L'immobiliste


            L’immobiliste se tient sur le pavé du parvis. Elle est vêtue de noir et son visage est enduit de blanc. Elle regarde droit devant elle. Dans son dos, la cathédrale rongée par les gaz délétères se cache derrière des échafaudages rouillés, eux-mêmes dissimulés par une immense toile peinte déchirée par le vent. L’argent manque, je le sais, pour restaurer l’édifice que Claude Monet aurait du mal à reconnaître.
            L’immobiliste, elle aussi, manque d’argent. C’est pourquoi elle est là debout qui regarde les gens qui s’agglomèrent en demi-cercle devant elle et jamais ne bouge et jamais ne cille, attendant que la sébile posée à ses pieds se garnisse de pièces.
            L’immobiliste me regarde et me fait peur. Je n’ose pas m’avancer pour lui jeter un franc.
            Deux grands lascars la prennent chacun sous un bras et l’avance d’un mètre. Aussitôt, la foule se fait plus nombreuse et quelque monnaie tinte. Un adolescent lui attrape la main et la pointe vers le ciel. Un autre l’oblige à se tenir sur un pied. L’immobiliste souffre et ses yeux me fixent. Une jeune femme s’approche d’elle et la remet d’aplomb. Je suis sûr que tous les hommes qui la regardent rêvent de lui donner une pose impudique puisque moi j’y pense et comme aucun ne l’ose évidemment, chacun dans la foule attend qu’elle bouge et qu’elle cligne des yeux. Chacun perd patience et s’en va, remplacé par un autre.
            L’immobiliste est peut-être morte et empaillée, me dis-je. Je la quitte un instant des yeux, distrait par un couple de chanteurs de cantiques qui s’est installé à deux pas. Lorsque je tourne à nouveau la tête, elle n’est plus là. Elle a disparu en quelques secondes.
            L’immobiliste a pris ses jambes à son cou.
                                                                   Michel Perdrial
(Ce texte a paru dans la revue Diérèse n°15 en septembre 2001)