Confiné (vingt-trois)

9 avril 2020


Si promener son chien est devenu une activité prisée, et répétée plusieurs fois par jour par les propriétaires desdits, il semble que ramasser sa merde ne soit plus d’actualité. Je le constate en étant encore une fois le premier client du Fournil du Carré d’Or, la boulangerie de la rue Saint-Nicolas. Mon pain Nordik acheté, je rentre en regardant attentivement où je mets le pied.
Cette fois-ci, c’est vraiment le printemps. Je fais une photo du banc du jardin en attendant que le soleil l’atteigne, puis j’écoute Bourvil, une compilation de ses succès du début, chargés d’allusions vicieuses, des chansons qui plaisaient beaucoup à celle qui est confinée à Paris, notamment Le maître-nageur, qu’elle aimait chanter à la manière niaise de son créateur.
Tiens, après plusieurs semaines sans nettoyage, un homme et une femme de ménage viennent ce mercredi matin entretenir les parties communes, des nouveaux, démunis de masques, qui se donnent bien du mal, ce qui vaut à mon pas de porte d’être balayé et désherbé, ce qui ne lui était jamais arrivé que par mes soins.
Dans le jardin, je poursuis ma lecture de Samuel Pepys, quittant notre piteux vingt et unième siècle pour le dix-septième anglais dans lequel le raffinement (musique, théâtre, bonne chère) côtoyait la pire cruauté (écartèlements, décapitations et pendaisons publiques) et l’acceptation de la fatalité (morts post-natales pour les enfants et de la petite vérole pour les adultes, en attendant la peste). Rien ne semble perturber le jeune Pepys, toujours satisfait de sa vie, surtout quand il gagne de l’argent sans rien faire ou embrasse (et davantage) une femme qui n’est pas la sienne.
En revanche, au vingtième siècle soviétique, Tchoukovski, dont je tape des extraits du Journal à l’ombre, n’est pas à la fête:
Nuit du premier avril mil neuf cent cinquante-deux, minuit pile : J’ai soixante-dix ans. J’ai l’âme aussi sereine qu’un mort. J’ai derrière moi cinquante années de bagne, de ratage, d’incompétence, de galère, des milliers d’échecs, d’erreurs et de faux pas. L’amour a été chiche avec moi. Je n’ai pas un ami, personne de proche. Lida s’efforce de m’aimer et croit qu’elle m’aime. Mais elle ne m’aime pas. Nicolas, qui a un naturel poétique, est plein de pitié pour moi, mais au bout de deux minutes il s’ennuie avec moi, et il a sans doute raison… Lioucha… Mais depuis quand les jeunes filles de vingt ans se plaisent-elles avec leur grand-père ? On ne trouve ça que chez Dickens et dans les mélodrames. Un grand-père, c’est quelque chose qui ne vous comprend pas, qui est condamné à disparaître, qu’on ne connaît qu’au début de sa vie et avec qui il est inutile de nouer des relations durables. (Lida, sa femme ; Nicolas, son fils ; Lioucha, sa petite-fille)
Quand je rentre dans l’appartement, vers seize heures, mon téléphone sonne. Celle qui est confinée à Paris m’appelle alors qu’elle range sa bibliothèque, dont une grosse majorité des livres lui viennent de moi. Nous y procédons ensemble pendant trois quarts d’heure, ce qui constitue sans doute le plus long téléphonage de notre histoire. Quelques livres seront mis à la rue, à la disposition de qui passe.
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A quoi bon désormais s’occuper encore de politique puisqu’il n’y a plus d’autre perspective que de gérer une interminable crise sanitaire et économique, semble s’être dit Bernie Sanders qui renonce à tenter d’être le candidat démocrate à la Présidentielle américaine.
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« Je hais la prudence, elle ne vous amène à rien », déclarait Jacques Brel qui aurait pu avoir quatre-vingt-onze ans ce huit avril. Imprudent, il le fut toute sa vie, notamment en fumant, ce qui lui valut un cancer des poumons. Son propos, à rebours de ce qu’on entend tous les jours, me fait du bien.