Des notes prises à Toulon, lors de ma lecture du premier volume du Journal littéraire de Paul Léautaud, il est temps que je partage certaines :
Huit mai mil neuf cent trois
Je m’en aperçois de plus ou plus : une seule chose m’intéresse : moi, et ce qui se passe en moi, ce que j’ai été, ce que je suis devenu, mes idées, mes souvenirs, mes projets, mes craintes, toute ma vie. Après cela, je peux tirer la ficelle. Tout le reste ne m’intéresse que par rapport à moi.
Samedi soir quatre juin mil neuf cent quatre
Université Populaire. Il n’y a pas moyen de travailler dans ce petit coin dont je dispose à l’Université. Il me faut entendre vociférer, à trois mètres de moi, tous ces « camarades », tous ces « compagnons », tous ces « citoyens », appellations à vomir.
Vendredi neuf septembre mil neuf cent quatre
Je songe aussi que j’ai un grand défaut, et grave en cette sorte de choses : je ne donne pas de plaisir aux femmes, ayant fini en cinq minutes et ne pouvant recommencer.
Jeudi seize mars mil neuf cent cinq (à propos d’Hugues Rebell)
J’ai dit qu’il était excessivement pervers. Ainsi, il avait une chatte. Il s’était mis à la masturber. Si bien qu’à la fin, cette chatte ne le quittait plus. Cela alla bien quelque temps, puis cela assomma Rebell. La chatte n’en était pas moins exigeante ; ce fut alors le valet de chambre qui dut s’occuper d’elle. Quand elle se montrait amoureuse, Rebell appelait le valet de chambre : « Jean, lui disait-il, masturbez la chatte » tout comme il aurait dit : « Jean, donnez-moi mon chapeau. » Et le domestique remplissait son office, avec un crayon taillé soigneusement à cet effet.
Samedi vingt-six août mil neuf cent cinq (avec Rémy de Gourmont)
Nous parlons du manque de comique dans le théâtre actuel, des raisons de ce manque de comique, qui sont la manie qu’on a de vouloir enseigner, éduquer, moraliser, exposer une thèse, etc., le dogmatisme grossier qu’ont tous les auteurs, leur manque de légèreté d’esprit.
Mercredi treize décembre mil neuf cent cinq
Elle a une douzaine d’années. On lui avait mis des tas de linge dans son corsage. Cela lui faisait une petite poitrine, assez bien portante même. Elle était charmante, et je le lui ai dit, en lui tâtant, en riant, les proéminences fictives de son corsage.
Mardi dix-neuf décembre mil neuf cent cinq
Quant à la petite Paule, qui a maintenant treize ans, une petite merveille d’élégance et de distinction et de joliesse. J’ai demandé ses jours de promenade pour aller la voir. On n’a pas pu me renseigner précisément.
Dimanche onze février mil neuf cent six
J’ai à écrire par exemple qu’une femme s’est branlée. Voit-on exprimer cela par : elle se caressa intimement… ou : elle promena un certain temps un de ses doigts… c’est puéril et ça ne veut rien dire. Le terme masturber ? C’est presque vouloir faire de l’effet, et c’est ce qu’il faut surtout éviter, l’effet, quand on écrit des choses vives et réellement arrivées, et qu’on ne veut surtout que raconter.
Jeudi douze août mil neuf cent six (avec Rémy de Gourmont)
Nous avons bavardé « mauvaises mœurs », – c’est son mot, – moi lui racontant mon histoire de petites filles, un soir, rue Monge, l’une d’elle un rouleau de papier à la main qu’elle tenait d’une façon significative, m’invitant à les suivre dans une rue obscure voisine, ce dont je me gardai bien, par manque de goût, devinant aussi la suite : les parents surgissant pour vous faire chanter, mon histoire de jeunes garçons, un soir, place de l’Etoile, courant 1904, que je suivis jusqu’à une allée à l’entrée du Bois, pour me défiler sitôt arrivé là. Lui, me racontant l’histoire d’une gamine de huit ans, sœur d’une « fille » qu’il connaissait, ladite gamine très avancée, demandant toujours un homme à sa sœur, et celle-ci ayant dit à Gourmont : « Elle veut absolument qu’on le lui mette. J’aime autant que ce soit toi qui l’aies. Si tu veux, je l’habillerai gentiment et je te l’amènerai. » Cela avait été convenu, puis l’affaire n’eut aucune suite.
Mardi sept janvier mil neuf cent huit
Le surnom de Mme K…, du temps qu’elle couchait avec tous les jeunes poètes : L’Anthologie. C’est Larguier qui me l’a dit ce soir au Mercure.
Mercredi douze avril mil neuf cent huit
Nicolardot vrai bohème, toujours malpropre, parasite de Barbey d’Aurevilly, grand baiseur.
Il logeait dans un grenier, dans la même maison qu’un bordel, rue des Ciseaux. Tous les matins, sitôt réveillé, il faisait monter une fille et l’enfilait. C’était le début de sa journée. Il s’offrait aussi de temps en temps une porteuse de pain. Il assurait que rien n’était plus facile. On les avait toutes pour un « petit noir » (café). Il paraît que c’était vrai. Quand il en entendait ou voyait une, il l’appelait et l’enfilait là, sur son palier. Tous deux redescendaient ensuite siroter un « petit noir ».
Dimanche six septembre mil neuf cent huit
Il y a encore des sots qui coupent encore dans des phrases sur l’armée, le drapeau, la patrie. Ces idées sont aussi malfaisantes que les idées religieuses. Je ne sais pas si le métier d’officier n’est pas encore plus bas que celui de prêtre ou de magistrat. Alors que tout être aspire à la liberté, se faire volontairement esclave, machine à obéir. Le besoin de dominer est aussi bas que le besoin d’être dominé.
Huit mai mil neuf cent trois
Je m’en aperçois de plus ou plus : une seule chose m’intéresse : moi, et ce qui se passe en moi, ce que j’ai été, ce que je suis devenu, mes idées, mes souvenirs, mes projets, mes craintes, toute ma vie. Après cela, je peux tirer la ficelle. Tout le reste ne m’intéresse que par rapport à moi.
Samedi soir quatre juin mil neuf cent quatre
Université Populaire. Il n’y a pas moyen de travailler dans ce petit coin dont je dispose à l’Université. Il me faut entendre vociférer, à trois mètres de moi, tous ces « camarades », tous ces « compagnons », tous ces « citoyens », appellations à vomir.
Vendredi neuf septembre mil neuf cent quatre
Je songe aussi que j’ai un grand défaut, et grave en cette sorte de choses : je ne donne pas de plaisir aux femmes, ayant fini en cinq minutes et ne pouvant recommencer.
Jeudi seize mars mil neuf cent cinq (à propos d’Hugues Rebell)
J’ai dit qu’il était excessivement pervers. Ainsi, il avait une chatte. Il s’était mis à la masturber. Si bien qu’à la fin, cette chatte ne le quittait plus. Cela alla bien quelque temps, puis cela assomma Rebell. La chatte n’en était pas moins exigeante ; ce fut alors le valet de chambre qui dut s’occuper d’elle. Quand elle se montrait amoureuse, Rebell appelait le valet de chambre : « Jean, lui disait-il, masturbez la chatte » tout comme il aurait dit : « Jean, donnez-moi mon chapeau. » Et le domestique remplissait son office, avec un crayon taillé soigneusement à cet effet.
Samedi vingt-six août mil neuf cent cinq (avec Rémy de Gourmont)
Nous parlons du manque de comique dans le théâtre actuel, des raisons de ce manque de comique, qui sont la manie qu’on a de vouloir enseigner, éduquer, moraliser, exposer une thèse, etc., le dogmatisme grossier qu’ont tous les auteurs, leur manque de légèreté d’esprit.
Mercredi treize décembre mil neuf cent cinq
Elle a une douzaine d’années. On lui avait mis des tas de linge dans son corsage. Cela lui faisait une petite poitrine, assez bien portante même. Elle était charmante, et je le lui ai dit, en lui tâtant, en riant, les proéminences fictives de son corsage.
Mardi dix-neuf décembre mil neuf cent cinq
Quant à la petite Paule, qui a maintenant treize ans, une petite merveille d’élégance et de distinction et de joliesse. J’ai demandé ses jours de promenade pour aller la voir. On n’a pas pu me renseigner précisément.
Dimanche onze février mil neuf cent six
J’ai à écrire par exemple qu’une femme s’est branlée. Voit-on exprimer cela par : elle se caressa intimement… ou : elle promena un certain temps un de ses doigts… c’est puéril et ça ne veut rien dire. Le terme masturber ? C’est presque vouloir faire de l’effet, et c’est ce qu’il faut surtout éviter, l’effet, quand on écrit des choses vives et réellement arrivées, et qu’on ne veut surtout que raconter.
Jeudi douze août mil neuf cent six (avec Rémy de Gourmont)
Nous avons bavardé « mauvaises mœurs », – c’est son mot, – moi lui racontant mon histoire de petites filles, un soir, rue Monge, l’une d’elle un rouleau de papier à la main qu’elle tenait d’une façon significative, m’invitant à les suivre dans une rue obscure voisine, ce dont je me gardai bien, par manque de goût, devinant aussi la suite : les parents surgissant pour vous faire chanter, mon histoire de jeunes garçons, un soir, place de l’Etoile, courant 1904, que je suivis jusqu’à une allée à l’entrée du Bois, pour me défiler sitôt arrivé là. Lui, me racontant l’histoire d’une gamine de huit ans, sœur d’une « fille » qu’il connaissait, ladite gamine très avancée, demandant toujours un homme à sa sœur, et celle-ci ayant dit à Gourmont : « Elle veut absolument qu’on le lui mette. J’aime autant que ce soit toi qui l’aies. Si tu veux, je l’habillerai gentiment et je te l’amènerai. » Cela avait été convenu, puis l’affaire n’eut aucune suite.
Mardi sept janvier mil neuf cent huit
Le surnom de Mme K…, du temps qu’elle couchait avec tous les jeunes poètes : L’Anthologie. C’est Larguier qui me l’a dit ce soir au Mercure.
Mercredi douze avril mil neuf cent huit
Nicolardot vrai bohème, toujours malpropre, parasite de Barbey d’Aurevilly, grand baiseur.
Il logeait dans un grenier, dans la même maison qu’un bordel, rue des Ciseaux. Tous les matins, sitôt réveillé, il faisait monter une fille et l’enfilait. C’était le début de sa journée. Il s’offrait aussi de temps en temps une porteuse de pain. Il assurait que rien n’était plus facile. On les avait toutes pour un « petit noir » (café). Il paraît que c’était vrai. Quand il en entendait ou voyait une, il l’appelait et l’enfilait là, sur son palier. Tous deux redescendaient ensuite siroter un « petit noir ».
Dimanche six septembre mil neuf cent huit
Il y a encore des sots qui coupent encore dans des phrases sur l’armée, le drapeau, la patrie. Ces idées sont aussi malfaisantes que les idées religieuses. Je ne sais pas si le métier d’officier n’est pas encore plus bas que celui de prêtre ou de magistrat. Alors que tout être aspire à la liberté, se faire volontairement esclave, machine à obéir. Le besoin de dominer est aussi bas que le besoin d’être dominé.