Korneï Tchoukovski eut l’occasion de côtoyer Maxime Gorki à plusieurs reprises. Dans son Journal, publié chez Fayard, il montre bien comment l’écrivain officiel du bolchevisme, mort en mil neuf cent trente-six dans des circonstances mal élucidées, en était aussi un contempteur :
Vingt-deux novembre mil neuf cent dix-huit : Je siège à côté de Gorki. Il est bienveillant avec moi. Il me raconte une anecdote : « L’autre jour j’avais pris un fiacre, vous comprenez, les tramways ne roulaient plus, et le cocher de fouetter sa vieille rosse en jurant : « Tiens, prends ça, putain de bolchevik ! De toute façon tu vas bientôt crever. » Et à côté il y avait des prisonniers qui passaient, entourés de leur escorte de gardiens. Vous voyez le tableau. »
Trente mars mil neuf cent dix-neuf : Aujourd’hui, à la Littérature Mondiale, nous fêtons l’anniversaire de Gorki. J’ai emmené Boris, Lida et Nicolas. En chemin je leur ai parlé de Gorki. Tout à coup, qui voyons-nous ? Lui-même, avec une chapka grise. Il l’ôte et l’agite longuement en notre direction. Puis il me dit : « Vous marchez d’une drôle de façon avec vos enfants… on dirait une cigogne. »
Le pauvre, il en entend des banalités. En particulier dans la bouche des typographes : « Vous êtes l’avant-garde de la révolution et de notre imprimerie. »
Deux avril mil neuf cent dix-neuf : Hier Gorki était enrhumé, sombre, malade. Il se fatigue à force de porter de gros cartables. Comme d’habitude, il a apporté un gros tas de manuscrits ; il les avait tellement corrigés qu’ils étaient méconnaissables. Je ne comprends pas pourquoi il fait ce travail de titan, et je ne sais pas où il trouve le temps de le faire. Je lui ai montré le bateau en papier qu’il venait de faire sans s’en apercevoir. Il a dit : « C’est tout ce qui reste de la flotte de la Volga », puis tout bas : « Ils se mettent à nouveau à arrêter les gens… Hier ils ont arrêté Filipchenko et d’autres. » Il dit toujours ils à propos des bolcheviks. Il n’a pas dit une seule fois nous. Il en parle toujours comme s’il s’agissait d’ennemis.
Quatre septembre mil neuf cent dix-neuf : Je viens de voir Gorki pleurer. « On a arrêté Sergueï Oldenbourg ! » s’est-il écrié en entrant à toute vitesse dans le bureau de Grjébine. (…)
Avant-hier Blok a raconté qu’il s’était soûlé en compagnie d’une autre personne chez l’éditeur Alkonost, qu’ils s’étaient attardés et qu’ils avaient failli tous deux être arrêtés. « Qu’est-ce que vous faites après minuit dans un appartement qui n’est pas le vôtre ? Vos passeports ? Je suis obligé de vous garder… »
Heureusement, Azov, le président du comité de l’immeuble, s’est est mêlé. Il a déclaré au policier : »Mais enfin, c’est le célèbre poète Alexandre Blok. » Il les a relâchés.
Vingt-quatre novembre mil neuf cent dix-neuf : Hier je suis allé chez Gorki. Il y avait Zinoviev. Devant la porte de l’immeuble j’ai admiré la superbe automobile dont les sièges arrière étaient en partie cachés par une luxueuse couverture en peau d’ours.
Dix-neuf janvier mil neuf cent vingt : Hier je suis allé chez Anna Akhmatova. Chileïko et elle habitent une grande pièce, leur lit est caché par un paravent. Il fait froid et humide chez eux, les livres sont par terre. Akhmatova parle d’une voix forte, criarde, on dirait qu’elle est au téléphone. (…) Hier matin Nikolaï Otsoup m’appelle : « Est-ce que vous pourriez savoir par Gorki si Pavel Avdeïtch a été fusillé ? » (C’est son frère.) Je téléphone, c’est Maria Ignatievna qui décroche. « Oui, oui, il a été fusillé. » Quelle torture que de communiquer la nouvelle à Otsoup !
Quatorze février mil neuf cent vingt : Il raconte : « Avant-hier Blok m’a dit : « Etrange ! L’écrivain préféré des ouvriers, membre de Comité exécutif, bref, M. Gorki, a exprimé une opinion tout à fait étonnante. Je lui dis que dans la rue des Officiers il y a près de mille ouvriers malades du typhus, et lui il me répond : Qu’ils aillent au diable ! C’est bien fait pour eux, les canailles ! »
Octobre mil neuf cent vingt : Zamiatine et Wells ont parlé du socialisme. Wells s’est déclaré contre la propriété collective. Gorki l’a défendue. « Et vos brosses à dents aussi, elles seront collectives ? » a demandé Wells.
La nuit de Pâques du trente et un avril au premier mai mil neuf cent vingt et un : J’ai rédigé tout un tas de choses pour Gorki, qui doit apposer sa signature. Puis je suis allé à la Maison des arts : j’ai dicté mes papiers à Nicolas qui les tapés à la machine. En chemin je me suis rappelé ce que Pilniak m’a dit cette nuit : « Gorki a vieilli. C’est quelqu’un de bien, mais comme écrivain, il a vieilli. »
De la Maison des arts je suis allé chez Gorki. Il a trop bu, il est sombre et sec. Il regarde les lettres qui attendent sa signature. « Je ne signerai pas. Non, non ! » Et il m’a lancé un regard perçant. J’ai bredouillé quelques mots à propos des écrivains qui ne mangeaient pas à leur faim…
Vingt-deux novembre mil neuf cent dix-huit : Je siège à côté de Gorki. Il est bienveillant avec moi. Il me raconte une anecdote : « L’autre jour j’avais pris un fiacre, vous comprenez, les tramways ne roulaient plus, et le cocher de fouetter sa vieille rosse en jurant : « Tiens, prends ça, putain de bolchevik ! De toute façon tu vas bientôt crever. » Et à côté il y avait des prisonniers qui passaient, entourés de leur escorte de gardiens. Vous voyez le tableau. »
Trente mars mil neuf cent dix-neuf : Aujourd’hui, à la Littérature Mondiale, nous fêtons l’anniversaire de Gorki. J’ai emmené Boris, Lida et Nicolas. En chemin je leur ai parlé de Gorki. Tout à coup, qui voyons-nous ? Lui-même, avec une chapka grise. Il l’ôte et l’agite longuement en notre direction. Puis il me dit : « Vous marchez d’une drôle de façon avec vos enfants… on dirait une cigogne. »
Le pauvre, il en entend des banalités. En particulier dans la bouche des typographes : « Vous êtes l’avant-garde de la révolution et de notre imprimerie. »
Deux avril mil neuf cent dix-neuf : Hier Gorki était enrhumé, sombre, malade. Il se fatigue à force de porter de gros cartables. Comme d’habitude, il a apporté un gros tas de manuscrits ; il les avait tellement corrigés qu’ils étaient méconnaissables. Je ne comprends pas pourquoi il fait ce travail de titan, et je ne sais pas où il trouve le temps de le faire. Je lui ai montré le bateau en papier qu’il venait de faire sans s’en apercevoir. Il a dit : « C’est tout ce qui reste de la flotte de la Volga », puis tout bas : « Ils se mettent à nouveau à arrêter les gens… Hier ils ont arrêté Filipchenko et d’autres. » Il dit toujours ils à propos des bolcheviks. Il n’a pas dit une seule fois nous. Il en parle toujours comme s’il s’agissait d’ennemis.
Quatre septembre mil neuf cent dix-neuf : Je viens de voir Gorki pleurer. « On a arrêté Sergueï Oldenbourg ! » s’est-il écrié en entrant à toute vitesse dans le bureau de Grjébine. (…)
Avant-hier Blok a raconté qu’il s’était soûlé en compagnie d’une autre personne chez l’éditeur Alkonost, qu’ils s’étaient attardés et qu’ils avaient failli tous deux être arrêtés. « Qu’est-ce que vous faites après minuit dans un appartement qui n’est pas le vôtre ? Vos passeports ? Je suis obligé de vous garder… »
Heureusement, Azov, le président du comité de l’immeuble, s’est est mêlé. Il a déclaré au policier : »Mais enfin, c’est le célèbre poète Alexandre Blok. » Il les a relâchés.
Vingt-quatre novembre mil neuf cent dix-neuf : Hier je suis allé chez Gorki. Il y avait Zinoviev. Devant la porte de l’immeuble j’ai admiré la superbe automobile dont les sièges arrière étaient en partie cachés par une luxueuse couverture en peau d’ours.
Dix-neuf janvier mil neuf cent vingt : Hier je suis allé chez Anna Akhmatova. Chileïko et elle habitent une grande pièce, leur lit est caché par un paravent. Il fait froid et humide chez eux, les livres sont par terre. Akhmatova parle d’une voix forte, criarde, on dirait qu’elle est au téléphone. (…) Hier matin Nikolaï Otsoup m’appelle : « Est-ce que vous pourriez savoir par Gorki si Pavel Avdeïtch a été fusillé ? » (C’est son frère.) Je téléphone, c’est Maria Ignatievna qui décroche. « Oui, oui, il a été fusillé. » Quelle torture que de communiquer la nouvelle à Otsoup !
Quatorze février mil neuf cent vingt : Il raconte : « Avant-hier Blok m’a dit : « Etrange ! L’écrivain préféré des ouvriers, membre de Comité exécutif, bref, M. Gorki, a exprimé une opinion tout à fait étonnante. Je lui dis que dans la rue des Officiers il y a près de mille ouvriers malades du typhus, et lui il me répond : Qu’ils aillent au diable ! C’est bien fait pour eux, les canailles ! »
Octobre mil neuf cent vingt : Zamiatine et Wells ont parlé du socialisme. Wells s’est déclaré contre la propriété collective. Gorki l’a défendue. « Et vos brosses à dents aussi, elles seront collectives ? » a demandé Wells.
La nuit de Pâques du trente et un avril au premier mai mil neuf cent vingt et un : J’ai rédigé tout un tas de choses pour Gorki, qui doit apposer sa signature. Puis je suis allé à la Maison des arts : j’ai dicté mes papiers à Nicolas qui les tapés à la machine. En chemin je me suis rappelé ce que Pilniak m’a dit cette nuit : « Gorki a vieilli. C’est quelqu’un de bien, mais comme écrivain, il a vieilli. »
De la Maison des arts je suis allé chez Gorki. Il a trop bu, il est sombre et sec. Il regarde les lettres qui attendent sa signature. « Je ne signerai pas. Non, non ! » Et il m’a lancé un regard perçant. J’ai bredouillé quelques mots à propos des écrivains qui ne mangeaient pas à leur faim…