Du Journal de Mihail Sebastian à la Correspondance de Louis Pergaud

6 février 2024


Je ne connaissais pas Mihail Sebastian, écrivain roumain francophile et francophone, avant de trouver chez Book-Off son épais Journal (1935-1944) publié chez Stock et d’en faire ma lecture de lit.
On y croise notamment trois jeunes amis de l’auteur, avant leur exil, un Eugène Ionesco un peu perdu, un Emil Michel Cioran alors sympathisant du mouvement fasciste et antisémite la Garde de Fer et un Mircea Eliade lui aussi partisan de la Garde de Fer et encore plus ardemment antisémite. Je n’ai jamais pu blairer ce dernier, devenu par la suite icône mystico pantoufle.
Ce Journal n’est pas une lecture de tout repos, Mihail Sebastian, lui-même Juif, passant des horreurs du nazisme à celles du stalinisme, comme le montrent ces deux extraits :
On parle encore de plus de six mille Juifs tués, mais il est peut-être impossible de déterminer le nombre exact. Nous ne le connaîtrons peut-être jamais. De nombreux Juifs ont été tués dans le bois de Băneasa et leurs corps laissés là, nus pour la plupart. D’autres aux abattoirs de Străulești. Les uns et les autres auraient été horriblement mutilés avant d’être achevés. A la morgue, le frère de Jacques Costin était presque méconnaissable pour sa propre famille. Maître Beiler était criblé de balles et, en plus, égorgé. (Mercredi vingt-neuf janvier mil neuf cent quarante et un)
L’incompréhension, la peur, la perplexité. Des soldats russes qui violent les femmes (Dina Cocea me l’a raconté hier). Des soldats qui arrêtent les voitures dans la rue, font descendre le conducteur et les passagers, prennent le volant et disparaissent. Des magasins pillés. Cet après-midi, ils ont fait irruption à trois chez Zaharia, ils ont fouillé dans le coffre-fort et se sont emparés des montres. (La montre est leur jouet préféré.) (Vendredi premier septembre mil neuf cent quarante-quatre)
Dans cette Roumanie « libérée » par les Russes, Mihail Sebastian fait son bilan personnel :
Toujours la même vie dissipée. L’absence de logement stable me désorganise. Je n’ai vraiment pas l’esprit pratique. Je suis à l’évidence un type qui ne sait pas « s’arranger ». Un « poète », dans la pire acceptation du mot. Je ne sais pas discuter avec mon propriétaire, je ne sais pas me disputer avec mon voisin qui me fait des misères, je ne sais pas me débrouiller au commissariat de circonscription. Tout ce que je souhaite, c’est qu’on me fiche la paix. Je perds, je cède, j’accepte, je supporte, pourvu qu’on me fiche la paix. C’est absurde et honteux. Je suis, à trente-sept ans, aussi démuni qu’un enfant. (Mardi vingt six septembre mil neuf cent quarante-quatre)
Après avoir envisagé de quitter le pays, Mihail Sebastian choisit de rester. Il est nommé maître de conférences à l’Université Ouvrière Libre de Bucarest. Le vingt-neuf mai mil neuf cent quarante-cinq, s’y rendant pour son premier cours de littérature universelle, il est tué par un camion, une mort que d’aucuns jugent non accidentelle.
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Autre lecture de lit, Lettres à Delphine de Louis Pergaud, dont adolescent j’ai lu La Guerre des boutons et les récits animaliers De Goupil à Margot Cette correspondance publiée au Mercure de France que j’ai payée deux euros au Clos Saint-Marc contient aussi les lettres que l’écrivain devenu soldat en mil neuf cent quatorze écrivit à ses amis. Antimilitariste et pacifiste avant la guerre, Pergaud devient, comme beaucoup, quand il se retrouve sur le front, va-t-en-guerre et anti-Boches. Quelques mois plus tard, devant les atrocités, il se reprend, déclarant qu’après la guerre, il sera encore plus antimilitariste qu’il ne l’était avant.
Le dimanche vingt et un mars mil neuf cent quinze, il écrit ceci à son ami Marcel Martinet :
Nous avons attaqué la tranchée boche après une insuffisante préparation d’artillerie et deux de nos compagnies se sont fait héroïquement faucher. J’étais là prêt à les soutenir avec mon peloton ; nous avions déjà fait sous la mitraille et les balles deux bonds en avant et nous étions en première ligne prêts à foncer quand l’ordre de faire cesser cette boucherie est arrivé. Dans cette marche en avant j’avais perdu huit hommes tués et onze blessés. Les balles me sifflaient aux oreilles et trois obus m’ont éclaté devant le nez me brûlant les yeux sans que je sois touché. (…) Devant nous, entre les réseaux boches des cadavres pendaient, des blessés se traînaient, d’autres se plaignaient ; et la nuit tragique avec un soleil rouge est tombée là-dessus. Il s’est mis à pleuvoir ; on marchait dans des mares de sang, dans des éclats de cervelle. Jamais je n’oublierai ça.
Dans la nuit du sept au huit avril, Louis Pergaud prend part à une nouvelle attaque où il disparaît.
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Ces lectures ne m’empêchent pas de m’endormir sitôt le livre posé. Ce n’est que plus tard dans la nuit que mon cerveau entre en ébullition.