dernière. Je me demande qui peut en vouloir à ce point à la gérante de cette boutique et pourquoi. Les passants pressés font comme moi, ils contournent l’obstacle.
A huit heures douze, l’habituel train à sièges colorés prend son essor vers la capitale et j’y arrive avec la pluie et un changement d’emploi du temps car le repas prévu dans le dix-huitième arrondissement chez celle qui travaille tant et tant a dû être annulé en raison d’un rendez-vous professionnel.
Je me dirige donc en métro vers le Book-Off de la Bastille. Je l’explore puis prends le bus Quatre-Vingt-Six qui mène au Quartier Latin. J’en descends devant l’Institut du Monde Arabe avec l’intention de déjeuner dans une brasserie dont j’ai bon souvenir mais celle-ci est détruite par des travaux et renaîtra sous je ne sais quelle forme qui me plaira moins.
Sous quelques gouttes, je remonte la rue des Ecoles, tourne à droite avant le boulevard Saint-Michel et me rabats sur le SaintSev’, restaurant dont le menu est français et les cuisiniers et serveurs d’ailleurs. On y entend Radio Nostalgie. Pour douze euros j’ai droit à une soupe à l’oignon suivie d’un sauté de porc et d’une mousse au chocolat. Avec un quart de sauvignon, cela fera dix-huit euros. Quelques touristes me tiennent compagnie, dont une grand-mère et sa petite-fille d’une vingtaine d’années. La première se plaint de ses douleurs aux pieds.
-Bientôt tu mettras des baskets, tu sais, comme les vieux en Amérique, lui dit sa moqueuse descendante.
Par la vitre, j’observe d’autres touristes qui semblent un peu perdus et désolés par le temps, tous porteurs de parapluies ou de vêtements adaptés dont un imperméable IdBus. Un vieux barbu à grande croix chrétienne les harangue sans succès.
Sorti de là, je vais fouiller dans les livres d’occasion que l’on trouve encore en nombre dans ce Quartier Latin qui a bien changé et achète chez Gibert Joseph, pour neuf euros soixante-dix, L’occupation et autres textes de Georges Perros (Joseph K.) puis à la librairie de Cluny, pour dix euros, les Lettres de Maurice Sachs (Le Bélier), l’exemplaire numéro cent trente-quatre sur vélin d’Annonay, paru en mil neuf cent soixante-huit, pages non encore coupées.
Le bus Vingt-Sept m’emmène vers l’Opéra Garnier. Il passe par le Louvre. Je m’étonne encore une fois que nul n’ait protesté quand a été construit le parallélépipède qui abrite la boutique alors que la pyramide de Pei avait suscité une polémique insensée. Ce bloc rouge est pourtant une grave atteinte esthétique au Louvre et à la pyramide.
Avant de fureter dans le second Book-Off, je prends un café à La Clef des Champs. Une grand-mère sexy de trente-huit ans (le plus âgé de ses petits-enfants a trois ans, « on commence tôt chez nous ») se réjouit de prendre l’avion demain pour cinq semaines de vacances en famille.
-Tu ne sais pas qu’il y a grève demain ? lui disent les jaloux.
-A Air France oui, mais moi je voyage avec Aircalin. Tu ne sais pas ce que c’est Aircalin ? C’est le petit nom d’Air Calédonie International.
Au comptoir, cette explication déçoit.
                                                                  *
Trouvé chez Book-Off à un euro : La Police des écrivains, recueil de rapports de la Police et de ses mouchards sur quelques-uns des délinquants de la plume et du stylo. Cette compilation publiée chez Horay est due à Bruno Fuligni. J’en avais déjà un exemplaire (et l’ai évoqué dans la première partie de ce Journal le vingt-six décembre deux mille onze) mais ce deuxième est dédicacé par le compilateur à Chantal Cerveau « bien cordialement ».
                                                                 *
Que de cloches sur le parvis de la Cathédrale de Rouen ce jeudi matin : des énormes, des grosses, des moyennes, des petites, des restaurées et des neuves. Le retour de Rome au temps de Pâques semble ne pas être une légende cette année. Un camion à bras télescopique en place une sur sa plateforme puis recule à demi à l’intérieur de l’édifice.
J’y entre par le portail de la Calende, où un faux borgne tente d’établir un péage, et assiste à la dépose. Le bras télescopique frôle le dessous du buffet de l’orgue. « Elles vont être bénies dimanche et resteront là un mois, ensuite elles seront ressorties et installées par l’extérieur dans la tour Saint-Romain », m’explique un homme d’église. Il s’agit de reconstituer le carillon, hors d’usage depuis les années quatre-vingt-dix.
En ressortant, j’entends le bruit de la manifestation contre la « Loi Travail » à laquelle je n’ai pas envie de participer.
 

31 mars 2016


« Vous avez aussi un spectacle ce soir », me dit l’aimable guichetière de l’Opéra de Rouen ce mardi après-midi quand je viens y retirer mes places pour la fin de semaine.  « Max Emanuel Cenčić, la musique napolitaine. »
Je l’avais oublié. J’y suis donc le soir venu au premier balcon et ne mets guère de temps à me dire que cela aurait été dommage de manquer ça. Max Emanuel Cenčić, contre ténor néo barbu, chante magnifiquement Niccolo Antonio Porpora et Leonardo Vinci. Il est accompagné de l’Ensemble il porno d’oro dirigé par le claveciniste Maxim Emelyanychev (né en quatre-vingt-huit, filiforme et cheveux longs partagés par une raie, exactement ce à quoi je ressemblais à son âge). Entre les prouesses vocales de Cenčić, Emelyanychev offre avec ses musicien(ne)s la Symphonie numéro sept en do majeur de Domenico Scarlatti et l’Adagio et Fugue de Johan Adolf Hasse.
Après l’entracte, c’est l’Ouverture royale de Niccolo Antonio Porpora, puis Max Emanuel Cenčić subjugue à nouveau le public avec des airs de Domenico Scarlatti et Leonardo Leo. Le clavecin ayant fait un quart de tour et été muni d’un couvercle ouvert, Maxim Emelyanychev montre ce qu’il sait faire en jouant et dirigeant le Concerto pour clavecin en ré majeur de Domenico Auletta et pour finir le contre ténor Max Emanuel Cenčić qui autrefois fut soprano (« Cette métamorphose est rare et je ne connais pas d’autre chanteur l’ayant vécue », explique-t-il à Vinciane Laumonier dans le livret programme) et qui a déjà perdu trois fois sa voix, en fait le plus bel usage devant un public enthousiaste, les éternels malades étant même capables de retenir leur toux.
Un spectateur de premier rang offre un bouquet à l’artiste qui nous offre deux bonus dont je ne peux retenir les titres mais grâce au blog Publics de l’Opéra de Rouen, je peux écrire qu’il s’agissait des airs Se vi ferme tiré d’Irene et Vo desperato a morte de Tito Vespasiano, compositions de Johan Adolf Hasse.
 

30 mars 2016


Dans son livre Intérieur (L’Arbalète Gallimard) Thomas Clerc fait une description fouillée, pièce par pièce, de son appartement et du contenu de celui-ci, un appartement parisien de cinquante mètres carrés, rue du Faubourg Saint-Martin, où il est entré le onze septembre deux mille un et qu’il quittera après le point final.
Un tel sujet peut faire craindre l’ennui mais connaissant Thomas Clerc par la chronique dans laquelle il disséquait une revue choisie plus ou moins au hasard dans un kiosque, chronique qu’il lisait d’une voix métallique et pressée dans la défunte émission de Laurent Goumare sur France Culture, c’est confiant que j’ai entamé la lecture de mon exemplaire trouvé d’occasion chez Emmaüs à Cherbourg.
Ce mardi, j’entends de nouveau la voix de l’auteur en mettant mes notes en ordre (ou plutôt en désordre) et j’atteste que son livre fut mon plaisir de lecture le plus intense de ce début d’année deux mille seize:
1 appartement, c’est 1 série de murs avec des portes et 1 plancher qui donnent sur des pièces aux fenêtres reflétant des meubles qui contiennent des choses.
La hauteur sous plafond mesure nos forces psychiques ; elle détermine nos espérances.
L’Intérieur de Thomas Clerc est aussi une sorte d’autobiographie en creux. Il y raconte sa vie d’obsessionnel, y énumère ses principes et ses manies, y évoque son peu de sens pratique :
Rétablir le courant en actionnant la manette du disjoncteur de 0 à 1 est le seul geste techniquement réussi que, surmontant ma crainte de rester sans chauffage pendant les rigueurs de janvier, je puisse accomplir.
Mon regard plane sur chaque objet comme 1 vautour sur 1 décharge, et dans 1 lourd silence je me demande combien de temps il leur reste à être.
Mon idéal est minimaliste, mais je ne suis pas fidèle à mon idéal. Tant de rebuts signent la misère d’1 société d’abondance et d’1 vie d’ascèse : semblable aux pauvres qui bourrent leur foyer de saloperies criant la terreur inverse du dénuement, je me suis laissé posséder par cette horreur ricanante.
Bien que je ne vive pas en groupe, mon rapport aux victuailles, semblable aux chasseurs-cueilleurs primitifs, se caractérise  par l’opulence répétitive du même.
Les urinoirs publics me déplaisent, surtout en France où ils sont sales, étriqués et faits pour 1 promiscuité qui n’est pas dans mes mœurs.
Le mah-jong est pourtant l’1 des plus beaux jeux que je connaisse et mon plaisir serait de l’apprendre à mes amis. Or voilà que se dresse le premier obstacle : je n’ai pas d’amis ! Ou, pour être plus près de la vérité (car la phrase précédente est drôle mais fausse), je n’ai pas d’amis pour jouer au mah-jong.
Thomas Clerc ne décrit cependant pas totalement ce qui se trouve dans son appartement, son argent par exemple, s’en expliquant ainsi :
En effet, l’argent, riche dossier, déboucherait sur 1 hypertexte contraire à la description surfasciste de ces pages.
Cependant on saura tout sur son goût passé pour la lessive Ariel et sur son stylo Parker, modèle Jotter :
Ma marque de lessive préférée fut longtemps Ariel, qu‘utilisait ma mère, et sur bien des points je reste fidèle à ma mère. L’excellente publicité pour Ariel, on s’en souvient peut-être, consistait à nier que 2 barils de poudre à lessive traditionnelle fussent supérieurs à 1 seul d’Ariel –et l’on voyait ainsi 1 ménagère refuser ce qui pouvait paraître 1 bonne affaire (2 au lieu d’1 !) au motif irrécusable que la qualité l’emporte sur la quantité. Mais l’autre raison pour laquelle je restai longtemps fidèle à cette marque est que j’ai eu, il y a bien longtemps déjà, 1 maîtresse portant ce beau prénom shakespearien, et dont je garde intact le souvenir, car l’érotisme se prolonge en moi plus par les noms que par les images.
J’ai horreur de chercher mon instrument et je redoute de le perdre ; aussi j’en possède 3 exemplaires (rouge, noir, argent) : pourtant, je passe mon temps à les perdre et à les chercher. Comme le Jotter ne se fabrique plus, j’aborde toute papeterie avec l’espoir de mettre la main sur les dernières plumes encore en circulation.
Et l’histoire de son porte-clefs :
J’ai acheté ce porte-clefs fantaisie à New York le 26 juillet 2009 lors d’1 visite à la maison de Poe, cottage en bois vermoulu dans 1 coin du Bronx, sur 1 petit square coincé entre 2 grandes avenues inhospitalières, et que je n’ai trouvé qu’à force de persévérance alors que mes demandes auprès des passants restaient incomprises, personne ne connaissait manifestement Edgar Poe’s house parmi la population de Noirs pauvres et de prolétaires blancs du quartier. Lestant mon modeste trousseau comme la chaîne du forçat, sa rutilance à 1 dollar 50 enjolive le culte que je voue à l’auteur de Philosophie de l’ameublement.
Lisant cela, je me revois vivant la même expérience quelques années plus tard, à ceci près que je ne pus entrer dans la maison de Poe, désormais uniquement visitable par les groupes et sur rendez-vous.
                                                            *
Dans quelle catégorie d’écrivains ranger Thomas Clerc ? Il répond lui-même à la question :
L’art conceptuel est pour moi le plus beau de tous les arts et si je devais opérer à mon endroit le classement qu’en tant que critique je n’hésite pas à faire sur certains de mes confrères, je me qualifierais moi-même d’écrivain post-conceptuel.
                                                            *
Trois des coquetteries d’écriture de Thomas Clerc :
Ecrire systématiquement les nombres avec des chiffres, y compris « un » ou « une » (j’ai la coquetterie inverse).
Traiter certains adjectifs comme des noms communs : les impulsifs de ma nature, le fragile de certaines installations.
Supprimer tous les saints de la toponymie urbaine : place Sulpice, boulevard Germain. Pousser le vice jusqu’à évoquer l’œuvre d’un poète connu en l’appelant John Perse.
                                                            *
Face à « un » et « une » écrits 1, on cherche l’erreur, la faille, la négligence. Je la trouve dans la dernière phrase de la page cent cinq : C’est évidemment ce 2e point qui dépend d’une forme de vie précise.
                                                            *
Thomas Clerc est un admirateur de Malthus. Il se réjouit de porter le même prénom que lui. Il n’écrit le mot « fécondité » que barré : Je tire 1 trait sur le mot le plus laid de la langue française.
Le bonheur de n’avoir pas d’enfants : ne pas avoir de chambre d’enfants.
                                                           *
En prélude à son Intérieur : Je dédie ce livre à mon arrière-grand-père Auguste Clerc, décorateur et peintre d’objets religieux, orneur, assassiné par sa femme le 29 juin 1912, à l’âge de 48 ans.
                                                           *
Pour finir :
Théorème du voisinage : les voisins nous créent plus de soucis que nous leur en causons.
Je confirme.
 

29 mars 2016


Ce dimanche de Pâques, plutôt que de me rendre dans des vide greniers de parquignes de supermarchés (Oissel et Bihorel) d’où je crains de revenir bredouille, je profite pour la première fois de la gratuité mise en place au Musée des Beaux-Arts depuis qu’il est passé sous la responsabilité de la Matmutropole Rouen Normandie.
Il faut quand même prendre un ticket et avouer son code postal pour les statistiques. De nombreuses salles du rez-de-chaussée sont fermées en vue de la nouvelle opération fabiusienne Normandie Impressionniste, mais on peut encore voir celles données à Agnès Jaoui pour la quatrième édition du Temps des Collections. Dans le coin d’une, un petit écran diffuse Le Goût des autres, le film partiellement tourné à Rouen de ladite. Un couple de quinquagénaires est scotché devant.
Une salle consacrée aux pastels de grande taille me retient où l’on voit fillette, jeune fille et jeune femme qui pourraient aussi bien être la même à des âges différents : Portrait de fillette de Sonia Routchine-Vitry, Portrait de Mademoiselle Lia Lévy d’Emile Lévy, La femme au singe de Charles Lucien Léandre.
Celle consacrée aux hommes nus ne tient pas ses promesses, les sexes étant couverts de tissu ou invisibles, sauf un mais il est dans la pénombre, d’où l’absence d’avertissement en direction d’un public mineur ou particulièrement sensible. S’y trouve la photo d’un dos nu partiellement couvert d’une longue chevelure blonde, une image androgyne non titrée signée Collier Schorr.
Ailleurs sont côte à côte pour leur air de famille le Chevalier à la main sur la poitrine du Greco et Paul Alexandre devant un vitrage de Modigliani.
Une salle « Corps fragmentés » montre des dessins divers sur ce thème. S’en détache le rouge Twins de Françoise Pétrovitch.
D’autres salles jaouisées ne me retiennent pas. Le sculpteur Puget m’indiffère et la Jeanne peinte rassemble des œuvres qui me sont trop connues.
Je ne manque pas en revanche d’aller saluer mes préféré(e)s de la collection permanente : Démocrite, Rigolette, la fausse religieuse, les énervés et quelques autres, celles et ceux que je peux approcher toutefois car une moitié d’aile est fermée sans rapport avec la prochaine exposition. Même si je m’en doute, j’en demande la raison à une gardienne :
-C’est à cause du manque de personnel, me répond-t-elle, m’expliquant que cela se produit régulièrement.
Certains venus de loin pour voir une toile particulière doivent être fort déçus, mais comment se plaindre maintenant que l’entrée est gratuite.
                                                                    *
Idée saugrenue : sortir un empaillé du Muséum d’Histoire Naturelle pour l’installer dans la salle des Orientalistes. Ce ridicule chamelon est muni d’une étiquette le précisant fragile afin qu’un moutard n’y grimpe pas.
                                                                    *
En ce dimanche pascal est annoncée la mort de Jim Harrison survenue la veille, d’une crise cardiaque alors qu’il écrivait un poème. Un bon jour pour mourir est l’un des titres avec lesquels je l’ai découvert.
J’ai raconté sa venue à Rouen, invité par la librairie L’Armitière lors de la parution d’En Marge (ses mémoires).
Grand amateur de la gastronomie et des vins français, il dîna ce soir-là à La Couronne « plus vieille auberge de France », comme en témoigne au mur une photo dédicacée. Mon exemplaire d’En Marge l’est aussi.
 

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