A Paris, le mercredi d’après

20 novembre 2015


A l’arrivée à Paris ce mercredi un message dans le métro annonce que la ligne Treize est arrêtée avant la Basilique de Saint-Denis suite à une intervention policière et sur ordre de la Préfecture, confirmant ce que j’ai appris sur France Culture avant de quitter Rouen. Je prends le Trois puis le Huit pour rejoindre Ledru-Rollin.
Au Café du Faubourg où je bois un café la soirée beaujolais nouveau du lendemain est annulée.
-Ah bon ? s’étonne un déçu.
-L’accordéoniste vient d’Auvergne, lui répond le patron, elle a peur de monter à Paris.
Je ne sais si c’est aussi la peur, mais il n’y a pas à dix heures la file habituelle des vendeurs de livres, cédés, dévédés, etc. chez Book-Off. En revanche, les coutumiers acheteurs à téléphone sont là à rentrer leurs code-barres. J’en sors avec le Mini Zoé J’ai saigné, le récit que fit Blaise Cendrars de la blessure de guerre qui conduisit à l’amputation de son bras, et rejoins le marché d’Aligre. Les crieurs de fruits et légumes à un euro sont muets. Il règne ici aussi une atmosphère étrange, regards graves et tendance à la sympathie. Le soleil brille, il y a du monde aux terrasses.
A l’entrée de la rue de Charonne, la boutique de vêtements Courbettes et Galipettes annonce en vitrine les « Crazy Days ». J’entre Chez Céleste un peu avant midi où l’on me demande comment je vais.
-Vas-y, installe-toi, me dit le serveur qui me tutoie pour la première fois.
Je déjeune d’un feroz d’avocat et d’un poulet yassa avec un quart de vin rouge portugais. Cela fait toujours dix-huit euros cinquante que je vais payer au comptoir. Un jeune homme y boit un café.
-Ça va ? lui demande le serveur.
-C’est dur, répond-il, mais la vie va reprendre son cours petit à petit, comme on dit.
Je remonte la rue de Charonne au-delà du carrefour avec Ledru-Rollin et arrive à hauteur du café La Belle Equipe devant lequel sont mortes dix-neuf personnes, dont Hodda qui y fêtait son trente-cinquième anniversaire et sa sœur Halima. Khaled, l’un de leurs frères, y est serveur et indemne. Le large trottoir où se tenait la terrasse est complètement couvert de bougies, de bouquets et de messages. Cela s’étend devant le restaurant japonais d’à côté dont l’une des portes en verre a été détruite. Les rideaux métalliques sont baissés. Nous sommes une vingtaine sur le bord de la rue, poignés par l’émotion. Sur l’une des affichettes, d’une écriture enfantine : « Le collège Anne Frank, brisé mais debout. Fuck les terroristes. Vive la Paix. »
Je vais souffler dans le square voisin, sur un banc au soleil, me demandant comment vont s’en sortir ceux qui ont survécu et si même les lieux atteints vont pouvoir rouvrir. Des enfants de toutes couleurs y jouent paisiblement. Une vieille folle passe en chantant Je vais t’aimer comme on ne t’a jamais aimé, à faire rougir tous les Marquis de Sade. L’église à côté se nomme Sainte-Marguerite. Un panneau informatif m’apprend qu’elle était jouxtée du cimetière dans lequel, en dix-sept cent quatre-vingt-quatorze, furent enterrés trois cents guillotinés en provenance des places de la Bastille et de la Nation, il n’y a pas que la religion pour conduire à la barbarie.
Passant par une rue très protégée (ce qui me laisse à penser que c’est celle où habite Manuel Valls), j’arrive rue de la Roquette et entre dans un Péhemmu kabyle au moment où en sort un habitué.
-Tu crois ce que c’est vrai ce qu’il raconte, qu’il a été frôlé par les balles ? demande un autre au patron.
-Non, ceux qui ont vraiment vécu ça, ils n’en parlent pas comme ça. Il a eu peur, c’est tout.
Ce client a gagné cent trente et un euros aux courses. Le patron ouvre deux portes de placard derrière le comptoir faisant apparaître un escalier qui descend au sous-sol où il va chercher l’argent. C’est là qu’il faudrait se cacher pour sauver sa vie, me dis-je.
Un peu plus loin, je passe près de zonards à chiens qui s’entretiennent avec des militaires en armes, puis arrive à la Bastille. J’y prends le bus Vingt pour rejoindre le deuxième Book-Off. Il passe par la place de la République. Des télés du monde entier y ont encore leurs antennes rondes. Elles attirent autour de la statue certains m’as-tu-vu, dont un guignol habillé en Statue de la Liberté qui brandit un drapeau tricolore.
Sur les boulevards, le conducteur noir d’une Audi noire bloquée par un fourgon est mis en joue par deux policiers à fusil mitrailleur. Il ne sera pas question de lui aux actualités du soir. Elles m’apprendront que les salopards cernés à Saint-Denis sont morts ou ont été capturés après sept heures d’assaut.
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Dans le train du retour lecture décevante d’Entre les lignes de Michel Baglin (La Table Ronde), acheté parce qu’il y est question de trains mais qui s’avère être un banal récit d’enfance. Mon exemplaire fut dédicacé par l’auteur à une précédente propriétaire : « A Simone, en espérant que tu retrouveras « entre ces lignes » un peu de Vert-Saint-Denis de la grande époque auquel je suis resté très attaché. Très affectueusement. Michel »
Vert-Saint-Denis n’est pas vers Saint-Denis mais un village de la Brie, vers Melun.
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Quand même quelle chance d’être à Rouen et d’avoir le choix entre le rassemblement de vendredi soir à ballons bleus blancs rouges de la naïve gentillette qui sur sa page Effe Bé demande l’interdiction du drapeau palestinien à l’Onu et celui de samedi après-midi des organisations gauchistes dont certaines lors des bombardements de Gaza par Israël défilaient à Paris en compagnie de jeunes musulmans qui criaient « Mort aux Juifs ».
Fuyant l’un et l’autre mais ne pouvant rester inactif, je sors ma carte bancaire pour aider la famille d’Hodda et Halima.