Suite des notes prises lors de ma relecture du Journal (1939-1940) de Raymond Queneau. Après l’attente, la défaite et la fuite :
Le Havre est paraît-il assez violemment bombardé. (vingt-huit mai mil neuf cent quarante)
Mon plus grand plaisir ici : le soir après-dîner, faire le mot-croisé de Paris-Soir en défaisant mes bandes molletières. (même jour)
La France ainsi écroulée : fallait-il qu’elle soit vermoulue. Serons-nous des esclaves ou des serfs ? Cette fuite s/la route : réfugiés, évacués, officiers, soldats –quelle misère. Et notre défense de La Roche : avec un fusil et qques cartouches (pas de FM, ni de mitrailleuses). (vingt juin mil neuf cent quarante)
Au cours de ces petits déplacements, de nouveau noté l’égoïsme, la mesquinerie des 3/4 des hommes : pour une assiette de lentilles, pour une meilleure place dans un camion, on se hait. (…)
Qque chose de pas beau à voir : les officiers qui fuyaient en bagnole laissant leurs hommes derrière eux… (vingt-six juin mil neuf cent quarante)
Le dépôt 24 n’était pas une exception. Son désordre, sa racaille, son immoralité, ses officiers ivrognes et incompétents, c’était ainsi dans toute la France. (dimanche trente juin mil neuf cent quarante)
On chante, on rit. Plaisanteries innombrables sur la défaite (…) on se lève tard, on prend des bains de soleil, on va à la baignade, on court les filles. Ces Français… quels gens frivoles. (deux juillet mil neuf cent quarante)
Ici, les officiers font la « noce », la « bringue », etc. A La Roche, ils emplissaient leurs voitures de cigarettes tirées d’un wagon abandonné.
Il faut noter tout cela, pour se souvenir. Après, j’oublie.
Encore : ici, dans ce cantonnement, avant nous, il y avait une section sanitaire (pourquoi ici !). C’était la foire ; et les infirmières se faisaient emmancher dans les granges. (trois juillet mil neuf cent quarante)
Dimanche 7. Je suis descendu en ville. Incident qui manque de dégénérer en émeute. Le débitant de tabac vend des cigarettes à un aviateur, refuse d’en vendre à un tirailleur tunisien. Celui-ci proteste. On l’approuve : « ce sont des hommes autant que nous, ils se sont plus fait casser la gueule plus que nous ». Le débitant ferme boutique. 200 personnes s’amassent. On agite les volets. Un officier fait ouvrir la boutique, finalement, et le débitant est obligé de vendre ses cigarettes aux tirailleurs. (neuf juillet mil neuf cent quarante)
Tout le monde s’attend à une persécution des juifs et d’ailleurs s’en réjouit fort. (treize juillet mil neuf cent quarante)
Le capitaine a rédigé avec ma collaboration une « demande de citation à l’ordre » pour le G.S.E.A.R. le Cdt du Canton l’a fait venir et lui a dit : « Mais vous n’avez rien foutu ! » (dix-huit juillet mil neuf cent quarante)
Onze mois jour pour jour après mon appel, me voici « rendu à la vie civile ». Dieu m’a interdit toute vanité militaire, et m’a mené hors des dangers par la voie qu’Il lui a plu de me faire suivre. Je Le remercie de toutes Ses Volontés. (vingt-quatre juillet mil neuf cent quarante)
*
Dans cette édition Gallimard, le Journal (1939-1940) de Raymond Queneau est suivi d’un texte postérieur Philosophes et voyous, paru initialement dans Les Temps Modernes, où l’écrivain revient sur ce qu’il a vécu à cette période et qui commence ainsi :
Une bonne partie de la drôle de guerre, je l’ai passée dans un dépôt avec des rebuts de l’armée française : infirmes, invalides incapables, communistes, anarchistes, oubliés, cinglés, égarés. On y buvait beaucoup, du vin rouge principalement. On y avait de larges loisirs, comblés par le sommeil, les parties de cartes et l’école buissonnière. Je prenais une part active à toutes ses occupations, notamment pour ce qui était de la consommation de rouquin. Que je fusse un intellectuel, cela stupéfiait mes camarades.
Le Havre est paraît-il assez violemment bombardé. (vingt-huit mai mil neuf cent quarante)
Mon plus grand plaisir ici : le soir après-dîner, faire le mot-croisé de Paris-Soir en défaisant mes bandes molletières. (même jour)
La France ainsi écroulée : fallait-il qu’elle soit vermoulue. Serons-nous des esclaves ou des serfs ? Cette fuite s/la route : réfugiés, évacués, officiers, soldats –quelle misère. Et notre défense de La Roche : avec un fusil et qques cartouches (pas de FM, ni de mitrailleuses). (vingt juin mil neuf cent quarante)
Au cours de ces petits déplacements, de nouveau noté l’égoïsme, la mesquinerie des 3/4 des hommes : pour une assiette de lentilles, pour une meilleure place dans un camion, on se hait. (…)
Qque chose de pas beau à voir : les officiers qui fuyaient en bagnole laissant leurs hommes derrière eux… (vingt-six juin mil neuf cent quarante)
Le dépôt 24 n’était pas une exception. Son désordre, sa racaille, son immoralité, ses officiers ivrognes et incompétents, c’était ainsi dans toute la France. (dimanche trente juin mil neuf cent quarante)
On chante, on rit. Plaisanteries innombrables sur la défaite (…) on se lève tard, on prend des bains de soleil, on va à la baignade, on court les filles. Ces Français… quels gens frivoles. (deux juillet mil neuf cent quarante)
Ici, les officiers font la « noce », la « bringue », etc. A La Roche, ils emplissaient leurs voitures de cigarettes tirées d’un wagon abandonné.
Il faut noter tout cela, pour se souvenir. Après, j’oublie.
Encore : ici, dans ce cantonnement, avant nous, il y avait une section sanitaire (pourquoi ici !). C’était la foire ; et les infirmières se faisaient emmancher dans les granges. (trois juillet mil neuf cent quarante)
Dimanche 7. Je suis descendu en ville. Incident qui manque de dégénérer en émeute. Le débitant de tabac vend des cigarettes à un aviateur, refuse d’en vendre à un tirailleur tunisien. Celui-ci proteste. On l’approuve : « ce sont des hommes autant que nous, ils se sont plus fait casser la gueule plus que nous ». Le débitant ferme boutique. 200 personnes s’amassent. On agite les volets. Un officier fait ouvrir la boutique, finalement, et le débitant est obligé de vendre ses cigarettes aux tirailleurs. (neuf juillet mil neuf cent quarante)
Tout le monde s’attend à une persécution des juifs et d’ailleurs s’en réjouit fort. (treize juillet mil neuf cent quarante)
Le capitaine a rédigé avec ma collaboration une « demande de citation à l’ordre » pour le G.S.E.A.R. le Cdt du Canton l’a fait venir et lui a dit : « Mais vous n’avez rien foutu ! » (dix-huit juillet mil neuf cent quarante)
Onze mois jour pour jour après mon appel, me voici « rendu à la vie civile ». Dieu m’a interdit toute vanité militaire, et m’a mené hors des dangers par la voie qu’Il lui a plu de me faire suivre. Je Le remercie de toutes Ses Volontés. (vingt-quatre juillet mil neuf cent quarante)
*
Dans cette édition Gallimard, le Journal (1939-1940) de Raymond Queneau est suivi d’un texte postérieur Philosophes et voyous, paru initialement dans Les Temps Modernes, où l’écrivain revient sur ce qu’il a vécu à cette période et qui commence ainsi :
Une bonne partie de la drôle de guerre, je l’ai passée dans un dépôt avec des rebuts de l’armée française : infirmes, invalides incapables, communistes, anarchistes, oubliés, cinglés, égarés. On y buvait beaucoup, du vin rouge principalement. On y avait de larges loisirs, comblés par le sommeil, les parties de cartes et l’école buissonnière. Je prenais une part active à toutes ses occupations, notamment pour ce qui était de la consommation de rouquin. Que je fusse un intellectuel, cela stupéfiait mes camarades.