Le Journal de Michel Perdrial

Le Journal de Michel Perdrial




Loïc Boyer
Je suis l’auteur de textes courts qui furent publiés depuis mil neuf cent quatre-vingt-quinze dans des revues littéraires en France (Supérieur Inconnu, Supplément d’Ame, Nouvelle Donne, Le Bord de l’Eau, Pris de Peur, l’Art du Bref, Sol’Air, Gros Textes, Salmigondis, Verso, Décharge, Bulle, Filigranes, Diérèse, Martobre, Comme ça et Autrement, (Cahier d’) Ecritures, La Nef des Fous), en Belgique (Traversées, Ecrits Vains, L’Arbre à Plumes, Inédit Nouveau, Bleu d’Encre), au Canada (Les Saisons Littéraires) et en Italie (Les Cahiers du Ru).
Les courageuses Editions du Chardon ont publié en mil neuf cent quatre-vingt-dix-neuf Erotica, un recueil de vingt-huit de ces textes, illustré par Isabelle Pio et Antoine Lopez et préfacé par Sarane Alexandrian, toujours disponible auprès de moi.
Je suis également l’auteur d’une pièce de théâtre et de plusieurs romans ou récits à ce jour inédits.
Depuis le onze novembre deux mille six, je publie mon Journal via Internet, un temps sous-titré Persiflages, moquages et autres énervages mâtinés de complimentages et de contentages. Sa première partie est lisible chez Eklablog, la deuxième ici.
Je vis au centre de Rouen dans un ancien monastère où autrefois les Sœurs de la Miséricorde se vouaient à l’éducation des jeunes filles.







Rss

8 mars 2021


Rentré, ignorant la consigne du médecin piqueur, je ne me précipite pas sur le Doliprane, J’attends de savoir si un ou plusieurs des éventuels effets secondaires (douleur au bras, céphalée, fièvre) se font sentir. Or, rien n’arrive durant la nuit de vendredi à samedi ; pas davantage samedi matin.
Ce samedi est une froide journée, mais ensoleillée. Abrité du vent, collé contre le mur, je peux lire sur le banc du jardin Lettres à Alexandrine (sa femme) d’Emile Zola publié chez Gallimard.
Point de concert de carillon pour agrémenter ma lecture, je ne sais pourquoi. C’était déjà le cas la semaine dernière et c’est bien dommage. Je bénéficie en revanche des allées et venues d’arrivants qui s’installent. Il y a eu deux déménagements ces derniers temps du côté des petits appartements.
Aucun effet secondaire, me dis-je le soir venu. La nuit me montre que j’ai parlé trop vite car un léger mal de tête la perturbe. Au matin, je gobe un Doliprane et tout rentre dans l’ordre.
Le dimanche ensoleillé me permet de poursuivre à l’extérieur la lecture de la correspondance de Zola et ce lundi, après une nuit sans céphalée, vers neuf heures et demie, j’appelle la secrétaire de mon médecin afin d’obtenir un rendez-vous pour ma seconde injection d’AstraZeneca qui ne peut avoir lieu qu’au bout de dix semaines, c’est-à-dire à partir du sept mai, une date qui m’est familière pour cause d’anniversaire de celle qui travaille à Paris.
Où en serons-nous à ce moment-là ? Les cafés et restaurants seront-ils rouverts ? Serai-je en train de piaffer d’impatience avec l’envie de partir en vadrouille ou toujours dans l’incapacité de le faire ?
La secrétaire ne peut me donner de date de second rendez-vous et me rappellera.
                                                                          *
Etonnement ce lundi : la tente de la Croix Rouge utilisée pour la vaccination du cabinet médical des Carmes, là où trône Flaubert, est démontée par des employés municipaux.
                                                                          *
Etonnement encore ce lundi : dans la ruelle, une guide touristique cornaquant une quinzaine d’anglophones, suivie d’une autre avec le même nombre de touristes que je photographie.
Les rassemblements à plus de six personnes sur la voie publique ou dans un lieu public sont interdits et punissables d’une amende de cent trente-cinq euros.
                                                                          *
« Merci pour votre intérêt pour le carillon ! Les auditions sont généralement suspendues pendant les vacances scolaires (suivant la disponibilité des carillonneurs bénévoles) mais elles seront de retour la semaine prochaine ! Ne manquez pas non plus le concert de la Saint Patrick, mercredi 17 mars à 17h. » m’écrit Pascaline, de l’Association du Carillon de la Cathédrale de Rouen, après que j’ai demandé pourquoi.
 

6 mars 2021


Il est presque seize heures ce vendredi lorsque je croise rue Eau-de-Robec celui qui avant-guerre m’offrait ses billets de l’Opéra de Rouen quand il partait en voyage.
-Vous êtes vacciné ? me demande-t-il.
-Non mais j’y vais là justement.
Il m’explique qu’il l’est, s’étant inscrit dès que ça avait été possible.
-Oui mais moi je ne suis pas assez vieux, lui réponds-je un peu perfidement.
Au cabinet médical où exercent mon médecin traitant et quatre de ses confrères, la salle d’attente, trop petite à mon goût, est pleine. Hormis un couple d’hommes, ne sont présent(e)s que vieilles et vieux en surpoids, pas tou(te)s là pour la vaccination. L’une ne trouve rien de mieux à faire que de décrocher son masque pour manger une grosse pâtisserie. Heureusement je suis loin d’elle.
Bien qu’ayant rendez-vous à seize heure trente ce n’est qu’à dix-sept heures qu’un médecin qui n’est pas le mien appelle mon nom. Ce docteur est de bonne humeur. Il a le masque sous le nez. Sa salle de consultation est emplie d’objets sportifs, dont une quantité de maillots colorés suspendus à un porte-manteau. Il ne me pose qu’une question : « Est-ce-que vous avez de la fièvre ? » puis s’occupe de remplir sur l’ordinateur le document réglementaire. « Ce sera au bras gauche », me dit-il. J’enlève mon pull, remonte la manche de ma chemise et m’assois sur la table d’auscultation.
-Vous n’allez pas pleurer ?
-Je ne sais pas encore.
Je sens à peine la piqûre.
-Bravo, vous n’avez pas pleuré. Vous prendrez un Doliprane en rentrant et un ou deux pendant deux jours pour éviter les effets secondaires.
Il termine de remplir ma fiche de vaccination. « Voilà, vous faites partie des statistiques. » Il me l’imprime puis me demande de rester un quart d’heure dans la salle d’attente et de venir frapper à sa porte si ça ne va pas.
Il y a heureusement moins de monde dans cette salle. Quand dix minutes après mon piqueur réapparait je lui dis que ça va bien et je peux rentrer.
En redescendant vers chez moi je me rends compte que je n’ai rien payé. Je  ne sais pas si c’est normal. Il souffle un vent glacial. Nous sommes encore en hiver. Le plus long que j’aie jamais vécu.
                                                                        *
Ce vendredi dans Le Figaro, des nouvelles du « metteur en scène David Bobée, fraîchement nommé directeur du Théâtre du Nord à Lille ».
Il a été condamné, le vingt-huit janvier, à verser six mille euros de dommages et intérêts à un pensionnaire de la Comédie-Française, à la suite d'une publication sur Effe Bé où il attaquait de façon virulente le comédien, accusé de violences sur son ex-petite amie. Le Tribunal Judiciaire de Paris a estimé « que cette publication portait atteinte à la présomption d'innocence » du plaignant.
Bobée a également été condamné au retrait de sa publication et au remboursement des frais de justice (deux mille euros).
L'avocate du comédien s'est déclarée satisfaite de cette décision : « En condamnant David Bobée, la justice a rappelé fermement le principe fondamental de la présomption d'innocence, face au lynchage hystérique pratiqué sur les réseaux sociaux. Il est regrettable qu'un homme de culture, directeur de théâtre public, se laisse aller à de tels propos. »
 

5 mars 2021


Après avoir douté de lui en raison de sa réputation d’efficacité réduite, ne voilà-t-il pas que je m’apprête à me faire injecter une dose du vaccin AstraZeneca.
D’une part, il apparaît plus efficace qu’annoncé. D’autre part, je n’ai pas l’espoir de pouvoir m’inscrire avant un mois, ou deux, pour avoir Pfizer, et le rendez-vous ne serait pas immédiat.
Quand je suis allé me renseigner sous la tente de la Croix Rouge installée derrière la statue de Flaubert afin de savoir s’il ne restait pas des doses le soir, inemployées, dont j’aurais pu bénéficier d’une, la dame en chasuble m’a dit qu’elles étaient réservées à des inscrits sur liste d’attente, et que celle-ci n’était ouverte qu’aux plus de soixante-quinze ans.
Aussi ce jeudi matin, j’appelle la secrétaire de mon médecin traitant pour savoir s’il vaccine avec AstraZeneca. « Oui », me répond-elle. Je lui demande si je peux, bien que n’ayant pas de comorbidité mais âgé de soixante-dix ans avec un poids modérément excessif. « Je lui pose la question et je vous rappelle », me dit-elle.
Ce n’est que vers treize heures trente que mon téléphone sonne. La réponse est positive et le rendez-vous pris. « Ce sera un autre médecin du cabinet qui vous recevra car ils font ça à tout de rôle », me précise-t-elle.
                                                                *
Fais-je bien ? Ce qui m’amène à me faire vacciner au plus vite, c’est la crainte qu’attendant un autre vaccin, Pfizer ou Janssen, peut-être meilleur, je courrais le risque, avant d’avoir droit à la piqûre, de choper la saloperie et de faire une forme grave voire mortelle.
Ce choix ne peut être que personnel. On ne demande pas d’avis ou de conseil à qui que ce soit pour ce genre de décision.
 

4 mars 2021


Korneï Tchoukovski approche de la soixantaine lorsque commence la Deuxième Guerre Mondiale. Il la traverse non sans souffrances comme en témoignent ces extraits du volume deux de son Journal publié chez Fayard :
Premier avril mil neuf cent quarante-deux : C’est mon anniversaire, j’ai soixante ans tout rond. Tachkent. Les abricotiers sont en fleur. Il fait frais. Tôt le matin. Les oiseaux gazouillent. La journée sera chaude.
Voici les cadeaux que j’ai eus pour mon anniversaire. Boris est porté disparu. (…) Nicolas est à Leningrad, avec une jambe blessée. (…) Il est à la rue, car l’appartement a été détruit par une bombe. Apparemment notre datcha de Pérédelkino a brûlé en entier, avec toute la bibliothèque que je m’étais constituée depuis le temps de ma jeunesse. Voilà, c’est avec ces cartes en main que je dois écrire un conte sur l’allégresse de la victoire.
Vingt-quatre juillet mil neuf cent quarante-trois : Hier je suis allé à Pérédelkino. C’était la première fois de tout cet été. J’ai constaté avec une horreur indescriptible que ma bibliothèque avait été entièrement pillée. Des rares livres qui restaient, les reliures avaient été arrachées. Tout le reste : mes « Nékrassoviana », ma collection des œuvres de Johnson, mes livres pour enfants, les milliers de pièces du théâtre anglais, ma bibliothèque d’essayistes, les lettres de mes enfants, celles de Maria B., mes lettres à elle – tout cela est éparpillé ou détruit et forme une sorte de revêtement de sol que je suis obligé de fouler du pied. En repartant, j’ai vu un feu dans la forêt. J’ai eu envie de m’approcher des enfants qui étaient assis autour. « Attendez, où allez-vous ? » Ils se sont enfuis. Quand je me suis approché du feu, j’ai vu : des livres anglais, ma collection de numéros de Think of It, ma revue enfantine américaine préférée, et des numéros de la Littérature enfantine. Je me suis dit que c’était grotesque, comme situation – de voir ceux à qui j’ai donné tant d’amour, des enfants, brûler devant moi des livres qui me servaient à les rendre heureux !
Vingt-neuf juin mil neuf cent quarante-quatre : M. F. Andreïéva m’a dit que Gorki ne croyait pas Knipper quand elle affirmait que Tchekhov avait dit sur son lit de mort : « Ich sterbe. » En fait, d’après Gorki, il aurait dit : « Salope ! » M. F. n’aime pas Tchekhov. Elle dit qu’elle ne peut pas lui pardonner ses relations avec Sofia P. Bonié, avec qui il aurait vécu pendant vingt années.
Dix-sept juillet mil neuf cent quarante-quatre : Je viens de donner ma dernière conférence à la salle Tchaïkovski. Je suis arrivé là-bas avec des savates trouées que j’aurais dû jeter depuis longtemps, et en plus sans chaussettes. Le directeur m’a prêté les siennes.
 

3 mars 2021


Seulement dix minutes de retard ce mardi pour le train de huit heures cinq arrivant de Paris et allant au Havre. La plupart de ses occupants descendent à Rouen, ce qui me permet de voyager loin d’autrui. Après la banlieue, c’est une sorte de désert campagnard dont on pourrait croire les habitants confinés. Une poignée d’humains descendent et montent à Yvetot puis à Bréauté-Beuzeville et c’est l’arrivée à la Gare du Havre. Devant celle-ci, je monte dans le tramouais qui arrive et en descends à La Plage son terminus.
De là, la mer à ma gauche, je marche un certain temps et arrive à Sainte-Adresse, ancienne capitale de la Belgique. La promenade y devient plus chic, avec une moitié pour les vélos et une moitié pour les piétons. Cette dernière est hélas polluée par une quantité de coureuses et coureurs qui expectorent à dix mètres.
Je connais peu Sainte-Adresse, et pas du tout ses hauteurs. Ce n’est pas aujourd’hui que je vais combler cette lacune car j’ai envie de rester au bord de la mer. Elle est haute, c’est jour de grande marée. Toujours marchant j’arrive à une fourche qui donne le choix. La première branche permet de continuer en bas par la digue du Bout du Monde mais celle-ci est effondrée et son accès barré. La seconde invite à monter sur la falaise mais le chemin s’achève par une boucle qui invite à redescendre. Un chemin de terre s’enfonce néanmoins dans les broussailles mais il est officiellement interdit en raison du risque d’éboulement de cette falaise. Je dois donc revenir sur mes pas.
Redescendu en bord de mer, je trouve à m’asseoir sur une structure en bois d’où, le masque ôté, je peux surveiller l’entrée et la sortie des porte-conteneurs dans le port du Havre. Devant moi passent les sempiternels sportifs et des familles plus ou moins masquées.
Comme il fait bon, je sors le livre emporté, Lettres à Věra de Karel Čapek en édition de poche chez Cambourakis. J’en lis une moitié avant de pique-niquer. Mon café bu, je reprends cette lecture attrayante.
Un deux ans et demi marchant sur la structure en bois descend pour me contourner. Remonté de l’autre côté, il se tourne vers moi :
-Monsieur, il est où papa ?
En voilà une question. Avant que je tente d’y répondre, il aperçoit celui qui, resté en arrière, tape ses chaussures de sport sur le sol pour les nettoyer. Le chérubin rejoint vite ce géniteur plus soucieux de ses godasses que de sa descendance.
Comme nous sommes ici en vacances scolaires, j’en vois d’autres passer, des pères divorcés. L’un d’eux a remplacé sa femme par sa mère pour la promenade au bord de la mer. C’est une famille recomposée d’un genre particulier.
Il est quinze heures quand je termine Lettres à Věra. Je rejoins Le Havre, croisant de plus en plus de monde, dont beaucoup de jeunes, mais aussi des vieux qui ne consentent pas à s’auto-isoler. Des branlotins en maillot plongent du haut d’une sorte de belvédère en bois dominant la mer. A quoi ne faut-il pas se résoudre pour éblouir certaines filles.
D’autres jeunes mâles préfèrent s’affronter au parc à skaite. Près de celui-ci est la station de tram. Je monte dans le premier en attente de départ. Après avoir traversé le centre-ville, je descends à l’arrêt Gares. « Pourquoi il y a un s à gares ? » demande à sa mère un moutard. Ferroviaire et routière, pourrait-elle lui répondre si elle se souciait de sa question.
                                                                      *
Ce mardi marque le trentième anniversaire de la mort de Serge Gainsbourg. Multiples hommages un peu partout. Assortis de multiples critiques sur le personnage et certaines de ses chansons jugées désormais problématiques. Sa fille Charlotte n’entre pas dans ce jeu-là, qui espère que s’il vivait aujourd’hui il les ferait quand même. J’en doute.
 

1er mars 2021


Ne m’avouant pas vaincu par la décrépitude de la ligne Paris Rouen Le Havre, je reprends ce samedi matin un billet daté de mardi pour la Porte Océane. Guère de monde à la Gare, j’y croise cependant le Playboy Communiste, semblable à lui-même, porteur de sa sempiternelle couverture, désormais orange. Il traverse la pandémie sans même la percevoir.
J’espère que cette escapade havraise (si elle se concrétise) ne sera pas ma dernière sortie avant un reconfinement. Les variants attaquent. L’anglais est partout (c’était bien la peine de priver de Noël les chauffeurs des camions revenant du Royaume-Uni en les bloquant à la frontière). Le sud-africain effraie ici ou là, passé par on ne sait où.
Pendant ce temps, la vaccination continue à rater mieux. Après deux mois, seulement un quart des plus de soixante-quinze ans ont eu la piqûre. Ne parlons pas des autres vieux, qui sont abandonnés. La pénurie est telle qu’on en est à retirer des vaccins de certaines régions pour les envoyer là où les réanimations débordent. Parmi ces lieux en tension (comme ils disent), Dunkerque où en août deux mille dix-huit j’ai passé de bons moments et Nice où je devais aller au printemps deux mille vingt, un séjour annulé à cause de la déclaration de guerre. Aujourd’hui, dans cette ville, les touristes ne sont pas les bienvenus. Le Maire les accuse d’être responsables de l’augmentation du « taux d’incidence » bien que ce soit dans le quartier de l’Ariane où nul vacancier n’aurait idée de mettre le pied que ça flambe (comme ils disent).
La Senecefe, qui n’en manque pas une, choisit précisément ce moment pour ressusciter son train de nuit pour Nice, premier départ le seize avril. Voyager par temps de Covid, certes à quatre au lieu de six et en position tête-bêche, mais pendant des heures, dans une cellule de wagon-lit, il faut avoir le goût du risque.
                                                                  *
Donc soixante-quinze pour cent des vieux de plus de soixante-quinze ans ne sont pas encore vaccinés. Ceux de la résidence Arcadie de Bordeaux ont manifesté avec leurs déambulateurs en barrant la rue Turenne. Leur slogan : « On est vieux mais on ne veut pas mourir ».
                                                                  *
Une bonne nouvelle quand même, le premier confinement n’aura pas été favorable à la reproduction de l’espèce : treize pour cent de baisse de natalité entre janvier deux mille vingt et janvier deux mille vingt et un. On appelle cela le baby crash.
 

27 février 2021


Davantage de soleil qu’hier et point de chats pour venir se frotter à moi, je reste un long moment ce samedi à lire sur le banc.
Dès rentré, j’en termine avec les années trente de Korneï Tchoukovski.
Douze mai mil neuf cent trente-cinq : Hier j’ai eu la visite de Khardjiev et d’Anna Akhmatova. Anna Andreïevna dit qu’elle a vendu aux éditions de la Littérature soviétique une sélection de ses poèmes. Mais le directeur a exigé qu’il n’y ait ni mysticisme, ni pessimisme, ni politique.
« Il ne reste que la fornication », dit-elle.
Dix-neuf décembre mil neuf cent trente-cinq : Sa femme s’est plainte de ce qu’Arossev, qui avait invité Romain Rolland chez lui, ne s’était pas occupé de chasser les punaises qui couraient dans son lit. Le pauvre Rolland a passé deux nuits blanches à cause de ça – mais sans récriminer ; il  a même essayé de couper court à cette conversation. Gorki a dit sur un ton qui était presque celui du compliment : « Arossev est parfaitement idiot. »
Dix-sept janvier mil neuf cent trente-six : Par exemple, il a un ami docteur, et récemment ce docteur a soigné une fillette nommée Marie-Antoinette ( !).
« Pourquoi l’avez-vous appelée Marie-Antoinette ? a-t-il demandé à la mère.
--Eh bien une fois, dans le calendrier j’ai vu marqué : tel jour « exécution de Marie-Antoinette », et je me suis dit que ce devait être une révolutionnaire. »
Vingt-deux avril mil neuf cent trente-six : Quel tumulte dans la salle ! Mais LUI reste calme, l’air un peu las, pensif et majestueux. On sent une énorme habitude du pouvoir, une très grande force et en même temps quelque chose de féminin, de doux. Je me retourne : tout le monde a le regard attendri, amoureux, joyeux, exalté. (LUI = Staline)
Juin mil neuf cent trente-six : A table un dame toute peinturlurée (« Je suis une admiratrice ») me dit : « Je suppose que vous adorez les enfants. Vous en parlez de façon  tellement admirable… »
Agacé par ses minauderies insupportables, je lui réponds : « Non, je ne les supporte pas. Rien que de les regarder, ça me dégoûte.
-Comment ? Comment ?
-Mais c’est vrai.
-Alors pourquoi leur écrivez-vous des histoires ?
-Pour l’argent.
-Pour l’argent ?
-Oui. »
Ne doutant pas de ma sincérité, elle raconte maintenant sur la plage : « Tchoukovski est d’un cynisme horrible. »
Juin mil neuf cent trente-six : Je viens d’apprendre la mort de Gorki. Il fait nuit. Je marche dans le jardin et je pleure… Impossible d’écrire une ligne.
Sept septembre mil neuf cent trente-six à Odessa : J’ai demandé aux élèves s’ils connaissaient les iambes, les trochées et les amphibraques. Personne n’en avait entendu parler.
Premier avril mil neuf cent trente-sept : J’ai cinquante-cinq ans aujourd’hui, et une sciatique, et l’estomac qui me fait mal. Je suis surchargé de travail. J’ai été malade et insomniaque tout l’hiver. Pourtant je me sens d’humeur sereine, joyeuse.
Vingt-sept avril mil neuf cent trente-sept : J’évoque Gorki, sa richesse, les soucis qui l’occupaient les derniers temps, et l’atmosphère de vulgarité dans laquelle Krioutchkov le faisait baigner…
« Sa richesse ! s’exclame, étonné, le chirurgien. Combien donc gagnait-il par mois ? » Les masses n’ont  jamais su qu’il était riche…
 

26 février 2021


Quoi de mieux  à faire, après avoir lu au soleil dans le jardin en compagnie de deux chats, que de se replonger dans le Journal de Korneï Tchoukovski en ouvrant le second volume à son début.
L’année mil neuf cent trente est dramatique pour Tchoukovski. Sa fille préférée, Moura, meurt de tuberculose osseuse à onze ans et son ami Maïakovski se suicide. Plus globalement, dans la première partie des années trente il souffre de la misère matérielle et intellectuelle qui règne dans la Russie soviétique et de n’avoir du succès qu’avec ses livres pour enfants.
Quatorze avril mil neuf cent trente : Et pour couronner le tout, j’apprends à l’instant que Maïakovski s’est suicidé. Décidément, je crois que je ferais mieux d’y renoncer au bonheur Je suis seul chez moi, je marche et je pleure ; à chaque pas je dis :  « Très cher Vladimir Vladimirovtch »… 
Vingt-cinq novembre mil neuf cent trente et un : Les riches sont de plus en plus riches, et les pauvres de plus en plus pauvres. Je n’ai toujours pas de manteau chaud pour l’hiver, et le froid arrive.
Premier juillet mil neuf cent trente-deux : J’ai cinquante ans, et mon esprit est occupé à des choses petites et mesquines. Le chagrin ne m’a pas grandi, il m’a désagrégé encore davantage. Je suis un guignard et un raté. Au bout de trente ans de travaux littéraires forcés, je suis sans le sou, sans nom – un « débutant », quoi.
Quatre juillet mil neuf cent trente-deux : Comme par le passé, les Russes semblent faits pour attendre le train pendant des journées entières et pour s’entasser dans des salles d’attente, sur des quais ou des embarcadères, dans l’horrible voisinage des porteurs, des trafiquants, des ivrognes et des voleurs.
Vingt-cinq janvier mil neuf cent trente-trois : Je ne tiens plus mon journal pour une raison ahurissante : je n’ai pas de cahier pour continuer. Dès que celui-ci sera fini, terminus, tout le monde descend.
Vingt-huit janvier mil neuf cent trente-trois : Ce que j’ai toujours détesté chez les trotskistes, c’est non pas leur orientation politique, mais leur caractère. Ce sont des beaux parleurs, des cabotins, des gesticulateurs qui se complaisent dans l’emphase  Leur chef de file m’est esthétiquement insupportable : je déteste sa chevelure, sa petite barbiche dont il joue pour essayer (en vain) de se donner un air diabolique… Ce n’est qu’un petit démon de province, un mélange de Méphistophélès et de greffier de tribunal.
Vingt-six août mil neuf cent trente-trois : A peine arrivé à Tiflis, j’ai pris le tramway jusqu’à la rue Plékhanov où se trouve le « Parc de Culture et de Repos pour les Enfants » -réalisation dont la presse a beaucoup parlé. Je voulais voir le seul parc socialiste pour enfants de toute l’URSS. J’ai vu. C’est nul et de mauvais goût. C’est une sorte de petit café-concert, coincé entre deux immeubles et souillé par les visiteurs nocturnes.
Vingt-six novembre mil neuf cent trente-trois : Le public m’a gâté. Mais ça ne m’empêche pas de me sentir très seul. Sans que je sache pourquoi. Lida qui s’intéresse tant aux enfants ne m’a même pas demandé comment s’était passé le spectacle. Je suis certes un écrivain pour enfants mais personne ne veut savoir que je suis aussi un écrivain pour adultes.
Vingt-cinq décembre mil neuf cent trente-trois : J’ai dit à Tynianov que j’avais été choqué par un mot, l’adverbe mécaniquement dans la phrase : « Il l’embrassa mécaniquement. » A l’époque, on ne disait pas mécaniquement mais machinalement. Il s’est confondu en remerciements et en compliments à propos de mon oreille littéraire absolue.
Treize janvier mil neuf cent trente-quatre : Au moment où je donnais à composer la quatrième édition de mon recueil De deux à cinq ans, quelqu’un m’a apporté un ouvrage de Piaget. Je regrette tellement de ne pas avoir pu inclure dans mon livre des extraits de ce merveilleux savant bourgeois.
Quinze janvier mil neuf cent trente-quatre : Eléna Alexandrovna est démoralisée par ce qui vient d’arriver à son ouvrage sur Stradivarius. Le livre lui avait été commandé par les Editions musicales. Elle a travaillé dessus pendant toute une année et voilà qu’en haut lieu on décrète que nous avons nos propres Stradivarius et qu’il est inutile de chanter les louanges des Italiens.
Vingt janvier mil neuf cent trente-quatre : Puis je suis allé aux Editions enfantines. J’ai demandé : « Vous ne publiez pas un seul de mes livres. A qui dois-je casser la gueule ? » Tout le monde m’a répondu dans un chœur parfait : « A Smirnov. » Je suis allé voir ce fou.
Vingt et un juin mil neuf cent trente-quatre : Je sais ce que je vaux, et je dois dire que je préfère l’époque où on me dénigrait à celle où on m’encense. Maintenant, à Moscou tout le monde fait comme si je n’avais jamais rien écrit d’autre que des histoires pour enfants et comme si dans ce domaine j’étais déjà un classique. Tout cela m’afflige.
Cinq décembre mil neuf cent trente-quatre : Ces vieux communistes se recyclent avec une facilité ! Je me rappelle l’époque où Zinoviev, gros, gras, répugnant, ne daignait même pas m’accorder un regard ; c’était l’époque où il faisait figure de mythe (du moins chez nous à Leningrad). A présent c’est un vieil homme sec, vif, gai, qui rit sans arrêt – d’un rire franc et communicatif.
Vingt décembre mil neuf cent trente-quatre : Chez Académia des bruits courent selon lesquels Kaménev a été arrêté il y a quatre jours. Personne ne sait rien de précis, mais ce doit être vrai, car tout le monde se tait.
 

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