Rencontres avec Paul Léautaud dans le Journal de Maurice Garçon

21 décembre 2019


Lire le Journal (1939-1945) de Maurice Garçon, paru aux éditions Les Belles Lettres et Fayard, c’est avoir le plaisir de croiser à plusieurs reprises Paul Léautaud, toujours à la hauteur de sa réputation :
Vingt-neuf avril mil neuf cent trente-neuf : Je suis allé, pendant que tout le monde discutait un peu vainement des destinées de l’Europe, au Mercure de France où tout ce qui n’est pas « Lettres »  ne pénètre pas. Chère vieille maison de la rue de Condé où, sauf qu’on a mis le téléphone, rien n’est changé depuis trente ans.
Je voulais voir le vieux Léautaud qui, depuis quelques jours, est dans tous ses états.
Charles-Henry Hirsch a écrit dans Le Matin un conte, d’ailleurs très amusant, mais qui est d’une méchanceté rare. Léautaud y est représenté au naturel, vivant parmi ses bêtes, chiens et chats. Il meurt et ses animaux rongent ses vieux os.
Vingt mai mil neuf cent quarante : Je rencontre Léautaud. Il est furieux qu’on ait hier fait une cérémonie à Notre-Dame.
-Et tous les francs-maçons y étaient… Et Daladier… Et Paul Reynaud… Des pitres. Jamais on n’avait vu une telle mise en scène. On se serait cru à l’opéra, il ne manquait que des ballerines.
Je ne le croyais pas si anticlérical. Je voulus connaître la vraie raison de sa fureur, car il est toujours en fureur lorsqu’il émet une opinion. Il s’est vite expliqué :
-Se mettre à genoux, c’est faire un acte d’humilité… C’est faire acte de faiblesse… Devant le danger, je réagis… Je ne me mets pas à genoux… (…)
Puis on a parlé d’autre chose. Il cherche un endroit pour mettre le manuscrit de son journal à l’abri. Il ne sait pas où l’envoyer. Il a peur d’un incendie, d’une inondation. Il  a pensé à mettre tout dans un coffre bardé de fer blanc et à l’enterrer dans son jardin. Mais il ne veut pas payer un homme pour faire le trou. (…)
Tandis que nous continuons à parler, ses yeux s’allument. Comme je le plaisante de son impiété, il me dit :
-Je crois en Dieu… Et j’y crois parce que j’en ai une preuve… La plus belle preuve, c’est la douceur de la peau à l’intérieur des cuisses des femmes…
Et il a ricané en grimaçant comme Lucifer !
Vingt-trois mai mil neuf cent quarante : J’ai rencontré Léautaud au coin de ma rue. Il portait son déjeuner dans un cabas. Comme à l’habitude, il était grimaçant.
Nous avons bavardé un moment sur le bord du trottoir. Il est irrité plus contre le trouble et le désordre intérieur que contre l’avance des ennemis. Il vitupère.
Dix décembre mil neuf cent quarante : Au Mercure, Léautaud exulte. La censure allemande a interdit la sortie d’un livre de Duhamel, Lieu d’asile. (…) Parce que Duhamel a jadis fait des articles qu’on a jugés sévères pour les Allemands. Ils le traitent en ennemi et voilà tout.
Mais le récit de cette opération par Léautaud est impayable :
-Ils ont convoqué mon Duhamel un matin et ils ont commencé par lui faire faire une heure antichambre. A la fin, il a été reçu par deux officiers qui l’ont traité du haut en bas… Et il s’est montré petit, tout petit garçon… Il a essayé d’ergoter, d’expliquer… On lui a dit que toute réclamation était inutile… Et il est parti aplati…
Il ricana de ce rire bruyant, cruel et sarcastique dont il a le secret :
-Et je l’ai vu venir ici après… Une loque… Ah ! Ah ! Ah !
Reprenant son sérieux, il ajouta :
D’ailleurs, quoi qu’on pense de son caractère, il faut reconnaître qu’il est un écrivain important. Eh bien, l’Académie française n’a pas agité un petit doigt en sa faveur… Des salauds… Tous salauds.
Six mars mil neuf cent quarante et un : Au Mercure de France, je viens de porter mon bon à tirer. Je suis arrêté à l’entresol par Léautaud. Il est hors de lui, roule plus que d’habitude des yeux furibonds.
-Ne montez pas, il n’est pas là… Il est chez ses amis…
Il faut comprendre que « il », c’est Bernard, et que ses amis sont les Allemands. Le brave Léautaud est dans un grand état d’indignation. Si ce qu’il dit est vrai, il y a de quoi.
Il paraît que Bernard ne manque pas une occasion de se réjouir de notre défaite et qu’il la proclame sans cesse avec satisfaction. Devant moi, jusqu’à présent, il a été plus modéré. Comme je manifeste quelques doutes et que je parais croire à une exagération, Léautaud me saisit par le col et me dit à voix basse et comme avec effroi :
-Vous n’y croyez pas ? Eh bien je vais vous dire une chose qui vous convaincra. Quand dans son bureau, quelqu’un lui dit une chose de défavorable à ces messieurs, sur le dos de sa carte de visite, il fait un rapport. Je l’ai vu…
Six mai mil neuf cent quarante et un : Léautaud vient déjeuner chez moi. Il me dit :
-Je ne pourrais plus vivre si je devais manquer de tabac et de café. Si le café venait à me manquer, je crois que je serais capable de tout, même de me marier pour en avoir…
Et il a gloussé comme un vieux singe.
Puis me racontant comment une guenon s’est réfugiée chez lui venant on ne sait d’où et la manière dont il l’a apprivoisée, il termina :
-Aujourd’hui, j’en suis à me demander si c’est moi qui ai pris ses gestes ou si c’est elle qui m’imite…
Et il avait vraiment l’air d’une vieille guenon en m’expliquant ça.
Six octobre mil neuf cent quarante et un : Descendant l’escalier, j’ai rencontré Léautaud. Le vieux cynique riait de son rire des grands jours. On l’entendait jusque dans la rue. Il déménageait un dessin de Marie Laurencin et diverses petites choses de son cabinet qu’il occupait depuis trente ans.
Avant-hier, Bernard l’a congédié avec des injures. Le directeur prétendait ne pas vouloir continuer à voir sa « sale gueule trop chère » à la maison. Il touchait mille quatre cents francs par mois ! Il lui a donné deux heures pour déguerpir. Léautaud a obtenu une indemnité et le voilà sur le pavé.
Dix-huit mars mil neuf cent quarante-quatre : Vu Léautaud. Il est préoccupé de la mort, qu’il craint, et de la publication posthume de son journal.
Pour ses étrennes, il s’est acheté une concession dans je ne sais quel cimetière. Le choix de la place lui avait donné bien des tracas. Il en avait trouvé une qui lui convenait mais qui a été acquise par un autre avant qu’il se soit décidé. Il a parcouru le cimetière avec le gardien pour se fixer ailleurs et, enfin, il a trouvé. C’est contre un mur. Il n’y a qu’un voisin. Il est enchanté parce que le gardien lui a dit :
-Je vois que monsieur veut être tranquille.
Il veut être incinéré parce que l’idée de la putréfaction lui soulève le cœur, et on mettra l’urne dans un caveau.
Restent les mémoires :
-On ne peut avoir confiance en personne, dit-il. Les meilleurs amis sont des traîtres. Ils ont des engagements qui leur font manquer à leurs promesses. Ils émasculent les textes pour ne pas gêner tel ou tel… Il n’y a pas d’exécuteur testamentaire honnête s’il est homme de lettres et s’il a des relations.
A force de chercher, Léautaud a trouvé une solution. Le journal est copié à deux exemplaires. Celui destiné à être publié est légué à quelqu’un qui, ni de près ni de loin, ne touche à la littérature.
-Un épicier ! Je l’ai prévenu que ça lui rapporterait de l’argent, surtout s’il ne supprime rien.
-Et l’autre exemplaire ?
-Il est secrètement déposé dans une bibliothèque de province. On le retrouvera un jour et on pourra par là vérifier si le texte publié est bien conforme !
Il ricane, se frotte les mains :
-On en lira de drôles, là-dedans !
Ça promet.
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« Léautaud me saisit par le col », j’aurais été curieux de voir ça, petit comme il était, alors que Maurice Garçon mesurait un mètre quatre-vingt-onze, ce qui lui valu d’être réformé et d’éviter ainsi la Première Guerre Mondiale.