Trop tôt, trop tard

Texte paru dans la revue Décharge n°133 en mars 2007


Je t’aurais suivi Léautaud dans les rues de Rouen si je n’étais arrivé à la gare  un siècle en retard, on aurait pris le tramway jusqu’à l’hôtel de Bordeaux en bas de la rue de la République, il est toujours là cet hôtel, seulement ce n’est plus le même, la deuxième guerre mondiale est passée par là. De ta chambre, on aurait contemplé l’agitation du marché sur la place de la Basse-Vieille-Tour dominée par la flèche de la cathédrale. Je t’aurais accompagné dans ces vieilles rues que tu aimais bien, je suis sûr que tu es passé dans la mienne, sous mes fenêtres exactement. On aurait évité, je suis bien d’accord, ce palais dit de justice. Et puis on aurait bu des apéritifs et des cafés au café du Commerce, n’est plus là celui-là, et dîné au café de Paris, rue du Gros-Horloge, disparu lui aussi. Quand je pense à ce que j’ai manqué, on se serait bien amusés, notamment dans ce petit café, où donc pouvait-il être? de la rue de la République où l’on trouvait un phonographe, un piano mécanique, un oiseau tout aussi mécanique et ces fumivores avec un automate qui faisait du gymnase, comme tu disais. Ensuite, tu m’aurais emmené, tu connaissais les bonnes adresses, au Perroquet vert, ce bordel de la porte Guillaume Lion où bien sûr nous ne serions pas entrés. Le lendemain, on aurait grimpé avec le tramway jusqu’au sommet de la côte Sainte-Catherine et puis revenant à pied on se serait cachés tous les deux dans un bosquet pour reluquer, au bas de la côte, près du sentier, la jeune fille qui branlait le jeune homme. Ça nous aurait excités, on aurait fini aux Folies-Bergères dans l’île Lacroix, quel bon temps on aurait pris, aujourd’hui plus de bergères, plus de folies, et la statue de Corneille n’est même plus là pour montrer le chemin. Le troisième jour, tu ne m’aurais plus supporté c’est sûr, je t’aurais laissé partir seul à Darnétal, quelle foutue idée d’aller dans cette banlieue, et tout ça pour te faire interpeller par deux commissaires de police. Débrouille-toi tout seul, Léautaud, d’ailleurs je suis en vacances, en Bretagne.
Je t’aurais cherché Léotard si tu n’avais pas disparu une décennie plus tôt, seul dans ton imper à Quimper. On aurait exploré une à une toutes les rues de la Soif du Finistère, du Morbihan et des Côtes d’Armor en braillant des chansons de Léo Ferré, à l’amour comme à la guerre. À demi-mots amers, la nuit serait montée au cœur des jeunes filles. Tu m’aurais raconté une dernière fois l’histoire du ministre de la défense et du ministre de la défonce, elle était bien bonne celle-là mais ça t’a coûté cher, Léotard.
Oui, cela demande de la concentration, il faut faire bien attention, pour lire avec profit, comme je le fais, le Journal Littéraire de Paul Léautaud en écoutant les chansons de Philippe Léotard, seul dans mon blouson à Crozon, alors «laissez-moi en paix dans la tempête» comme disait Pouchkine.