J’ai acheté un livre pour elle. Un livre écrit pour elle, bien que l’auteur soit mort depuis longtemps. Un livre qui dit le malheur des êtres fiers enfermés dans la nasse où prospèrent les lâches et les hypocrites. Un livre où elle est présente à chaque page.
Je la vois au quotidien depuis que le hasard de la vie professionnelle l’a conduite vers moi. Elle a vingt-trois ans et encore un pied dans l'adolescence. Le monde des adultes lui fait horreur et elle n’est pas encore faite à l’idée qu’elle y a déjà sa place.
Elle est grande, très mince et elle cache ses petits seins sous des chemises sages, ses petites fesses dans des jeans classiques. Cela la rend –l’ignore-t-elle ?- bien plus sexy que la plus provocante. Elle retient par une pince ses cheveux blonds cendrés dont quelques mèches s’égarent parfois devant ses yeux clairs. Ses dents blanches sont si parfaites qu’on pourrait y apprendre à jouer du piano avec la langue.
Pourquoi faut-il que j’aime les jeunes filles au corps d’anguille ?
Je fais très attention à ce que je lui dis. C’est si facile de la faire rougir. J’aimerais pouvoir lui expliquer simplement que je l’admire d’être si intransigeante, de savoir si bien discerner le vrai du faux, de concilier en elle la paix et la violence, de n’être soumise à aucune idée mesquine, d’être déjà si déçue et encore pleine d’espoir.
Mais comment s’y prend-on pour dire cela à une fille qui est trop jolie ?
Le premier juin mil neuf cent trente-huit, Odön von Horvath sortait d’un cinéma parisien lorsqu’il fut tué par un arbre renversé par le vent impétueux. Il avait trente-sept ans et venait de publier un livre pour elle qui ne naîtrait que bien plus tard.
Ce livre, oserai-je le lui offrir ? Cela fait plusieurs jours qu’il traîne sur la petite table ronde du salon, élégamment habillé de papier-cadeau noir.
La vie jamais n’obéira à l’évidence.
Michel Perdrial
(Une première version de ce texte a paru au Québec dans la revue Les Saisons Littéraires n°19 en automne/hiver 2000/2001; cette version, définitive, a paru en France dans la revue Décharge n°131 en septembre 2006 et en Belgique dans la revue Traversées à l’hiver 2006/2007.)
Je la vois au quotidien depuis que le hasard de la vie professionnelle l’a conduite vers moi. Elle a vingt-trois ans et encore un pied dans l'adolescence. Le monde des adultes lui fait horreur et elle n’est pas encore faite à l’idée qu’elle y a déjà sa place.
Elle est grande, très mince et elle cache ses petits seins sous des chemises sages, ses petites fesses dans des jeans classiques. Cela la rend –l’ignore-t-elle ?- bien plus sexy que la plus provocante. Elle retient par une pince ses cheveux blonds cendrés dont quelques mèches s’égarent parfois devant ses yeux clairs. Ses dents blanches sont si parfaites qu’on pourrait y apprendre à jouer du piano avec la langue.
Pourquoi faut-il que j’aime les jeunes filles au corps d’anguille ?
Je fais très attention à ce que je lui dis. C’est si facile de la faire rougir. J’aimerais pouvoir lui expliquer simplement que je l’admire d’être si intransigeante, de savoir si bien discerner le vrai du faux, de concilier en elle la paix et la violence, de n’être soumise à aucune idée mesquine, d’être déjà si déçue et encore pleine d’espoir.
Mais comment s’y prend-on pour dire cela à une fille qui est trop jolie ?
Le premier juin mil neuf cent trente-huit, Odön von Horvath sortait d’un cinéma parisien lorsqu’il fut tué par un arbre renversé par le vent impétueux. Il avait trente-sept ans et venait de publier un livre pour elle qui ne naîtrait que bien plus tard.
Ce livre, oserai-je le lui offrir ? Cela fait plusieurs jours qu’il traîne sur la petite table ronde du salon, élégamment habillé de papier-cadeau noir.
La vie jamais n’obéira à l’évidence.
Michel Perdrial
(Une première version de ce texte a paru au Québec dans la revue Les Saisons Littéraires n°19 en automne/hiver 2000/2001; cette version, définitive, a paru en France dans la revue Décharge n°131 en septembre 2006 et en Belgique dans la revue Traversées à l’hiver 2006/2007.)