L’autre semaine, au Café des Chiens, tandis que je tapote sur mon ordinateur, une mère et sa fille, installées à la table voisine, n’ont qu’un sujet de conversation : les menus des restaurants de la ville qu’elles étudient sur leurs mobiles. La fille énonce avec un mélange d’envie et d’appréhension (les calories) la liste des plats proposés. J’ai reconnu en elle, à la maigreur de ses poignets, une anorexique.
Après un long périple qui les fait même passer par La Vieille Gabelle d’Evreux, où j’ai des souvenirs de normalien, la fille trouve que le plus simple ce serait de manger une salade ici dimanche midi. Elle téléphone à son père pour l’en avertir puis elle demande à réserver une table et apprend ainsi que dans cette brasserie on ne fait pas à manger ce jour-là.
En la regardant s’éloigner, je songe à celle qui habitait il y a une quinzaine d’années dans le sous-sol du bâtiment faisant face à ma maison, une jolie petite anorexique de qui j’avais fait la connaissance. Pendant quelques mois, je suis parfois allé chez elle et parfois elle a frappé à ma porte. Une grosse copine à elle la ravitaillait, lui apportant de gros sacs de supermarché. Cette âme charitable ne m’aimait pas et ne cessait de la mettre en garde contre moi.
Anorexique et boulimique, cette jeune voisine s’était fait vomir si souvent que ses dents avaient été rongées par l’acide. Son père, qui était du métier, avait dû lui refaire entièrement la dentition.
Egalement atteinte de tocs, il lui en fallait des retours à sa serrure avant de pouvoir s’éloigner de chez elle.
-Tu ne l’as pas su, me dit-elle un jour, mais la première fois que tu m’as parlé devant le passage piéton de la rue de la République, tu es venu à mon secours, je n’arrivais pas à traverser.
Quand j’allais chez elle, dans cette cave où elle s’était enterrée, c’est toujours moi qui faisais le thé, ce qui évitait une succession d’allumages et d’éteignages de la plaque électrique. Parfois, elle le prenait assise sur mes genoux. Rien n’était plus éloigné d’elle que le désir sexuel.
Une fois où elle avait fait sauter l’électricité chez elle, elle vînt se doucher chez moi. Une douche interminable avec une telle succession d’ouvertures et de fermetures de la douchette que je dus la menacer de couper l’eau pour qu’elle cesse.
De plus en plus maigre, elle restait parfois trois jours sans ouvrir le rideau de sa minuscule fenêtre, ce qui me laissait le temps de l’imaginer morte. Une nuit, ayant laissé sa porte ouverte, elle vit débouler dans sa chambre un clochard qui cherchait un endroit où dormir et réussit à le convaincre de ressortir.
Je suis allé la voir quand elle fit un séjour au Céhachu à un étage où il y avait surtout des filles de son âge qui étaient là pour des téhesses. On la pesait toute nue chaque jour pour voir si elle prenait de poids. Puis son père la fit hospitaliser en psychiatrie à Saint-Etienne-du-Rouvray et là pas question de la voir, visites interdites même pour la famille.
Au retour, elle déménagea dans un appartement du côté de la Croix-de-Pierre où je suis allé une fois. Ensuite je ne l’ai plus revue. Je me demande si elle est encore en vie.
Il me reste des photos d’elle, que j’ai faites une après-midi dans son sous-sol.
*
Après son départ, le sous-sol a été acheté par un jeune couple qui y a fait d’énormes travaux. Ceux-ci terminés, le garçon a couché avec une autre fille. Je me souviens d’elle pleurant assise sur les marches quand elle l’a su.
Cet appartement souterrain est ensuite resté inoccupé de nombreuses années. Depuis environ deux ans, il est loué à des touristes via Air Bibi. Ce dimanche matin, ce n’est pas la première fois, je viens au secours d’un couple qui n’arrive pas à le quitter. Le bouton pour ouvrir la grille est sur le côté.
*
Longtemps j’ai été attiré par les anorexiques. Depuis le jour où je vis à Apostrophes Valérie Valère, qui se suicida à vingt et un ans. J’ai des photos d’elle sur une étagère de ma bibliothèque consacrée aux ouvrages érotiques.
Après un long périple qui les fait même passer par La Vieille Gabelle d’Evreux, où j’ai des souvenirs de normalien, la fille trouve que le plus simple ce serait de manger une salade ici dimanche midi. Elle téléphone à son père pour l’en avertir puis elle demande à réserver une table et apprend ainsi que dans cette brasserie on ne fait pas à manger ce jour-là.
En la regardant s’éloigner, je songe à celle qui habitait il y a une quinzaine d’années dans le sous-sol du bâtiment faisant face à ma maison, une jolie petite anorexique de qui j’avais fait la connaissance. Pendant quelques mois, je suis parfois allé chez elle et parfois elle a frappé à ma porte. Une grosse copine à elle la ravitaillait, lui apportant de gros sacs de supermarché. Cette âme charitable ne m’aimait pas et ne cessait de la mettre en garde contre moi.
Anorexique et boulimique, cette jeune voisine s’était fait vomir si souvent que ses dents avaient été rongées par l’acide. Son père, qui était du métier, avait dû lui refaire entièrement la dentition.
Egalement atteinte de tocs, il lui en fallait des retours à sa serrure avant de pouvoir s’éloigner de chez elle.
-Tu ne l’as pas su, me dit-elle un jour, mais la première fois que tu m’as parlé devant le passage piéton de la rue de la République, tu es venu à mon secours, je n’arrivais pas à traverser.
Quand j’allais chez elle, dans cette cave où elle s’était enterrée, c’est toujours moi qui faisais le thé, ce qui évitait une succession d’allumages et d’éteignages de la plaque électrique. Parfois, elle le prenait assise sur mes genoux. Rien n’était plus éloigné d’elle que le désir sexuel.
Une fois où elle avait fait sauter l’électricité chez elle, elle vînt se doucher chez moi. Une douche interminable avec une telle succession d’ouvertures et de fermetures de la douchette que je dus la menacer de couper l’eau pour qu’elle cesse.
De plus en plus maigre, elle restait parfois trois jours sans ouvrir le rideau de sa minuscule fenêtre, ce qui me laissait le temps de l’imaginer morte. Une nuit, ayant laissé sa porte ouverte, elle vit débouler dans sa chambre un clochard qui cherchait un endroit où dormir et réussit à le convaincre de ressortir.
Je suis allé la voir quand elle fit un séjour au Céhachu à un étage où il y avait surtout des filles de son âge qui étaient là pour des téhesses. On la pesait toute nue chaque jour pour voir si elle prenait de poids. Puis son père la fit hospitaliser en psychiatrie à Saint-Etienne-du-Rouvray et là pas question de la voir, visites interdites même pour la famille.
Au retour, elle déménagea dans un appartement du côté de la Croix-de-Pierre où je suis allé une fois. Ensuite je ne l’ai plus revue. Je me demande si elle est encore en vie.
Il me reste des photos d’elle, que j’ai faites une après-midi dans son sous-sol.
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Après son départ, le sous-sol a été acheté par un jeune couple qui y a fait d’énormes travaux. Ceux-ci terminés, le garçon a couché avec une autre fille. Je me souviens d’elle pleurant assise sur les marches quand elle l’a su.
Cet appartement souterrain est ensuite resté inoccupé de nombreuses années. Depuis environ deux ans, il est loué à des touristes via Air Bibi. Ce dimanche matin, ce n’est pas la première fois, je viens au secours d’un couple qui n’arrive pas à le quitter. Le bouton pour ouvrir la grille est sur le côté.
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Longtemps j’ai été attiré par les anorexiques. Depuis le jour où je vis à Apostrophes Valérie Valère, qui se suicida à vingt et un ans. J’ai des photos d’elle sur une étagère de ma bibliothèque consacrée aux ouvrages érotiques.