Le premier obus tombait toujours pendant le dessert et le dessert était toujours le même. Un pain dit de Gênes coupé en deux transversalement et recouvert de crème au café décorée à l'aide des dents d'une fourchette qui laissaient à sa surface de jolies petites tranchées bien parallèles. Avec un cure-dent, sur ce gâteau crémeux, ma mère avait écrit le prétexte du jour, qui nous valait d'être réunis dans la salle à manger habituellement inoccupée, grands-parents, parents et enfants, heureux et mécontents à la fois: Bonne année... Joyeux anniversaire... Joyeux Noël... et cætera.
Le premier obus était toujours le bon. Il tombait exactement là où il le fallait. A Verdun et à proximité de celui qui serait mon grand-père, alors jeune homme dans une tranchée, promu défenseur d'une France assiégée. Puis il y avait l'éclat d'obus. Plus important que l'obus lui-même. L'éclat logé dans le pied de ce futur grand-père. Une belle blessure de guerre qui vaudrait à toute une famille, chaque jour dit de fête, de réentendre la même histoire avec les variantes de saison. Nul suspense; à Noël, impérativement, le soldat allemand sortait de la tranchée ennemie un drapeau blanc à la main, à quelques dizaines de mètres de celle où vivait, couvert de poux, mon jeune grand-père et criait: "Joyeux Noël à tous". En français, insistait l'ancien combattant. Mon père faisait répéter: "Joyeux Noël à touches" et posait moult questions destinées à faire oublier qu'il avait été, quant à lui, réformé et avait ainsi échappé à la guerre mondiale suivante, celle que beaucoup s'entêtent à nommer la seconde et qui n'est peut-être que la deuxième, me disais-je déjà à cette époque, en espérant prochaine la fin du repas.
Quel âge avais-je lorsque tout cela me devint intolérable? Entre quatorze et dix-huit ans sûrement. Je venais de prendre une décision. Jamais je ne porterais un uniforme. Jamais je ne marcherais au pas. Jamais je n'obéirais à un ordre galonné. Jamais, jamais, jamais, me répétais-je, cloué à la table familiale, à demi asphyxié, cinquante ans après les faits, par les vapeurs guerrières, les jours de fête, à vous faire détester son dessert, sa famille et la vie toute entière.
Le premier obus était toujours le bon. Il tombait exactement là où il le fallait. A Verdun et à proximité de celui qui serait mon grand-père, alors jeune homme dans une tranchée, promu défenseur d'une France assiégée. Puis il y avait l'éclat d'obus. Plus important que l'obus lui-même. L'éclat logé dans le pied de ce futur grand-père. Une belle blessure de guerre qui vaudrait à toute une famille, chaque jour dit de fête, de réentendre la même histoire avec les variantes de saison. Nul suspense; à Noël, impérativement, le soldat allemand sortait de la tranchée ennemie un drapeau blanc à la main, à quelques dizaines de mètres de celle où vivait, couvert de poux, mon jeune grand-père et criait: "Joyeux Noël à tous". En français, insistait l'ancien combattant. Mon père faisait répéter: "Joyeux Noël à touches" et posait moult questions destinées à faire oublier qu'il avait été, quant à lui, réformé et avait ainsi échappé à la guerre mondiale suivante, celle que beaucoup s'entêtent à nommer la seconde et qui n'est peut-être que la deuxième, me disais-je déjà à cette époque, en espérant prochaine la fin du repas.
Quel âge avais-je lorsque tout cela me devint intolérable? Entre quatorze et dix-huit ans sûrement. Je venais de prendre une décision. Jamais je ne porterais un uniforme. Jamais je ne marcherais au pas. Jamais je n'obéirais à un ordre galonné. Jamais, jamais, jamais, me répétais-je, cloué à la table familiale, à demi asphyxié, cinquante ans après les faits, par les vapeurs guerrières, les jours de fête, à vous faire détester son dessert, sa famille et la vie toute entière.