Korneï Tchoukovski l’a constaté bien avant moi, pas facile d’avoir soixante-dix ans, avec pour lui en circonstance aggravante, le stalinisme. Quelques extraits de son Journal publié chez Fayard:
Cinq septembre mil neuf cent quarante-six : A propos de la pièce de Grossman que la Pravda assassine, Léonov me dit : « Grossman manque d’expérience. Il aurait dû mettre ses idées les plus chères dans la bouche d’un idiot, d’un crétin reconnu comme tel. Si on lui avait fait des reproches, il aurait pu dire : « Mais ce sont les paroles d’un imbécile ! »
Dix-sept mars mil neuf cent quarante-sept : La Gazette littéraire a récemment rendu compte d’une réunion d’écrivains pour enfants où je me trouvais. Voici la liste des participants telle que la donne le journal : Marchak, Mikhalkov, Barto, Kassil et d’autres. Les « autres », c’est moi.
Premier janvier mil neuf cent quarante-huit : Comme les Editions enfantines me laissent sans le sou, j’ai accepté de me montrer aux sapins de nouvel an pour compléter un peu mes fins de moi. Dire que j’ai soixante-six ans ! J’aurais pourtant bien le droit de prendre du repos. Dieu, que je hais cette vie tragique et misérable !
Douze avril mil neuf cent cinquante : Nous avons enterré aujourd’hui Adouïev. Son cercueil était couvert de fleurs. Son visage était tel qu’en lui-même – le visage du moqueur et du raté.
Nuit du premier avril mil neuf cent cinquante-deux, minuit pile : J’ai soixante-dix ans. J’ai l’âme aussi sereine qu’un mort. J’ai derrière moi cinquante années de bagne, de ratage, d’incompétence, de galère, des milliers d’échecs, d’erreurs et de faux pas. L’amour a été chiche avec moi. Je n’ai pas un ami, personne de proche. Lida s’efforce de m’aimer et croit qu’elle m’aime. Mais elle ne m’aime pas. Nicolas, qui a un naturel poétique, est plein de pitié pour moi, mais au bout de deux minutes il s’ennuie avec moi, et il a sans doute raison… Lioucha… Mais depuis quand les jeunes filles de vingt ans se plaisent-elles avec leur grand-père ? On ne trouve ça que chez Dickens et dans les mélodrames. Un grand-père, c’est quelque chose qui ne vous comprend pas, qui est condamné à disparaître, qu’on ne connait qu’au début de sa vie et avec qui il est inutile de nouer des relations durables.
Vingt-sept juin mil neuf cent cinquante-trois : Impossible d’entrer dans une caisse d’épargne. La réforme monétaire se profile à l’horizon, et c’est la panique. Je voulais aller percevoir ma pension, mais je n’ai pas pu : il y avait au moins cinq mille personnes aux guichets. Les gens achètent à tout crin. Des tapis, des colliers de chevaux, des pots. Dans un magasin de pianos j’entends : « Qu’est-ce que c’est que ce bordel, je voulais acheter trois pianos, et on refuse de me les vendre ! » L’argenterie a disparu des rayons (ça c’est solide, comme devise !). Personne ne rend plus la monnaie, ni dans le métro, ni dans le tramway, ni dans les magasins. La capitale est prise de folie. On dirait que c’est la fin du monde. Impossible d’entrer au National. Toutes les tables sont occupées, les gens sont venus boire et s’empiffrer une dernière fois avec cet argent qui demain ne vaudra plus rien.
Cinq septembre mil neuf cent quarante-six : A propos de la pièce de Grossman que la Pravda assassine, Léonov me dit : « Grossman manque d’expérience. Il aurait dû mettre ses idées les plus chères dans la bouche d’un idiot, d’un crétin reconnu comme tel. Si on lui avait fait des reproches, il aurait pu dire : « Mais ce sont les paroles d’un imbécile ! »
Dix-sept mars mil neuf cent quarante-sept : La Gazette littéraire a récemment rendu compte d’une réunion d’écrivains pour enfants où je me trouvais. Voici la liste des participants telle que la donne le journal : Marchak, Mikhalkov, Barto, Kassil et d’autres. Les « autres », c’est moi.
Premier janvier mil neuf cent quarante-huit : Comme les Editions enfantines me laissent sans le sou, j’ai accepté de me montrer aux sapins de nouvel an pour compléter un peu mes fins de moi. Dire que j’ai soixante-six ans ! J’aurais pourtant bien le droit de prendre du repos. Dieu, que je hais cette vie tragique et misérable !
Douze avril mil neuf cent cinquante : Nous avons enterré aujourd’hui Adouïev. Son cercueil était couvert de fleurs. Son visage était tel qu’en lui-même – le visage du moqueur et du raté.
Nuit du premier avril mil neuf cent cinquante-deux, minuit pile : J’ai soixante-dix ans. J’ai l’âme aussi sereine qu’un mort. J’ai derrière moi cinquante années de bagne, de ratage, d’incompétence, de galère, des milliers d’échecs, d’erreurs et de faux pas. L’amour a été chiche avec moi. Je n’ai pas un ami, personne de proche. Lida s’efforce de m’aimer et croit qu’elle m’aime. Mais elle ne m’aime pas. Nicolas, qui a un naturel poétique, est plein de pitié pour moi, mais au bout de deux minutes il s’ennuie avec moi, et il a sans doute raison… Lioucha… Mais depuis quand les jeunes filles de vingt ans se plaisent-elles avec leur grand-père ? On ne trouve ça que chez Dickens et dans les mélodrames. Un grand-père, c’est quelque chose qui ne vous comprend pas, qui est condamné à disparaître, qu’on ne connait qu’au début de sa vie et avec qui il est inutile de nouer des relations durables.
Vingt-sept juin mil neuf cent cinquante-trois : Impossible d’entrer dans une caisse d’épargne. La réforme monétaire se profile à l’horizon, et c’est la panique. Je voulais aller percevoir ma pension, mais je n’ai pas pu : il y avait au moins cinq mille personnes aux guichets. Les gens achètent à tout crin. Des tapis, des colliers de chevaux, des pots. Dans un magasin de pianos j’entends : « Qu’est-ce que c’est que ce bordel, je voulais acheter trois pianos, et on refuse de me les vendre ! » L’argenterie a disparu des rayons (ça c’est solide, comme devise !). Personne ne rend plus la monnaie, ni dans le métro, ni dans le tramway, ni dans les magasins. La capitale est prise de folie. On dirait que c’est la fin du monde. Impossible d’entrer au National. Toutes les tables sont occupées, les gens sont venus boire et s’empiffrer une dernière fois avec cet argent qui demain ne vaudra plus rien.