Dans l’intimité de James Boswell

26 janvier 2025


Quittant momentanément ce siècle par la lecture, celle du Journal intime d’un mélancolique, j’accompagne James Boswell dans les buissons et au tripot :
J’ai senti en revenant chez moi cette nuit les désirs de la chair se déchaîner en moi. Je me suis donc rendu au parc St. James, et, comme Sir John Brute, j’y ai ramassé une putain. Pour la première fois j’attaque en cuirasse et n’y trouve qu’une piètre satisfaction. Celle qui s’est soumise à mes étreintes vigoureuses était une jeune fille du Shropshire. Elle n’a que dix-sept ans, elle est fort jolie et s’appelle Elizabeth Parker. Pauvre créature, quelle vie ! (vendredi vingt-cinq mars mil sept cent soixante-trois)
J’erre le soir dans le Parc, et j’aborde la première prostituée que je rencontre. Je m’accouple avec elle, sans grand discours, mais protégé du danger. Elle est laide, maigre et pue l’alcool. Je ne lui demande point son nom. La chose faite, elle s’esquive. J’ai la plus triste opinion de cette pratique grossière et je décide de ne plus m’y livrer. (jeudi trente et un mars mil sept cent soixante-trois)
Je me lance vers les Arcades, débordant de vie, brûlant de désir. Deux très jolies filles me demandent de les emmener. « Mes chers petites, dis-je, je ne suis qu’un pauvre diable. Je n’ai pas un denier à vous offrir, mais si vous voulez bien que nous nous amusions ensemble, si vous vous contentez d’un verre de vin et de ma personne, je suis votre homme. » Je retourne donc au Shakespeare. « Garçon, dis-je, que dites-vous de ces créatures ? Feront-elles l’affaire ?
-Je vais voir, Votre Honneur ! » s’écrie-t-il. Il les dévisage alors avec une effronterie incroyable. « Parfaitement ! s’exclame-t-il. -Vous m’assurez qu’elles seront de bonnes compagnes ? Alors, faites les monter ! » On nous conduit dans une chambre convenable où, la minute d’après, nous voyons arriver une bouteille de sherry. J’examine mon sérail. Il me paraît tout à fait propre aux jeux amoureux. Je caresse les deux belles, je bois, je chante La Jeunesse et la Saison et je me prends pour le capitaine Macheath. Puis, je me console de l’existence avec l’une et avec l’autre, par rang d’âge. Je me sens des ailes. Dire que je suis dans une taverne de Londres, au Shakespeare, dans les bras de la folle débauche, après avoir passé un hiver si austère ! Je prends courtoisement congé de mes deux femmes et je rentre chez moi, tout enflammé. (jeudi dix-neuf mai mil sept cent soixante-trois)
Je me rends au Parc, j’avise une virago de la plus basse espèce, auprès de qui je me fais passer pour un coiffeur et nous tombons d’accord pour la somme de six pence. Bras dessus, bras dessous, je l’entraîne dans les bosquets et me conduis le plus virilement du monde. Je m’en vais ensuite, en braillant, jusqu’au cimetière Saint-Paul. Puis je rentre dans l’estaminet d’Ashley, où je bois trois coups à trois pence. Dans le Strand, je ramasse une malheureuse petite débauchée et je lui donne six pence. La garce m’accorde mes entrées, mais me refuse l’assouvissement. Comme je suis le plus fort, volens nolens, je l’adosse au mur. La voilà, qui d’un bond, se libère de moi. Un ramassis de putains et de soldats accourt à ses hurlements. « Alors, soldats, mes frères, dis-je, un demi-solde ne peut donc plus baiser pour six pence ? Et celle-là qui fait la mijaurée ! » Je les mets de mon côté, j’accable la fille d’injures grossières, puis je bats en retraite. A White Hall, j’avise une autre fille et lui demande de faire crédit à un voleur de grand chemin, sans un liard. Elle refuse. Ma vanité est assez flattée ce soir. Sous mon accoutrement, on m’a toujours reconnu pour un gentilhomme. Je rentre chez moi, vers deux heures, très fatigué. (samedi quatre juin mil sept cent soixante-trois)
J’aurais dû noter hier que j’étais allé présenter mes devoirs à Monsieur Samuel Johnson. Il m’a fait beaucoup d’honnêtetés. (mardi quatorze juin mil sept cent soixante-trois)
James Boswell est l’auteur de Vie de Samuel Johnson, biographie publiée en mil sept cent quatre-vingt-onze.
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Autre lecture : celle de la brochure des Amateurs de Rémy de Gourmont publiée en soutien aux bouquinistes des quais de Paris lorsque Anne Hidalgo voulait les virer pour la cérémonie d’ouverture des Jeux Olympiques.
J’y apprends que ce ne fut pas la seule fois où ils ont été menacés d’être chassés. Ainsi, le vingt-quatre mars mil neuf cent six, un Sénateur nommé Béranger, membre de l’Institut, dans L’Echo de Paris publiait un article intitulé Pour les mœurs, faut-il ou non une Censure ? dans lequel on trouvait ceci :
Niera-t-on le danger ? qu’on parcoure le boulevard, qu’on s’arrête devant les boîtes des bouquinistes des quais. Là, certes, l’administration a libre carrière sans crainte de blesser l’opinion. Y a-t-il rien de plus encombrant pour la circulation, de plus offensant pour les yeux, que ces installations malpropres qui détruisent la belle harmonie des quais, masquent les charmants aspects du fleuve, et donnent à une des parties les plus pittoresques de Paris,  l’apparence d’une foire de petite ville. Si du moins la décence y était respectée. Mais qu’on y regarde de près. Il n’est presque pas une de ces installations qui n’ait, bien en vue, un casier spécial où s’entasse tout ce que la licence accumulée d’autrefois et d’aujourd’hui a produit de plus honteux : livres à titres ou images obscènes, photographies galantes, cartes transparentes. Tout y est, et tout y peut être manié, feuilleté et lu sur place sans bourse délier. C’est le cabinet de lecture en plein air et sans frais. C’est là que le lycéen, la petite ouvrière, l’enfant même vont se corrompre gratis.