Lecture au lit de Correspondance avec Evguénia (1921-1960) de Boris Pasternak (Gallimard), ouvrage qui regroupe les lettres de Pasternak et de sa première femme présentées et commentées par leur fils, un écrivain et une peintre qui eurent du mal à vivre ensemble mais continuèrent à s’entendre après leur séparation, cela au sein des tourments causés par le stalinisme et ses suites. Parfois dans ces missives est évoqué Korneï Tchoukovski qui les aide dans les moments les plus difficiles, ce qui me donne envie de revoir les notes prises lors de ma lecture de son Journal publié chez Fayard.
Ainsi, le vingt-trois juillet mil neuf cent dix-sept, Tchoukovski croise le chemin de Kropotkine et n’est pas dupe :
A ce moment-là Kropotkine arrive, large, massif, avec son visage à la Pickwick ; derrière lui Bourtsev… Je salue Bourtsev de loin ; au bout de quelques instants Kropotkine vient vers moi, l’air gai et radieux. « Comment donc ! Ça fait longtemps que je vous lis. Bonjour, bonjour… » Il s’assied à côté de moi et se met à parler avec entrain ; on sent le mondain habitué à montrer son intérêt pour ce que dit l’interlocuteur, quel que soit le sujet abordé.
Il a l’occasion de le revoir une semaine plus tard et de se faire de lui une idée plus précise :
Je suis retourné chez Kropotkine. Il parlait de tracteurs avec un Américain, un ingénieur qui avait acheminé des wagons de chemin de fer pour la compagnie de Sibérie. (…) « Tout le monde me dit que nous avons besoin de tracteurs et d’aiguillages. Je voudrais rencontrer l’ambassadeur américain pour lui en parler. »
-C’est une rencontre facile à organiser, dit l’ingénieur. Et je serais très heureux si vous alliez en Amérique…
-Malheureusement l’Amérique nous est fermée…
-Fermée ?!
-Oui, pour les anarchistes…
-Are you really anarchist ?! … » s’est exclamé l’Américain.
Je regardais le vieil homme et ses bonnes manières, et chacun de ses gestes trahissaient le noble, le prince, l’homme de cour.
« Oui, oui, je suis anarchiste », a-t-il dit comme en s’excusant. (…)
Avant la révolution les Américains essayaient de connaître le plus grand nombre possible de princes. Maintenant ils font collection d’anarchistes. (…)
Je parle de Walt Whitman.
-Malheureusement, il m’est parfaitement indifférent. Qu’est-ce que cette poésie qui s’exprime en prose ? En plus il était pédéraste. (…)
Par ricochet il se fâche contre moi, comme si j’étais responsable de l’homosexualité de Whitman.
-Et Oscar Wilde… Il avait une femme si jolie. Et deux enfants. Ma femme leur donnait des leçons. (…) Mais lui, personnellement, c’était un individu infect, pouah ! Je l’ai vu une fois quelle horreur !
-Dans son De profundis il vous appelle « le Christ blanc de Russie »…
-Oui, oui… des fadaises. Son De profundis n’est pas un livre sincère. »
Nous avons pris congé, et bien que je sois d’accord avec ce qu’il pense du De profundis, je suis parti avec un sentiment de perplexité et de dépit.
Ainsi, le vingt-trois juillet mil neuf cent dix-sept, Tchoukovski croise le chemin de Kropotkine et n’est pas dupe :
A ce moment-là Kropotkine arrive, large, massif, avec son visage à la Pickwick ; derrière lui Bourtsev… Je salue Bourtsev de loin ; au bout de quelques instants Kropotkine vient vers moi, l’air gai et radieux. « Comment donc ! Ça fait longtemps que je vous lis. Bonjour, bonjour… » Il s’assied à côté de moi et se met à parler avec entrain ; on sent le mondain habitué à montrer son intérêt pour ce que dit l’interlocuteur, quel que soit le sujet abordé.
Il a l’occasion de le revoir une semaine plus tard et de se faire de lui une idée plus précise :
Je suis retourné chez Kropotkine. Il parlait de tracteurs avec un Américain, un ingénieur qui avait acheminé des wagons de chemin de fer pour la compagnie de Sibérie. (…) « Tout le monde me dit que nous avons besoin de tracteurs et d’aiguillages. Je voudrais rencontrer l’ambassadeur américain pour lui en parler. »
-C’est une rencontre facile à organiser, dit l’ingénieur. Et je serais très heureux si vous alliez en Amérique…
-Malheureusement l’Amérique nous est fermée…
-Fermée ?!
-Oui, pour les anarchistes…
-Are you really anarchist ?! … » s’est exclamé l’Américain.
Je regardais le vieil homme et ses bonnes manières, et chacun de ses gestes trahissaient le noble, le prince, l’homme de cour.
« Oui, oui, je suis anarchiste », a-t-il dit comme en s’excusant. (…)
Avant la révolution les Américains essayaient de connaître le plus grand nombre possible de princes. Maintenant ils font collection d’anarchistes. (…)
Je parle de Walt Whitman.
-Malheureusement, il m’est parfaitement indifférent. Qu’est-ce que cette poésie qui s’exprime en prose ? En plus il était pédéraste. (…)
Par ricochet il se fâche contre moi, comme si j’étais responsable de l’homosexualité de Whitman.
-Et Oscar Wilde… Il avait une femme si jolie. Et deux enfants. Ma femme leur donnait des leçons. (…) Mais lui, personnellement, c’était un individu infect, pouah ! Je l’ai vu une fois quelle horreur !
-Dans son De profundis il vous appelle « le Christ blanc de Russie »…
-Oui, oui… des fadaises. Son De profundis n’est pas un livre sincère. »
Nous avons pris congé, et bien que je sois d’accord avec ce qu’il pense du De profundis, je suis parti avec un sentiment de perplexité et de dépit.