Le Journal de Michel Perdrial

Le Journal de Michel Perdrial




Loïc Boyer
Je suis l’auteur de textes courts qui furent publiés depuis mil neuf cent quatre-vingt-quinze dans des revues littéraires en France (Supérieur Inconnu, Supplément d’Ame, Nouvelle Donne, Le Bord de l’Eau, Pris de Peur, l’Art du Bref, Sol’Air, Gros Textes, Salmigondis, Verso, Décharge, Bulle, Filigranes, Diérèse, Martobre, Comme ça et Autrement, (Cahier d’) Ecritures, La Nef des Fous), en Belgique (Traversées, Ecrits Vains, L’Arbre à Plumes, Inédit Nouveau, Bleu d’Encre), au Canada (Les Saisons Littéraires) et en Italie (Les Cahiers du Ru).
Les courageuses Editions du Chardon ont publié en mil neuf cent quatre-vingt-dix-neuf Erotica, un recueil de vingt-huit de ces textes, illustré par Isabelle Pio et Antoine Lopez et préfacé par Sarane Alexandrian, toujours disponible auprès de moi.
Je suis également l’auteur d’une pièce de théâtre et de plusieurs romans ou récits à ce jour inédits.
Depuis le onze novembre deux mille six, je publie mon Journal via Internet, un temps sous-titré Persiflages, moquages et autres énervages mâtinés de complimentages et de contentages. Sa première partie est lisible chez Eklablog, la deuxième ici.
Je vis au centre de Rouen dans un ancien monastère où autrefois les Sœurs de la Miséricorde se vouaient à l’éducation des jeunes filles.







Rss

8 mars 2014


Retour en Somme ce samedi matin, après un petit-déjeuner buffet à l’Hôtel La Terrasse, face au beau Casino sis dans l’ancienne gare, et un démarrage sans peine de ma petite voiture qui ne vaut plus rien (six cents euros, dixit Renault Berck) et dont l’embrayage est à bout de souffle (mille euros pour le remplacer, dixit le même).
Je descends la longue avenue à Fort-Mahon et me gare au bout, là où commence la plage de sable à perte de vue, derrière ce sont des dunes, à ne pas savoir quoi faire de tout ce sable.
Je marche pendant une demi-heure sur cette plage, croisant parfois un cheval au galop, jusqu’à arriver à Quend-Plage où l’on espère se protéger de la grande marée avec des bottes de paille. J’y prends un café au Monkey Bar puis fais le chemin dans l’autre sens.
A midi, je déjeune au panoramique restaurant Homard Gourmand dont la gérante est fort séduisante, ignorant délibérément la cuisine de la mer : terrine de foies de volaille, cuisse de poulet et farandole de fromages (comté, neufchâtel, maroilles). Avec une demi-bouteille de bourgueil, la vue sur la mer et un café, ça fait trente euros.
Je passe l’après-midi à Berck, bien connue pour ses handicapés (autrefois pour ses tuberculeux) à regarder passer les familles populaires du samedi sous un ciel bleu voilé. A peine la marée est-elle haute que la mer commence à redescendre.
De retour à l’hôtel, on frappe à ma porte. La longue jeune fille blonde m’annonce qu’on me demande au téléphone. Il n’y en a qu’une pour prendre ainsi de mes nouvelles un jour de mélancolie après avoir vu la photo de mon lieu d’hébergement sur le réseau social Effe Bé.
                                                              *
Pas de guide de l’hébergement en Pas-de-Calais à l’Office du Tourisme de Berck. Ça n’existe pas.
-Vous feriez bien de vous inspirer de vos voisins de la Somme, dis-je à la responsable.
Elle me répond que je peux me plaindre auprès du Comité Départemental du Tourisme. Elle n’a rien non plus sur Boulogne. Tout ce que j’obtiens d’elle est une luxueuse brochure nommée Lux sur Le Touquet Paris Plage.
                                                             *
Au bout de la promenade à Fort-Mahon, une plaque célébrant l’exploit de cinq jeunes Picards du lieu ayant rejoint l’Angleterre en canoés le seize septembre mil neuf cant quarante et un pour continuer le combat contre les nazis (de qui devraient s’inspirer les Sans Papiers de Calais).
                                                             *
Berck : ceux qui s’assoient sut le muret dos à la mer, tournés vers les moches immeubles aux volets fermés pour la plupart.
 

7 mars 2015


-Vous devez avoir l’habitude de déjeuner tranquillement, me dit la jeune femme brune et anglaise accompagnée de quatre moutards en bas-âge et d’une jeune assistance rousse,
Nous sommes à la table du petit-déjeuner de Chez Françoise à Noyelles ce vendredi matin. Je lui réponds positivement et lui explique que par mon ancienne profession j’ai aussi l’habitude de ce dérangement qui est d’ailleurs relatif.
Le souci vient de ma petite voiture qui hésite à démarrer. Elle me mène quand même au Crotoy où c’est jour de marché. On espère beaucoup du beau temps, du côté des marchands. Je me balade un peu dans la ville puis à nouveau connais quelques problèmes de démarrage. Je vais à Rue mais pas de garage Renault. On m’en indique un à Quend Ville.
Je le trouve. Impossible de s’occuper de mon cas, deux mécaniciens sur trois sont absents. Le patron me dit d’aller à Berck. Le responsable de l’accueil bidouille un peu dans le moteur puis me dit qu’il ne peut pas me donner rendez-vous avant quinze heures.
Plus qu’à rester à Berck dont je rejoins le centre à pied. Je bois un café dans un Péhemmu avec toilettes au fond de la cour dont le tenancier, à ma demande, me conseille Aux Sports pour déjeuner. Cette brasserie de la rue Carnot ressemble plus à une boutique pour sportifs qu’à un restaurant : partout des maillots, des unes encadrées de L’Equipe, des photos de champions et tout un tas d’accessoires, mais côté cuisine tout est frais et de saison, explique le patron qui se refuse à servir des moules d’Espagne, il attend celles de son jardin.
Je tente un Pot Jevleesch : quatre viandes froides en gelée (poulet, lapin, veau, porc) servies dans un bocal, accompagnées de frites fraiches et de salade. Une dame du cru en mange aussi, ce qui me rassure. Inutile de songer au dessert, ce sera un café. Une longue marche au bord de la mer s’impose, sur la promenade qui était balayée par une tempête de sable lorsque j’y fus autrefois, bien accompagné.
En retournant au garage, je passe devant l’Hôtel La Terrasse, face au Casino, et y prends chambre à quarante-cinq euros pour deux nuits.
Rien trouvé, me dit le garagiste venu me chercher au bout d’une heure dans la salle d’attente où une petite télé diffuse en boucle l’évacuation des zadistes de Sivens. Peut-être le bidouillage fait à l’arrivée a-t-il été utile. Je paie quand même trente-cinq euros et croise les doigts pour demain matin.
                                                           *
J’aurais pu être bavard au petit-déjeuner de la maison d’hôtes, mais les seules questions que j’avais envie de poser à cette Anglaise parfaitement bilingue résidant en Charente étaient indiscrètes.
                                                           *
Au Péhemmu de Berck : « Je devrais le faire aussi, jouer mes numéros de voiture, parce qu’un jour ça sortira. »
                                                           *
Chez Renault à Berck : « Vous allez être appelé dans le cadre d’une enquête Qualité. A la question : Nous recommanderiez-vous à votre entourage ? Merci de répondre « Oui, certainement » car « Oui, probablement » est considéré comme une réponse négative dont le personnel et moi-même aurions à subir les conséquences. »
 

6 mars 2015


Mercredi soir, à Mers-les-Bains, je dîne, ayant pris la demi-pension à l’Hôtel Le Parisien. Le menu « We love Picardie » à dix-huit euros quatre-vingt-dix ne me revient qu’à six euros cinquante : ficelle picarde, bœuf picard et crème de citron aux spéculos. J’y ajoute une demi-bouteille de côtes-du-rhône à huit euros cinquante conseillée par le jeune patron. Il ne faut pas que je m’habitue à ça. Je dors néanmoins très bien dans cette annexe d’hôtel, fréquentée par des travailleurs.
Le petit-déjeuner jeudi matin au même endroit est quelconque mais le soleil est là, le ciel est bleu et le vent tombé. Je reprends la route qui monte vers le nord en suivant plus ou moins la côte et m’arrête à Ault, bourg en forme de rue qui tombe dans la mer comme l’a remarqué avant moi Victor Hugo qui aimait fort ce lieu sis entre des falaises du plus bel effet.
Cayeux-sur-Mer un peu plus loin ne me retient pas. Je poursuis jusqu’à la pointe du Hourdel, beau site où les anciennes maisons de pêcheurs longent un bras de Somme mêlée à la mer. Il tient lieu de port. J’assiste au départ de deux bateaux de pêche pour le large, prends un café à la terrasse de La Pointe du Hourdel, bar à bières, vais voir les phoques, curiosité locale, dont la tête noire ressemble à un ballon flottant quand ils nagent (certains se prélassent sur un banc de sable). En face, c’est Le Crotoy, que je vois bien lorsque je déjeune d’un menu à quatorze euros à base de poissons en miettes, avec une carafe d’eau, à l’hôtel-restaurant Le Parc à Huitres. Le beau temps aidant, c’est vite empli de famille, surtout grands-parents et petits-enfants. J’ai près de moi une nymphette à appareil dentaire qui trempe son doigt dans le verre de vin blanc de son grand-père et a commandé une pièce du boucher pour les frites qui l’accompagnent. « Si tu veux que je la mange en entier, il va falloir que tu m’aides », dit-elle à sa grand-mère.
Après ce quelconque repas, je reprends la route jusqu’au vaste bourg de Saint-Valery-sur-Somme dont je visite la partie maritime et celle médiévale, puis je pousse jusqu’à Noyelles-sur-Mer où l’on ne trouve pas la mer mais le lieu-dit Nolette. Là, perdu dans les champs, est un étonnant cimetière dont je suis le seul visiteur. Y sont enterrés dans l’ordre chronologique huit cent quarante-deux ouvriers chinois employés par les Britanniques pendant la Première Guerre Mondiale et morts en mil neuf cent dix-huit de la grippe espagnole. « Faithfull Unto Death » « A Good Reputation Endures For Ever » est-il écrit sur leurs tombes.
C’est à Noyelles que je pose mes bagages à la maison d’hôtes Chez Françoise, quarante-cinq euros pour un célibataire, petit-déjeuner inclus, avec la ouifi.
                                                          *
Un homme à la pointe du Hourdel devant l’horodateur :
-Un euro de l’heure, c’est quand même des bandits.
Personnellement, j’ai choisi de ne pas payer. A Saint-Valery-sur-Somme, non plus, qui est toute entière en stationnement payant pour les visiteurs et qui pourrait être renommée Saint-Valery-le-Péage.
                                                         *
Chasseurs de la Somme. « Nous chassons les oies en février » affichent-ils sur les mairies et autres lieux municipaux. Ils chassent les oies et votent pour la dinde.
                                                         *
Victor Hugo à Juliette Drouet en mil huit cent trente-sept :
A deux heures et demie, j'entrais au Bourg d’Ault. On passe quelques maisons, et tout à coup on se trouve dans la principale rue, dans la rue mère d'où s’engendre tout le village, lequel est situé sur la croupe de la falaise. Cette rue est d'un aspect bizarre. Elle est assez large, fort courte, bordée de deux rangées de masures, et l'océan la ferme brusquement comme une immense muraille bleue. Pas de rivage, pas de port, pas de mâts. Aucune transition. On passe d'une fenêtre à un flot.
 

5 mars 2015


Mercredi matin quatre mars, je quitte Rouen direction Neufchâtel-en-Bray puis Eu où j’arrive après une route sinueuse et pentue (le Pays de Bray est ras, il attend que le printemps lui fasse l’herbe verte et le fromage en forme de cœur). Peu de temps après, je franchis la frontière et entre en Picardie.
Mers-les-Bains m’accueille fraîchement. Le ciel est bleu mais ça souffle fort. Le trouve une chambre à cinquante-cinq euros à l’Hôtel Le Parisien tenu par un aimable jeune couple, plus exactement dans l’annexe, de l’autre côté de la rue. La vue est sur les jardins des maisons avoisinantes. A deux pas se trouve la maison où naquit Eugène Dabit, l’auteur d’Hôtel du Nord. Une boulangerie en occupe le rez-de-chaussée, spécialiste du gâteau battu. Quelques autochtones y achètent leur pain puis rentrent à la maison, saluant rapidement leurs connaissances :
-Vous avec déjà fait vot’tour ?
-Bah oui, on traîne pas avec ce vent-là.
Mers est connue pour ses maisons à balcons colorés dans certaines menacent ruine et d’autres sont à vendre, la plupart fermées, témoignage de temps meilleurs. J’en fais moult photos puis déjeune au Bistrot Saint-André en bord de mer, près d’un homme d’affaire français et deux de ses homologues chinois, leur conversation se tient en anglais. Amandes farcies et raviolis d’écrevisses et d’asperges, avec une demi-bouteille de muscadet et un café, cela fait trente euros.
Le vent souffle toujours fort et le ciel est encore plus bleu quand j’en sors. Comme aucune fille du bord de mer ne m’invite à tâter du côté de son cœur, je décide de repasser la frontière, à pied cette fois, afin de faire un tour au Tréport. Les pêcheurs du coin n’apprécient pas le projet d’éoliennes au large et le signalent en lettres capitales sur leurs camionnettes : « Eoliennes = Escroquerie écologique » « Eoliennes en mer = Mort de la vie sociale maritime ». Je ne juge pas indispensable d’aller leur dire que je préfère ces éoliennes aux centrales nucléaires de Paluel et Penly.
Je trouve le chemin du funiculaire gratuit et autogéré qui monte en haut de la falaise d’où l’on découvre tout Le Tréport, et Mers-les-Bains aussi, avec la mer toujours recommencée, puis redescends par les marches de pierre jusqu’au centre-ville. J’y bois un café à prix parisien dans un estaminet désert où règne un silence de mort.
Sur le comptoir, ce proverbe local :
« Si le temps n’est pas net
Reste à la buvette »
                                                                        *
La veille mardi, rencontre annuelle avec les ami(e)s de Stockholm en compagnie de l’homme au chapeau. Chez Guidoline, nous discutons de nos perceptions légèrement différentes du monde qui va mal tout en mangeant de crémeux gâteaux.
                                                                        *
Fabrice Luchini, toute la semaine A voix nue à vingt heures sur France Culture. Trente-cinq ans de psychanalyse, mais quand il parle de son père et de sa mère, il les appelle encore papa et maman.
 

4 mars 2015


Ultimes extraits à mon goût du Journal de Jules Renard (Bouquins Laffont) :
On ne demande de mes nouvelles que pour avoir le droit de me raconter tous ses malheurs. (dix-huit août mil neuf cent cinq)
Famille. La recevoir du bout des lèvres, du bout des doigts, et enfin, du bout du pied. (trois septembre mil neuf cent cinq)
Nouvelle démentie et rementie. (dix-huit novembre mil neuf cent cinq)
Instituteurs. Ils disent encore « M. l’Inspecteur » comme ils diraient « Sire » ou « l’Empereur ». (quinze juin mil neuf cent six)
Nietzsche. Ce que j’en pense ? C’est qu’il y a bien des lettres inutiles dans son nom. (sept juillet mil neuf cent six)
On ne sait pas comment ils feraient pour élever leurs enfants si la mort ne les aidait pas. (dix-neuf février mil neuf cent sept)
Les épreuves que Dieu lui envoie. On dirait qu’elle parle d’un photographe. (six juillet mil neuf cent sept)
A considérer les appétits bourgeois, je me sens capable de me passer de tout. (trois août mil neuf cent sept)
L’auto, l’ennui vertigineux.
Ils vous demandent tout de suite combien de chevaux. Disons 1 500 et n’en parlons plus. (vingt-neuf aout mil neuf cent sept)
L’ouvrier a l’air de vivre, si on le compare au paysan mort. (vingt-trois août mil neuf cent huit)
N’écoutant que son courage, qui ne lui disait rien, il se garda bien d’intervenir. (dix-huit octobre mil neuf cent huit)
Galeries Durand-Ruel. Les Nymphéas, série de paysages d’eau par Claude Monet.
Je ne trouve rien à dire. Evidemment, c’est joli, mais je ne peux pourtant pas dire : « C’est joli, surtout dans des cadres ovales. » (onze mai mil neuf cent neuf)
Tous les chênes sont historiques, mais quelques-uns ne s’en vantent pas. (vingt-deux janvier mil neuf cent dix)
                                                                 *
Une bien connue vacherie pour l’un de ses collègues :
Mallarmé, intraduisible, même en français. (premier mars mil huit cent quatre-vingt-dix-huit)
Celle-ci me plaît bien aussi, qui règle son compte à Claudel :
Il a le poil rare et regarde en dessous. Son âme a mauvais estomac. Il revient à son horreur des juifs, qu’il ne peut voir ni sentir. (treize février mil neuf cent)
                                                                 *
Enfin pour me consoler de souffrir du même mal, cette constatation renouvelée :
C’est désespérant : tout lire, et ne rien retenir ! Car on ne retient rien. On a beau faire effort : tout échappe. (vingt-huit août mil huit cent quatre-vingt-neuf)
Doué d’une heureuse mémoire qui me permet d’oublier instantanément n’importe quelle lecture. (vingt-trois janvier mil neuf cent neuf)
 

3 mars 2015


Quatrième livraison de mon meilleur du Journal de Jules Renard (Bouquins Laffont) relu l’été deux mille quatorze :
Jamais je ne demande de nouvelles des absents : je les suppose morts. (quatorze janvier mil neuf cent deux)
L’oiseau en cage ne sait pas qu’il ne sait pas voler. (quinze avril mil neuf cent deux)
Style. Quand « améthyste » arrive, « topaze » n’est pas loin derrière. (quinze avril mil neuf cent deux)
Aux innocents les mains pleines de sang. (dix-sept octobre mil neuf cent deux)
Il ne parle pas, mais on sait qu’il pense des bêtises. (dix-neuf janvier mil neuf cent trois)
Les jeunes filles n’ont pas le droit de tout lire, mais elles peuvent passer leur après-midi, au Jardin d’acclimatation, à regarder les singes. (vingt-six janvier mil neuf cent trois)
Beauté de la littérature. Je perds une vache. J’écris sa mort, et ça me rapporte de quoi acheter une autre vache. (vingt-six septembre mil neuf cent trois)
Je me suis arrangé avec le facteur : il me garantit une lettre par jour. (dix octobre mil neuf cent trois)
Quel admirable animal que le cochon ! Il ne lui manque que de savoir faire lui-même son boudin. (deux mars mil neuf cent quatre)
Jarry et sa carabine. Les balles tombent de l’autre côté du mur.
-Vous allez tuer mes enfants !
-Nous vous en ferons d’autres, madame. (dix-huit avril mil neuf cent quatre)
Qu’importe que le paysan ne paie plus d’impôts, s’il reste imbécile. (trente août mil neuf cent quatre)
Charité hypocrite qui donne dix sous pour avoir vingt francs de gratitude. (six mai mil neuf cent cinq)
Je ne me lie avec personne à cause de la certitude que j’ai que je devrai me brouiller avec tout le monde. (en juillet mil neuf cent cinq)
(À suivre, une dernière fois)
                                                             *
Un aspect franchement antipathique de la personnalité de Jules Renard : sa misogynie épaisse. Exemple :
Que de femmes ! Dire qu’elles pensent, que leur bonne répond : « Madame travaille » ! Elles sont presque toutes laides, et ne doivent pas sentir bon ! (trente et un mars mil neuf cent un)
                                                             *
Par ailleurs troublé par les toutes jeunes filles, comme une grande majorité des écrivains de ma connaissance :
Une veste rouge sur un gilet breton. Des yeux qui se baissent et se relèvent à chaque instant. Si peu petite fille que tout à coup on s’aperçoit qu’on lui parle comme à une femme. Une bouche rouge de femme, et bonne à cueillir, et un sourire d’enfant. Des cheveux frais. Une innocence qui ne peut pas durer. Des gestes qui gêneraient, et que l’amour règlera. (six janvier mil huit cent quatre-vingt-dix-huit)
 

2 mars 2015


Retour à l’Ubi ce samedi en fin d’après-midi où la MAM Galerie invite au vernissage de l’exposition À très peu de distance, à peine reculé de Pierre Besson organisée dans le cadre de la dixième édition du Mois de l’Architecture Contemporaine en Normandie, lequel vernissage sera agrémenté, à partir de dix-neuf heures, d’une performance sonore de Raphaël Ilias Transfer_Function.
À très peu de distance, à peine reculé est un vers tiré de La Vue de Raymond Roussel, écrivain suffisamment riche pour se publier lui-même au début du vingtième siècle, l’insuccès le menant au suicide, et redécouvert lorsque j’étais jeune dans les années soixante-dix. J’ai acheté Impressions d’Afrique et Locus Solus à cette époque sans parvenir à en lire plus que quelques pages. Sans doute ne suis-je pas assez cérébral pour apprécier un tel auteur, et partant pour être totalement emballé par une telle exposition, bien que la démarche de l’artiste, jouant sur des modifications d’échelle d’éléments extraits d’objets de la vie quotidienne qu’il transforme en volumes architecturaux ou incruste dans des photos d’architecture, m’intéresse.
En attendant la performance, je commande un verre de vin blanc à l’aimable Laura et le bois en étudiant le programme du Mois de l’Architecture Contemporaine.
Tout à coup, conséquence possible du récent « Entrée libre » affiché sur la porte, déboulent trois échappé(e)s d’une maison de correction, la grande sœur et les deux petits frères. Il font le tour de l’expo et leur verdict est sans nuance : « Y a que des artistes là-d’dans, c’est pas pour nous ». Ils ressortent de la galerie, découvrent les gerbilles :
-Comment elles s’appellent ?
-Elles n’ont pas de nom, leur répond-on du bar.
Cet endroit est décidément décevant. Le trio quitte l’Ubi aussi bruyamment qu’il y est entré. La greffe du milieu populaire sur celui de l’art contemporain n’a pas pris.
Derrière moi, les trois artistes affalés dans les fauteuils se concertent. Faut-il rester pour la performance ?
-C’est de la musique contemporaine, ça risque d’être chiant, dit l’un
Les deux autres approuvent. Là non plus la greffe ne prend pas mais la sortie de ce trio est des plus discrètes.
Il y a peu de monde dans la galerie quand vient l’heure de Transfer_Function, beaucoup restent au bar et écoutent ça de loin, d’autres sont dans la rue à fumer. Cette musique d’ordinateur, de petits boutons et de grosses enceintes se laisse entendre. Le couple d’à côté de moi pense que ça aurait plu à Quentin, leur fils je suppose. Considérant qu’il faut toujours partir avant la fin, surtout si l’on ne connaît pas la durée de la prestation, je me dirige au bout d’un moment vers la sortie.
                                                                        *
Café Le Clos Saint-Marc, dimanche matin, une jolie étudiante interroge un commerçant ambulant du marché sur le rôle des placiers, si tous sont égaux devant eux, si certains refusent de leur obéir (lui bien sûr), puis les questions portent sur les pratiques commerciales.
-Je vais vous confier un secret, lui dit-il. Quand une cliente vous dit : « Vous m’en mettrez un kilo. », on en met un kilo deux cents et on dit : « Un peu plus, je le laisse ? Obligatoirement, la cliente dit oui. Au bout de cinq, c’est comme si on avait servi une personne de plus. »
Le marchand se vante auprès de ses semblables venus prendre un café, s’il a été choisi pour cet entretien c’est parce qu’il est le meilleur du marché. Jaloux, les concurrents demandent à la demoiselle si elle est étudiante en psychiatrie.
 

1er mars 2015


C’est un bus Fast Numéro Deux qui me fait monter la côte jusqu’au Cimetière Monumental ce samedi matin en compagnie de deux autres qui ont la tête à y aller aussi, à la cérémonie d’incinération de Patrice Quéréel. Nous descendons à Flaubert et allons à pied jusqu’au crématorium, lequel est encore fermé.
A neuf heures précises, les portes s’ouvrent mais pas question d’entrer dans la salle de réception. Soit on attend dans un triste « salon de convivialité » soit c’est debout dans l’entrée. J’en profite pour mettre mon mot dans le registre de condoléances : « Salut Quéréel, tu m’as amusé souvent, énervé parfois, c’est dommage de savoir qu’on ne se rencontrera plus ».
Beaucoup de monde arrive dont Robert, Maire. Des têtes connues de moi sont là, j’en salue certaines, échange quelques mots avec Frank Dubois des Editions du Perroquet Bleu, rencontré au temps des Cafés Matin de Mister Crocodile. Il a publié plusieurs livres de Quéréel, entre autres Rouen érotique.
Après une longue attente, nous sommes enfin autorisés à pénétrer dans la salle où tout le monde ne peut s’asseoir, cependant que se fait entendre la première Gymnopédie d’Erik Satie. Le cercueil est côté jardin, le micro côté cour où s’exprime une employée des Pompes Funèbres qui semble touchée personnellement par le deuil. Elle appelle Monsieur le Maire qui bien qu’il arbore le badge « Mort de rire » nous fait un conventionnel discours. Place à la famille : Emmanuel (fils) interprète de la voix et la guitare une chanson qu’il a composée et Danièle (compagne) évoque le défunt d’une manière fine et poétique. Les amis et complices font suite, dont Olivier Beaudoin, vêtu d’un kilt du plus bel effet et muni d’une queue de billard à laquelle est accrochée une peluche caresseuse de cercueil. Il apporte le grain de folie qui manquait, secouant quelques cocotiers, dont celui de Robert, Maire, à qui il a fallu huit ans pour transformer l’esplanade Adolphe-Thiers en esplanade Marcel-Duchamp. Ce parcours du combattant Quéréel nous est rappelé en détail avec moult piques pour le premier édile. A chaque fois que la queue de billard fait cruellement mouche, je vois dans le cerveau de Robert clignoter un petit « Mdr ».
La lugubre employée des Pompes (il aurait fallu la saouler avant la cérémonie) invite à se lever. Chacun(e) va déposer sa poignée de pétales d’Rrose (Sélavy) sur le cercueil. Bien que la performance soit civile, un pasteur disant qu’il n’en est pas un mais a tout pour en être un, dit quelques vagues mots pieux. Le cercueil est alors caché par une porte coulissante.
Frank m’emmène jusqu’à l’Ubi où se déroule la suite. Le facétieux Jonathan Slimak vient me présenter ses condoléances. Je ne sais comment, nous en venons à parler de mon enterrement. Je lui dis qu’il y faudrait la dinguerie dont il est capable : « Tu devrais t’en charger. »
-C'est-à-dire ?
-T’occuper des préparatifs et être le maître de cérémonie.
Il est d’accord. Je lui dis que je le désignerai formellement dans mon testament.
Ma voisine de la maison d’en face, Adeline Gouarné, Présidente de la Page Blanche, de rose vêtue, se tient devant un portrait du défunt (dont je ne dirai rien si ce n’est qu’il a été peint par l’une de ces dames de la Page Blanche). Une vente aux enchères doit permettre de l’offrir à la veuve, idée que je trouve un peu saugrenue.
Ma voisine rose joue la commissaire-priseuse avec une énergie artificielle. Chacun peut mettre de la vraie monnaie dans une boîte ou participer de façon créative à l’enchère par une chanson, un texte, un poème, une anecdote. Cela rame un peu mais finit par prendre forme au point que je me décide à lire le texte que j’ai écrit pour mon Journal quand j’ai appris la mort de PQ. Comme je ne l’ai pas avec moi, je pars à la recherche d’un ordinateur portatif, mais dans ce haut lieu culturel tous ont les batteries à plat. Jonathan me sauve en me confiant son téléphone et je fais don de mon texte, dans lequel sont égratignées les bourgeoises de la Page Blanche.
Après une autre intervention, l’enchère est close. Adeline Gouarné laisse entendre qu’elle pourrait prendre le relais de l’irrévérence afin que l’esprit de Quéréél continue à secouer la ville. Elle a déjà le costume mais il est un peu grand pour elle, me dis-je. Elle invite l’assistance à une soirée en l’honneur du défunt à la Page Blanche en avril, « chez les bourgeoises, comme dit mon voisin, qui lui n’en est pas un, bien qu’habitant au centre ville ». Un repas au restaurant suivra mais on n’y mangera pas d’entrecôtes comme les aimait Quéréel, ce sera plutôt végétarien.
-J’ai déjà quelques idées pour ton enterrement, me glisse à l’oreille Jonathan, ce sera beaucoup plus drôle.
 

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