Jour de pluie, jour de Tchoukovski

4 mars 2021


Korneï Tchoukovski approche de la soixantaine lorsque commence la Deuxième Guerre Mondiale. Il la traverse non sans souffrances comme en témoignent ces extraits du volume deux de son Journal publié chez Fayard :
Premier avril mil neuf cent quarante-deux : C’est mon anniversaire, j’ai soixante ans tout rond. Tachkent. Les abricotiers sont en fleur. Il fait frais. Tôt le matin. Les oiseaux gazouillent. La journée sera chaude.
Voici les cadeaux que j’ai eus pour mon anniversaire. Boris est porté disparu. (…) Nicolas est à Leningrad, avec une jambe blessée. (…) Il est à la rue, car l’appartement a été détruit par une bombe. Apparemment notre datcha de Pérédelkino a brûlé en entier, avec toute la bibliothèque que je m’étais constituée depuis le temps de ma jeunesse. Voilà, c’est avec ces cartes en main que je dois écrire un conte sur l’allégresse de la victoire.
Vingt-quatre juillet mil neuf cent quarante-trois : Hier je suis allé à Pérédelkino. C’était la première fois de tout cet été. J’ai constaté avec une horreur indescriptible que ma bibliothèque avait été entièrement pillée. Des rares livres qui restaient, les reliures avaient été arrachées. Tout le reste : mes « Nékrassoviana », ma collection des œuvres de Johnson, mes livres pour enfants, les milliers de pièces du théâtre anglais, ma bibliothèque d’essayistes, les lettres de mes enfants, celles de Maria B., mes lettres à elle – tout cela est éparpillé ou détruit et forme une sorte de revêtement de sol que je suis obligé de fouler du pied. En repartant, j’ai vu un feu dans la forêt. J’ai eu envie de m’approcher des enfants qui étaient assis autour. « Attendez, où allez-vous ? » Ils se sont enfuis. Quand je me suis approché du feu, j’ai vu : des livres anglais, ma collection de numéros de Think of It, ma revue enfantine américaine préférée, et des numéros de la Littérature enfantine. Je me suis dit que c’était grotesque, comme situation – de voir ceux à qui j’ai donné tant d’amour, des enfants, brûler devant moi des livres qui me servaient à les rendre heureux !
Vingt-neuf juin mil neuf cent quarante-quatre : M. F. Andreïéva m’a dit que Gorki ne croyait pas Knipper quand elle affirmait que Tchekhov avait dit sur son lit de mort : « Ich sterbe. » En fait, d’après Gorki, il aurait dit : « Salope ! » M. F. n’aime pas Tchekhov. Elle dit qu’elle ne peut pas lui pardonner ses relations avec Sofia P. Bonié, avec qui il aurait vécu pendant vingt années.
Dix-sept juillet mil neuf cent quarante-quatre : Je viens de donner ma dernière conférence à la salle Tchaïkovski. Je suis arrivé là-bas avec des savates trouées que j’aurais dû jeter depuis longtemps, et en plus sans chaussettes. Le directeur m’a prêté les siennes.