Lui ne peut marcher dans les rues de Rouen qu’il connaît trop bien, sans imaginer qu’il est un autre que lui-même. Touriste non francophone égaré dans la rue des Bons-Enfants, il cherche en vain comment rejoindre la place de la Pucelle. Les maisons se déglinguent et les artisans résistent mais aucun ne parle anglais. Le voilà, sans domicile, exclu du clan des travailleurs. Il cherche un endroit où dormir car ses nuits sont trop souvent blanches et noires. Il se berce du dernier poème qui lui reste en tête et se promet d’aller, dès demain, demander comment faire pour vendre des journaux de pauvres dans la rue, des journaux que presque personne n’achète, sauf s’il se trouve une caméra de télévision à proximité. Oui, il sera vendeur ambulant de prose déprimée avec, sur sa veste chiffonnée, un badge à son nom avec sa photo, comme en porte sa sœur qui travaille dans une usine d’armement et qui nourrit ses filles avec des missiles qui tueront d’autres enfants, mais si loin. Demandez Faim de siècle, demandez La Rue, demandez Lampadaire, demandez Macadam et il arrive, comment a-t-il fait ?, rue Jeanne-d’Arc. Il vient de quitter la prison Bonne-Nouvelle et guette les petites vieilles qui sortent des banques. Il cherche la plus vulnérable et s’élance sur elle qui hurle lorsqu’il lui arrache son sac mais il est déjà très loin. Il franchit la Seine au milieu des explosions. Depuis plus d’un an, la ville est coupée en deux. Les séparatistes de la rive gauche bombardent la rive droite. Il sait qu’il ne court plus assez vite, qu’il est fatigué, qu’il vieillit, qu’une balle pourrait faire un trou rouge dans son corps et pourtant il s’en sort et se réfugie chez lui, essoufflé et apeuré. Il ouvre la lettre qui gisait sur le sol à son arrivée. Il reconnaît l’écriture de Fawzia, l’exotique étudiante à qui il a fait découvrir le musée des Beaux-Arts, la semaine passée. J’ai quelque chose à te dire et je pense que la ligne droite est la meilleure. J’ai bien aimé discuter avec toi, mais je pense que nous n’avons pas grand-chose en commun. Sincèrement, je préfère ne pas te revoir. Je te souhaite plein de bonnes choses, lui écrit-elle. Aucun doute, celui qu’on laisse tomber est vraiment son meilleur rôle.
Michel Perdrial
(Ce texte a paru dans la revue Diérèse n° 14 en juin 2001.)
Michel Perdrial
(Ce texte a paru dans la revue Diérèse n° 14 en juin 2001.)