Oui et non

Texte paru dans la revue Filigranes n° 62 en juin 2005


Ce matin-là, il fut réveillé par le bruit insoutenable d’un marteau-piqueur ôtant un à un les pavés de la ruelle juste sous sa fenêtre. Il s’y pencha, demanda à l’ouvrier piqueur pour combien de temps encore il piquait, mais celui-ci, un étranger, puisque basse besogne, venu d’Europe Centrale et sans casque protecteur sur les oreilles, ne sut que lui dire : Pas Français.
Que faire alors sinon fuir. Et fuir mais où ? A cette heure matutinale où la rive droite sommeillait encore, il n’eut guère le choix. Il passa le pont, changea de rive, aborda le quartier populaire où ça bougeait déjà du côté des usines. Là, sous une halle bétonnée sombre et basse se tenait le marché des pauvres, mais c’était encore tôt pour faire provision de fruits et de légumes à bas prix, les éventaires étaient en cours d’installation. Il poursuivit son chemin, passa devant les vêtements laids du Tati local et se rapprocha du centre commercial dans les entrailles duquel s’épanouissait un hypermarché Leclerc où il aurait peut-être à faire ou au moins à acheter.
Arrivé là, des rideaux métalliques baissés et des affichettes scotchées lui apprirent que c’était jour d’inventaire. Il rebroussa et en désespoir entra au Palais de la Bière, un bar-restaurant dont le nom ridicule convenait parfaitement au quartier. On lui servit un café accompagné d’un Spéculoos.
Quand elle entra, il comprit ce qu’avait dû ressentir Max Jacob le jour où en cherchant sa pantoufle il avait trouvé Dieu, une fille blonde avec deux grosses nattes et un curieux petit bonnet rose sur le haut du crâne. Elle s’installa en vis-à-vis, à deux tables de distance et elle aussi, café, Spéculoos. Des regards s’échangèrent et il voyait un peu sous sa jupe. Sitôt le café bu, elle consulta sa montre et la voilà déjà partie du côté commercial. Il hésita et le temps qu’il se décide, elle avait disparu.
Il erra alors entre les boutiques, repassa devant Leclerc fermé et monta à l’étage par le tapis roulant. Peu de magasins encore avaient éclairé leurs vitrines. Il était prêt à renoncer quand il la vit qui se levait du manège pour enfant où elle était assise. Elle s’approcha de la vitrine d’une boutique Marionnaud puis retourna s’asseoir entre le girafon et l’éléphanteau. Avant de réfléchir et donc de renoncer, il se précipita et lui dit bonjour.
-Vous travaillez à la parfumerie ? demanda-t-il bêtement.
-Oui.
-Je vous ai remarquée tout à l’heure au café. Je vous ai trouvée très jolie.
-Oui.
-Et je me demandais si vous veniez chaque matin au même endroit pour boire un café.
-Oui.
-Et si demain matin, vous voudriez bien que je vous invite à le boire avec moi.
-Oui.
-A neuf heures, d’accord ?
-Oui.
Il demanda son prénom à la fille qui disait toujours oui. Elle répondit : Angélique et il lui dit : Comme ma nièce et puis il lui donna son prénom à lui. Enfin lui souhaita une bonne journée, et à demain matin. Avant de rentrer chez lui, il acheta quelques poires Louise Bonne au marché sous la halle.
Il pensa à elle toute la journée, se félicita du hasard de la rue percée et de l’hypermarché fermé et le lendemain matin, il était là au Palais de la Bière, café et Spéculoos, encore étonné de son audace, à l’attendre la jolie fille aux nattes blondes qui lui avait dit oui et qui n’est jamais venue, non.